À vous qui écrivez, l’aîné Bernard Dadié vous écrit, …
À vous qui créez et gérer nos sites Internet,
À vous qui aidez à publier nos textes,
À vous, artistes,
À vous qui, bénévolement donnez de votre temps, vos énergies à cette noble tâche, vous qui préparez une révolution, peut-être lente et encore invisible, mais sûre
Et aussi, à vous qui lisez, le vénérable Dadié s’adresse à vous. Peut-être trouverez-vous, comme moi, la raison d’être de vos publications dans sa lettre.
J’ai eu la chance de le connaître, d’être assis à côté de lui, de parler avec lui. Bernard Dadié écrit des livres, mais il ne parle pas comme un livre. Il parle même parfois petit nègre, comme le petit peuple en Côte d’Ivoire, hors des séances de la réunion d’écrivains. Petit nègre, le « français de Moussa », peut-être le français que nous devrions tous parler, nous les petits nègres. Bernard Dadié n’est pas seulement un grand écrivain, c’est un homme et cette qualité me semble plus importante que le reste. Allez sur Cameroonvoice[1] ou sur Ivoirian-net et vous entendrez la voix de Bernard Dadié. Ce n’est pas seulement un écrivain, ce n’est pas seulement une bonne partie de l’histoire littéraire africaine, c’est aussi une grande partie de l’histoire d’Afrique, de l’histoire des peuples noirs que vous trouverez dans cette lettre de Bernard Dadié à l’Afrique.
« Dernier rempart de la conscience patriotique africaine en Côte d’Ivoire, Bernard Dadié éclaire la jeune opinion ivoirienne sur les relents racistes de l’intervention militaire et économique de la France dans ses rapports en Côte d’Ivoire et au-delà, en Afrique ».
Ainsi est présentée cette lettre que l’on peut dire précieuse pour l’avenir de l’Afrique, pour que les jeunes générations africaines sachent sur quel terrain ils sont, chez eux-mêmes, qui fait quoi et dans quels buts, quel est l’avenir qu’on leur réserve, qu’on réserve aux Africains.
Je crois avoir déjà écrit une fois que Bernard Dadié est l’un des rares auteurs dramatiques avoir réussi à m’arracher des larmes au théâtre, par le truchement de la Troupe de l’Institut National des Arts d’Abidjan, au Festival des Arts Négro-Africains de Lagos en 1977, grâce à sa pièce Béatrice du Congo . Cette pièce n’est pas seulement d’actualité eu égard aux événements récents en Côte d’Ivoire, elle l’est aussi concernant toute l’Afrique. Et non seulement Béatrice du Congo, mais aussi Monsieur Thôgô-Gnini . Combien sont-ils aujourd’hui de Thôgô-Gnini dans nos pays, avides de pouvoir, de puissance, d’argent, prêts à sacrifier sur l’autel de leurs dieux les plus faibles, les plus naïfs ou qui s’élancent contre d’autres rapaces comme eux, dans la lutte à mort pour le possession de ces choses? Des Thôgô-Gnini, ceux qui sont prêts à tout vendre, tout brader, même leur concitoyens, leur pays et leur propre dignité, pourvu qu’ils deviennent riches et puissants en le faisant. Lisez Bernard Dadié, poète et prophète ( au sens laïque du terme ) de notre temps. Lisez Bernard Dadié et vous comprendrez que tout ou presque a été dit sur ce qui se prépare dans les cabinets parisiens, ce qui s’organise à partir de l’Europe et même à partir des Nations-Unis pour un continent qui ne compte pour les autres que lorsqu’il s’agit d’aller piller ses richesses, d’utiliser ses hommes pour les intérêts des grandes puissances : les ruses, l’utilisation des armes, de la violence, de la force. Lisez Bernard Dadié et vous comprendrez le sens des mots indépendance, interdépendance, société des nations, communauté internationale… et même démocratie, fraternité lorsqu’ils sont utilisés par ces nations à l’égard des Africains.
« Je vous remercie, mon Dieu, de m’avoir créé Noir
D’avoir fait de moi la somme de toutes les douleurs…
Trente six épées ont transpercé mon cœur
Trente six brasiers ont brûlé mon corps
Et mon sang sur tous les calvaires a rougi la neige
Et mon sang à tous les levants a rougi la nature
» écrivait-il.
À mon avis, il ne s’agit ni d’une lamentation, ni d’une résignation, ni même d’une prière à Dieu, mais d’une révolte juste contenue et exprimée dignement contre un certain ordre du monde qui fait d’une certaine catégorie d’hommes des victimes perpétuelles.
Regardez autour de nous. Bien sûr qu’il ne faut pas tout imputer au racisme blanc : misère, guerres, famines, dictatures, régimes terroristes, répressions des peuples aspirant à la liberté…Il y a aussi les Thôgô-Gnini, Thôgô-Gnini qui vont chercher leurs alliés en France, en Grande Bretagne, aux Etats-Unis, en Chine ou qui sont trop contents lorsque ces gens viennent jusqu’à eux, leur faire la cour en Afrique ( seuls les imbéciles peuvent croire que c’est pour leurs beaux yeux ), pour leur café, leur cacao, leur pétrole…qu’ils viennent les aider à mieux mater, maltraiter leurs compatriotes, toujours pour le café, le cacao, le pétrole, l’okoumé, les phosphates…
Lisez Bernard Dadié et peut-être, écrirez-vous plus pour combattre que pour vous amuser uniquement.
Lisez Bernard Dadié pour un tour à Gorée, à El Mina, à Ouidah ou à Thiaroye où furent massacrés des tirailleurs, tous Sénégalais du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Dahomey, du Togo, du Niger, de Guinée, du Soudan Français…parce qu’ils réclamaient une prime qui leur était due.
Pour comprendre le sens de la „recherche de liberté et de dignités pour lesquelles le roi de Sikasso préféra perdre la vie face aux Troupes venues des bords de la Seine“. La même soif de dignité libérera et perdra en même temps Béatrice du Congo, morte sur un bûcher ( ailleurs, on en aurait fait une sainte ) et le roi du Zaïre que celle-ci essayait de mettre en garde contre les Bitandais ( le Bitanda se situe quelque part en Europe, peut-être pas loin du Portugal ).
Toussaint Louvertue, Béhanzin, Patrice Lumumba, Kwame N’krumah, Sékou Touré, Thomas Sankara!
Forces de l’ONU au Congo de Lumumba, sécession biafraise, opération Turquoise…et chez Bernard Dadié.
Lisez l’immense Dadié pour répercuter son message à ceux qui ne savent pas ces choses.
Et, la dernière qui lui est arrivée, à lui-même Dadié, sous prétexte qu’il est un président local du FPI de Laurent Gbagbo »
Un matin, sur ordre du gouvernement, disent-ils, ils firent irruption chez moi, des FRCI, ils emportèrent bijoux et argent de mon épouse et la voiture de l’époux parce qu’il était président du CNRD. Prisonnier à Grand-Bassam ; Abidjan et autres ennuis, des temps qu’ils n’ont pas vécu.“
Bernard Dadié avait donc tout prophétisé, même ce qui pourrait lui arriver, à lui-même, à 96 ans, en plein jour, un matin, alors qu’il s’apprêtait à prendre son petit-déjeuner.
Une bande à la solde d’un Thôgô-Gnini actuel, protégé par Thôgô-Gnini, non content d’avoir comploté contre le roi pour le détrôner ( je me réfère à la pièce ), d’avoir massacré de pauvres civils à Duékoué qui s’en prend maintenant à tous ceux qui sont censés avoir été les proches de Gbagbo ( bien sûr, je me réfère à l’actualité ).
La situation est-elle différente au Togo? Chasse à la l’homme qui conduit des centaines de milliers de citoyens à l’étranger, plasticage de domiciles privés, banditisme des hommes en uniforme, arrestations arbitraires, distribution des coups de gourdins dans les maisons.
Cette irruption des voyous sans foi ni loi au domicile de Bernard Dadié, ce viellard de 96 ans, évoque curieusement une scène de rêve de Monsieur Thôgô-Gnigni, où un être étrange, mauvais génie de Thôgô-Gnin lui-même, tire et tue tout ce qui se présente devant lui, scéniquement comme une allégorie des valeurs.
-Vieillesse, respect de l’âge!
-Vieillesse, respect de l’âge! De quel âge? En quoi? Pourquoi? Respect de l’âge, connais pas ( il tire ).
Il tirera de la même manière sur l’Enfant, c’est-à-dire l’Avenir, la Reconnaissance, la Femme, la Fidélité…
Et quand Monsieur Thôgô-Gnini aura tué, tout sacrifié sur l’autel de sa puissance personnelle, satisfait, il s’exclamera : « Il reste moi, le présent,l’avenir, la vérité, moi… »
Tel est la prétention de Monsieur Thôgô-Gnini. En connaissez-vous qui lui ressemblent?
Bernard Dadié, la Voix des voix qui, matériellement se sont éteintes, celles de Duékoué et d’ailleurs, comme dans sa pièce Les Voix dans le vent
Les Voix :
Il a tué sa mère
Il a tué son frère…
Vérité :
Assassiné…assassiné sous tes ordres…
Ces voix dans le vent, retentissent bien au-delà des frontières de la Côte d’Ivoire et on peut les entendre partout où les Macadous ( tyrans ) font la loi.
Et, n’est-ce pas la même Voix que l’on entend au Togo, par la voix du chanteur Fréjus Sewa Hyacinthus : « Wo wu ame nam be ma na ne yea vo… » ( Tu as tué les miens et tu veux que je te laisse tranquille )
Vous aussi, acteurs, musiciens, peintres, chanteurs comme Sewa Hyacinthus ou comme Afia Mala qui nous rappelle que dans le drame que vit le Togo, Tout le monde est coupable, tout le monde a sa part de responsabilité, c’est-à-dire qu’il y a une nécessité de changement de comportement qui nous concerne tous, artistes, à la fois témoins et victimes comme d’autres concitoyens de ce drame qui nous transperce le cœur comme les trente six épées dont saigne encore aujourd’hui Bernard Dadié, qui nous brûle le corps comme les trente six brasiers dont Bernard Dadié est encore dévoré aujourd’hui, vous êtes les Voix, vous êtes le Vent révolutionnaire, puissant, irrésistible qui porte ces voix de blessés, battus, tués, victimes noyées, étouffées, affamées surtout de justice qui crient pour une société nouvelle au Togo, en Afrique.
Ati gã đe mu dje hasinō be kpa dji (Un grand arbre est tombé sur le mur de clôture du chantre ). C’est un grand arbre aux branches innombrables et diverses, arbre de millions de vies, de destins qui s’abat sur les épaules du chantre, de l’artiste, comme le sōsi, la queue de cheval qui n’est pas un simple ornement ou accessoire pour sa performance, mais le prolongement du corps et de la voix, indispensable pour que son message puisse atteindre des foules et des foules et se démultiplier à l’infini. Quel responsabilité pour l’artiste!
À l’école des hasinō, que votre plume,vos choix des mots, vos mélodies, vos différents instruments, votre style, le charme que vous mettez dans la présentation de vos œuvres ne soient pas simplement ornementaux, mais qu’ils soient les prolongements de votre souffle profond, ô Vents!
Lisez Bernard Dadié et vous comprendrez que si nous écrivons, ce n’est pas pour faire une défense et une illustration de la langue française. Nous avons mieux à faire.
Il y a des gens qui croient faire l’histoire, parce qu’ils disposent de puissantes bombes qu’ils peuvent larguer partout dans le monde pour se rendre maîtres du café, du cacao, du pétrole, de « l’histoire » au mépris de la vie de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants et parce que leurs médias peuvent claironner partout leurs victoires. Ils se pavanent, gonflés d’arrogance, satisfaits de ce que même des chefs d’État tremblent devant eux. En fait, ils ne font que s’enfoncer dans le passé, l’obscur passé des esclavagistes et des colonialistes. Et y entraîner sans le savoir les peuples qui les ont élus pour les diriger. Ils ne font que répéter ce que leurs prédécesseurs, leurs ancêtres ont déjà commis, incapables de regarder le monde d’un œil nouveau.
Ceux qui font véritablement l’histoire, c’est vous, vous qui écrivez, chantez, peignez,dessinez, filmez, photographiez le présent pour..tisser l’avenir. Même si votre voix ressemble à celle de Jean le Baptiste, « la voix de celui qui crie dans le désert » aujourd’hui, ne vous découragez pas. Poursuivez votre noble travail. D’autant plus que personne ne vous paie pour le faire, personne, sauf votre conscience de contribuer comme Dadié à l’avenir de vos enfants et des enfants de vos enfants, afin qu’ils connaissent la liberté et la dignité que vous conjurez par vos œuvres.
Préoccupé surtout par les guerres qui déchirent, détruisent, à notre corps défendant, notre continent aujourd’hui, drames dont personne ne peut prévoir les conséquences dans un avenir proche ou lointain, Bernard Dadié écrit : « Maître encore de ma personne pour autant que Dieu le voudra, mais pas de la folie des hommes, alors que la journée s’achève et que j’avance vers le terme de mon séjour, je souhaite que notre continent, uni pour le meilleur, fidèle à sa culture, ouvert à l’humain, à l’essence de l’être et non à l’apparence, refuse d’être le banc d’essai des nouveaux engins de mort et le lieu des appétits déchaînés, d’une « modernité » effrénée. »
On peut parler d’un testament. Ceux qui aujourd’hui, entraînés par leur folie, leurs appétits déchaînés, viennent essayer leurs nouveaux engins de mort en Afrique et qui crient partout victoire dans leurs médias, sont les premiers à déclarer qu’on ne gagne jamais une guerre militairement. Mais dès que leurs intérêts ou des raisons de politique intérieure l’exigent, ils n’hésitent pas à recourir à la démonstration de puissance qui les caractérise et leurs beaux principes laissent la place à la myopie habituelle qui les domine quant à la conduite des affaires du monde pour l’avènement de l’humain que réclame Bernard Dadié dans son testament.
Que d’actes de provocation inutile, d’arrogance stupide de la part des hommes entre les mains de qui leurs peuples remettent leur destin! Et comme ils ne rencontrent sur leur chemin pratiquement aucun obstacle, aucune force de taille à s’opposer à cette arrogance et ces provocations, leur char poursuit allègrement et aveuglement la course folle de leurs fanfaronnades.
Directeur, puis ministre de la Culture sous Houphouet, Bernard Dadié l’a été, mais c’était pour un temps. Comme étaient passagères ses responsabilités politiques sous Laurent Gbagbo. Mais poète, prophète, il l’est pour toujours. Comme dit la Bible, sacrificateur pour toujours, selon l’ordre de Melschisédeck. Sacrificateur, mais aussi offrande s’il le faut. Tel est la vocation du poète.
Ni argent, ni célébrité. Seul le sentiment d’avoir rempli une tâche à laquelle le destin vous appelle, même si vous êtes mal compris, insultés, vilipendés, jalousés, martyrisés comme Bernard Dadié.
« Écris la vision, Grave-la sur des tablettes, afin qu’on la lise couramment. Car, c’est une prophétie dont le temps est déjà fixé. Elle marche vers son terme et elle ne mentira pas. Si elle tarde, attends-la, car elle s’accomplira, elle s’accomplira certainement ».
Sénouvo Agbota ZINSOU
[1] Bernard Dadié: La guerre aux Sans-culottes