Côte-d’Ivoire : Si l’actuel conflit Gbagbo-Ouattara pouvait dessiller les yeux à l’élite africaine (francophone), les 20 ou 50 victimes ivoiriennes ne seraient pas morts pour rien
Avant toute discussion sur la crise politique ivoirienne, je crois qu’il faut d’abord situer les événements dans leur proportion. A l’exception de l’Ethiopie, tout ce qu’on appelle Pays ou exagérément Nations en Afrique en ce début de 21e siècle est bâti sur un mensonge. La Côte-d’Ivoire en fait partie. La Côte-d’Ivoire est un pays africain où vivent une vingtaine de millions d’âmes, mais la Côte-d’Ivoire ne fait pas à elle seule l’Afrique. L’idée qu’il y aurait deux catégories d’Ivoiriens « les vrais » et les « importés », les « d’origine » et les « sans origine » est à mon avis l’élément clé du combat bête et meurtrier que se livrent Ouattara et Gbagbo depuis l’élection présidentielle. Pendant des décennies on a fait croire aux habitants de ce territoire taillé par le colonisateur qu’ils vivent dans une Nation « métissée » grâce à la volonté du père fondateur Félix Houphouët-Boigny. Conséquence, aujourd’hui encore on continue de prêcher sur certains plateaux de télévision que le tiers de la population ivoirienne est d’origine étrangère. Même si on entend par population ivoirienne l’ensemble des hommes et femmes qui habitent dans ce pays, il est permis de douter de ce qu’un tiers de ces hommes et femmes soient d’origine étrangère. Le mensonge se cache dans le détail du mot « d’origine ».
QUAND LAURENT GBAGBO DEVIENT LE BIENFAITEUR DE SON ADVERSAIRE ALASSANE OUATTARA
Un Ivoirien qui est sûr de ne pas être « d’origine » c’est-à-dire un « Ivoirien sans origine » donc a ainsi dit tout de go lors d’un débat sur France 24, que si Ouattara a pu se présenter aux élections présidentielles c’est grâce à Gbagbo qui lui a accordé la nationalité ivoirienne que lui avait refusée son actuel allié Bédié. Ainsi notre Ivoirien « sans origine » entendait prouver que Gbagbo est démocrate. Aux yeux de cet Ivoirien, Ouattara commet un « crime d’ingratitude » en osant disputer le fauteuil présidentiel à son bienfaiteur Gbagbo. Alassane Ouattara est Ivoirien, oui, mais « d’origine».
Monsieur Gbagbo a été président de la Côte-d’Ivoire pendant une décennie. Comme ses pairs il a pris goût à la chose et il est humain qu’il n’entende pas céder la place, à moins d’y être contraint. Il serait donc injuste de jeter l’opprobre sur lui et l’accuser de ne pas être démocrate parce que tout simplement il met en œuvre tous les moyens possibles et imaginables pour se maintenir au pouvoir. Dans cet exercice il n’est pas différent des autres personnes qui, comme lui, une fois qu’ils ont pu poser leurs deux fesses dans un fauteuil présidentiel, font tout pour y rester le plus longtemps possible. Tout le monde n’est pas Mandela Nelson. C’est bien connu, toute personne qui a le pouvoir a tendance à en abuser. Même dans les pays européens (qu’on cite, trop souvent à tort d’ailleurs, comme référence démocratique), ne pas épuiser son « crédit de mandat » en se faisant élire deux fois avant de céder sa place est considéré comme un échec. Obama n’a pas encore fait la moitié de son mandat que partout dans les media on spécule sur ses chances de réélection pour un second et dernier mandat. Et si Sarkozy se démène comme un beau diable avec des remaniements ministériels pleins d’intrigues dignes du Far West américain c’est parce qu’il ne veut pas finir comme Giscard d’Estaing qui a du quitter l’Elysée après seulement un septennat (tout de même). En Allemagne où la limitation de mandat est inconnue, c’est les larmes aux yeux que le colosse Helmut Kohl a dû céder la chancellerie à Gerhard Schröder en 1998 après 16 ans de règne (un record absolu de longévité). Gerhard Schröder se fera à son tour déloger de la chancellerie 7 ans plus tard par Angela Merkel suite à une dissolution kamikaze par laquelle Schröder avait tenté vainement de consolider son pouvoir. On peut multiplier les exemples.
Bien sûr, il y a une différence de taille entre les démocraties « européennes » et les « démocratures » africaines (Alpha Blondy) : dans les premières quand le législateur omet de régler la problématique de l’alternance en limitant le nombre de mandats, les électeurs s’en chargent en déposant par les urnes et sans état d’âme leurs « serviteurs » même après de bons et loyaux services, comme Helmut Kohl ou Gerhard Schröder l’ont appris à leur dépens.
GBAGBO ET SES SOUTIENS TOGOLAIS : UNE VENGEANCE MAL INSPIREE
Les Togolais savent comment la vengeance peut faire mal, très mal même. Ils sont en train d’en faire l’amère expérience depuis que leur opposant-maison, l’historique et charismatique Gilchrist Olympio a rejoint le camp du régime avec armes et bagages. L’ami de mon ennemi est mon ennemi, dit-on. Ceci explique peut-être pourquoi certains Togolais frustrés par l’attitude de la Communauté Internationale dans le cas togolais cherchent à se venger contre cette hydre internationale, même s’ils doivent être conscients que les vraies victimes ce sont les citoyens ivoiriens.
Monsieur Gbagbo peut bien avoir des raisons d’en vouloir à ce qu’il est convenu d’appeler Communauté Internationale et particulièrement à certains hommes politiques français, pour ne pas dire à la France officielle. Mais de là à le présenter comme le « défenseur de la dignité de la Côte-d’Ivoire, voire de l’Afrique face aux rapaces Françafricains» et y trouver prétexte pour avaliser son maintien à la tête de l’Etat, il y a plus qu’un pas que l’élite africaine doit se garder de franchir aussi allègrement si elle ne veut pas cautionner la manipulation. Gbagbo est historien de formation. Tous ceux qui voient en lui leur héros contre les intérêts françafricains seront bien instruits s’ils lisaient la dernière livraison de l’association Survie . Gbagbo le nationaliste n’avait pas hésité en 2002 à solliciter de l’Elysée l’application des accords de défense, tant décriés pour sauver son pouvoir face à la rébellion. L’Elysée avait fait la sourde oreille. On imagine ce qu’auraient été les relations entre Gbagbo et l’actuel locataire de l’Elysée si son prédécesseur Chirac avait accédé à la requête du socialiste ivoirien. Le refus de Chirac n’a pas empêcher Gbagbo de devenir selon Survie « rapidement allié des grands groupes français » comme Bolloré. Dans une récente interview à Info LCP/AFP/France Info, l’ancien conseiller de François Mitterrand et inventeur du slogan « La force tranquille », monsieur Jacques Séguéla a déclaré avoir été « de longue date conseillé de Gbagbo » et qu’il s’est engagé dans la campagne électorale de Gbagbo « parce que Vincent Bolloré a des intérêts en Afrique ». Faut-il le préciser, Séguéla est vice-président de Havas dont le premier actionnaire est Vincent Bolloré, la Françafrique par excellence. Ce petit rappel historique et l’évocation des liens de Gbagbo avec les milieux des affaires français ne visent pas à le vilipender grossièrement comme certains le font contre ses rivaux, il s’agit d’attirer l’attention sur la complexité de la fonction de Chef d’Etat dans le monde à l’heure de la globalisation. Dans un tel contexte, les prises de position inconditionnelles en faveur de Gbagbo qu’on a pu lire sur les sites, en particulier de la part des internautes togolais sont inexplicables. Sous le couvert de la condamnation de la « Françafrique » des compatriotes ont perdu à mon avis le sens de discernement au point de soutenir toute personne qui se pose en défenseur de la dignité africaine.
Quand Survie qu’on ne peut soupçonner d’accointance avec la Françafrique en vient à qualifier Gbagbo de « nationaliste volontairement ambigu et d’allié des grands groupes français », cela doit être pris au sérieux par toute personne qui veut réellement se bat pour la liberté et la dignité de l’Afrique. L’Afrique mérite mieux que des raccourcis politiciens qui sont non seulement improductifs mais de plus contribuent à exacerber une situation déjà rendue très complexe dans un monde globalisé.
OUATTARA ET SES MAUVAISES FREQUENTATIONS : DEVOIR DE VERITE VIS-A-VIS DE SES ELECTEURS
Dans l’article de Survie on lit que Outtarra est « économiste libéral » qu’il « a fait carrière dans les grandes institutions financières internationales », qu’il est « adepte des privatisations, des coupes dans les budgets sociaux et autres plans d’ajustement structurel » et enfin qu’il est « l’ami très apprécié de l’Élysée. ». Le texte de Survie a le mérite de la clarté. La contestation du résultat par le Conseil Constitutionnel de Côte-d’Ivoire pour irrégularités dans certaines régions dans le Nord n’est-elle donc qu’un alibi dont le but réel est de masquer le délit de « sale gosse » dont est coupable Ouattara? La réalité n’est-elle pas qu’on veut faire savoir à Ouattara qu’il ne sera jamais Président de la Côte-d’Ivoire parce que non seulement il n’a pas la « bonne » biographie, mais qu’en plus il a de mauvaises fréquentations ? Si c’est donc ça, ne serait-il pas honnête de transmettre ce message de clarté tant aux 57% d’Ivoiriens (selon la CENI) qu’aux 48% (selon le Conseil Constitutionnel) qui ont voté Outtara et de leur dire qu’il ne sert à rien de s’entêter à voter pour Ouattara ? En poussant cette logique du « bon » ou du « mauvais » candidat jusqu’au bout, on pourra même se passer des élections tout simplement et on économisera aussi bien de l’argent et l’ONUCI et autres UE n’auront plus de raison de s’ingérer dans les affaires de la Côte-d’Ivoire. Voilà donc où peut mener l’absurdité de la théorie du complot international contre la dignité de la Côte-d’Ivoire et de l’Afrique. Tous ceux qui ont un compte à régler avec la nomenklatura politico-affairiste française ont trouvé du grain à moudre… sur le dos des Ivoiriens s’entend, mais il ne faut pas le dire car tout ce beau monde lutte pour nous libérer, nous les Africains.
On a beau travestir la politique on reviendrait toujours à cette vérité immuable que la démocratie sans démocrates n’est que chimère. En tant que Président sortant, Gbagbo est mauvais perdant quand il crie au complot international car il avait tous les moyens de refuser cette élection s’il était réellement convaincu qu’elle ne sera pas démocratique. Ces lieutenants ne sont pas plus crédibles quand ils disent à qui veut les entendre que cette élection lui a été imposée par les ennemis de la Côte-d’Ivoire. L’attitude de Gbagbo et ses alliés n’a pas été démocratique, c’est un fait. Mais c’est surtout leur façon rustre de défendre leur cause qui laisse pantois. Quand un individu lambda peut arracher d’autorité devant des caméras de télévision la fiche des résultats des mains du président de la Commission Electorale Indépendante dont il est lui-même membre et la jeter à la poubelle, on reste bouche bée. On finit par tomber à la renverse quand à la suite de cet incident des personnes, qui plus est, des juristes, viennent défendre bec et ongle que la Commission Electorale Indépendante est disqualifiée pour n’avoir pas proclamé les résultats dans le délai légal. Vous avez dit légal ? Comme dirait notre compatriote Kuessan Yovodevi « on ne sait pas s’il faut rire ou pleurer ». En effet en matière de légalité les Togolais en savent beaucoup. Au Togo c’était des militaires qui avaient fait irruption dans les bureaux de vote dont ils étaient ressortis en courant et emportant les urnes sous l’aisselle comme de vulgaires voleurs. En Côte-d’Ivoire on arrache la fiche des résultats des mains du président de la Commission Electorale qu’on déchire de façon ostensible pour montrer qu’on est du bon côté et qu’on n’a rien à craindre.
L’ELITE IVOIRIENNE ET AFRICAINE NE DOIT PAS CAUTIONNER LA « SOUDANISATION » DE LA COTE-D’IVOIRE
Lors de l’élection présidentielle au Togo en mai-juin 1998, le Général Mèmène, alors Ministre de la justice avait proclamé Eyadema vainqueur face à Gilchrist Olympio en lieu et place de la Commission Electorale Indépendante dont la présidente s’était opportunément évaporée dans la nature. L’opposition avait crié au hold-up électoral, mais rien n’y fit, Eyadema a prêté serment, légalité oblige, devant sa cour constitutionnelle comme Gbagbo vient de le faire en Côte-d’Ivoire. A l’époque Jean-Pierre Fabre, alors porte-parole de Olympio avait tenté de faire contre mauvaise fortune bon cœur et appelé à organiser un scrutin spécial pour permettre aux électeurs de départager les deux candidats supposés arrivés en tête du premier scrutin à savoir Olympio et Eyadema. La proposition de Jean-Pierre Fabre n’avait recueilli que des soutiens timides voire hostiles au sein même de l’opposition. Alors quand on entend des gens dire qu’il faut organiser une espèce de troisième « tour » pour départager Gbagbo et Ouattara il y a de quoi s’attrister de ce manque d’originalité. 12 ans après le Togo on en est encore à gérer les mêmes problèmes et à proposer les mêmes remèdes. Les appels à la constitution d’un gouvernement d’union entre Outtara et Gbagbo en disent long sur l’aveu d’échec de la communauté internationale, mais aussi des africains eux-mêmes. A moins que ce ne soit du cynisme tout court.
L’association Survie demande « que tout soit fait, à commencer par le retrait de l’opération Licorne au profit d’un renforcement de l’ONUCI, pour la réconciliation des Ivoiriens et non pour assurer la victoire d’un camp sur l’autre, ce qui serait lourd de menaces pour l’avenir de la Côte d’Ivoire.». On ne peut pas accuser Survie de soutien béat à Gbagbo, mais on voit bien l’embarras de cette organisation qui nous a habitué dans le passé à des analyses beaucoup moins alambiquées.
Gbagbo a perdu l’élection présidentielle au sens propre comme au figuré. Je pense que toute personne qui ne croit pas que l’Afrique est frappée d’une espèce de malédiction antidémocratique doit condamner le coup de force électoral de Gbagbo. Se cacher derrière le faux combat Françafricain pour ne pas le faire c’est se prêter au jeu de tous ces messieurs qui, une fois installés dans le fauteuil présidentiel sont prêts à tout pour s’y maintenir. Gbagbo peut bien gagner sa guerre contre les fantômes de la Françafrique et se maintenir au palais présidentiel contre vents et marées. Mais il y a une guerre que Gbagbo ne gagnera pas, celle de son rôle dans l’histoire de son pays. Comme Gorbatchev et la dislocation de l’empire Soviétique, l’histoire retiendra que c’est sous Gbagbo que la Côte-d’Ivoire a éclaté en deux. Curieuse façon de rentrer dans l’histoire pour un historien.
Face à l’attitude peu coopérative de Gbagbo qui se targue de faire marcher le pays (pour combien de temps encore) malgré les sanctions de la Communauté internationale, adversaires et soutiens de Gbagbo deviennent tout d’un coup des alliés objectifs en ce sens qu’ils se démènent chacun de son côté comme de beaux diables pour lui trouver une porte de sortie. Même l’ennemi juré supposé de Gbagbo, la France trouve que Gbagbo a droit à une sortie honorable. Bien sûr adversaires et alliés de Gbagbo n’ont pas la même définition de cette fameuse porte de sortie. Mais ça c’est une autre affaire.
Il y a désormais deux Côte-d’Ivoire. Quel que soit celui qui sortira « vainqueur » de l’actuel bras de fer entre Ouattararistes et Gbagbolistes, les Ivoiriens vont se lever avec la gueule de bois. Ni Soro ni Blé Goudé, les vrais hommes forts de cette crise, ni même la guerre civile dont on parle à tort et à travers ne pourront rien contre cet état de fait. Ceux qui sont en train de cautionner la sécession au Soudan doivent savoir qu’un autre Soudan est en train de se créer en Afrique de l’Ouest. A moins que les appels des Occidentaux à leurs ressortissants à quitter la Côte-d’Ivoire ne soient un message codé pour le déclenchement de l’assaut final des forces dites nouvelles contre la forteresse présidentielle de Gbagbo. Cela n’augure de toute façon rien de bon. L’élite africaine a du pain sur la planche. Quant aux 20 à 50 Ivoiriens tombés dans cette querelle absurde ils n’ont pas fini de mourir. Leur enterrement n’est donc pas pour demain.
Francfort le 25 décembre 2010.
Moudassirou Katakpaou-Touré.