100 km de routes goudronnées en dix ans ne feront jamais un bilan politique.
Avril 2005 : à la suite d’élections truquées suivies d’une contestation sauvagement réprimée (811 morts selon la FIDH, 10 000 réfugiés), Faure Gnassingbé devenait président de la République du Togo après le décès de son père, le général Eyadema, au pouvoir depuis trente-huit ans.
Dix ans plus tard, sommes-nous revenus au point de départ ? Devons-nous craindre, avec le scrutin présidentiel du 25 avril, une nouvelle flambée de violences ? En 2006, un accord politique entre tous les partis avait permis de croire que la page d’un régime familial militaire pourrait être tournée à terme. Le retour à la Constitution de 1992 adoptée par référendum était au cœur de cet accord. Et en particulier, la limitation du mandat présidentiel à deux fois cinq ans et un scrutin à deux tours.
En avril 2013, la Commission vérité, justice et réconciliation recommandait elle aussi de revenir à la Constitution de 1992. Mais Faure Gnassingbé, faisant fi de l’histoire de son pays et des engagements de son parti, brigue un troisième mandat en s’appuyant sur une manipulation constitutionnelle que son père avait organisée pour pouvoir se représenter en 2003 en reniant ses promesses.
Un Etat désarticulé
Aujourd’hui, l’Etat est désarticulé entre des intérêts financiers, des prébendes politiques, de la corruption. Les Togolais sont artificiellement divisés entre le nord et le sud à partir d’une lecture manipulée de leur construction historique. Les institutions sont instrumentalisées. L’économie ouverte à tous les vents s’informalise, sans vision politique et au profit d’opérateurs étrangers ou de Togolais qui vivent dans leur pays comme s’ils étaient expatriés. Le port en eau profonde, géré par le groupe Bolloré, est l’atout économique de ce petit corridor vers le Sahel où l’armée togolaise a envoyé un contingent combattre le djihadisme. C’est par le trafic de drogue et d’armes que le pays est le plus cité dans les questions de négoce international.
L’équation politique que les Togolais n’arrivent pas à résoudre depuis les années 1990 est celle de l’alternance démocratique à un régime dont tout le monde connaît le bilan économique et social. Nous n’en ferons pas ici l’inventaire, chacun peut le faire en regardant la vie quotidienne des Togolais, en allant au CHU de Lomé ou à quelques kilomètres de Lomé et des capitales régionales, où les villages n’ont pas l’électricité. 100 km de routes goudronnées en dix ans ne feront jamais un bilan politique.
Toutes les élections depuis 2005 ont été contestées. La communauté internationale, par désintérêt, mépris ou prudence géostratégique, a toujours accepté du bout des lèvres les résultats truqués. L’organisation de la tricherie s’affine, elle s’opère de plus en plus en amont des scrutins. Les temps où l’on pouvait, comme en 2005, voir un militaire s’enfuir d’un bureau de vote une urne électorale sous le bras, les bulletins volant autour de lui, sont finis. La manipulation se joue dès la constitution des listes électorales.
Rendre possible l’alternance
L’OIF et l’Union européenne, qui savent parfaitement que le cadre électoral et les listes ne sont pas fiables, tentent de contraindre le régime à respecter les règles d’un scrutin démocratique. Au Parlement européen comme à l’Assemblée nationale en France, la diplomatie a été saisie de la nouvelle triche annoncée. Une crise politique qui peut gravement dégénérer se prépare au Togo.
Depuis quelques semaines un mouvement social émerge. A l’appel de syndicats courageux, dépassant les frilosités des centrales usées, des grèves dénonçant la dégradation du service public hospitalier et de l’enseignement s’organisent et prennent de l’ampleur dans tout le pays. Des collectifs de la société civile mobilisent dans la rue et exigent les réformes institutionnelles avant d’aller aux élections. La répression dans la rue, les intimidations et la menace de poursuites après la victoire annoncée du président Faure, servent de dialogue avec les mouvements sociaux. La principale coalition d’opposition qui ira au scrutin annonce qu’elle ne laissera pas faire la fraude annoncée.
L’exemple burkinabé et la chute soudaine de Compaoré ont fait changer de camp la peur. « Tournons la page ! » est devenu le mot d’ordre des sociétés civiles africaines et de leurs partenaires européens. La France et les Etats-Unis ont clairement appelé les chefs d’Etat africains à rendre possible l’alternance. Combien faudra-t-il de morts dans la rue pour que le régime togolais accepte des élections transparentes conduisant à l’alternance ? Pour que les citoyens togolais trouvent dans l’espace francophone et européen le soutien dont ils ont besoin pour obtenir l’audit du fichier électoral et un scrutin transparent et équitable ?
Le Monde