Tripoli transformé en champ de bataille

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Des soldats de l’armée libanaise se déploient le long d’une ligne de démarcation dans Tripoli – Photo : Getty/images

De violents combats entre alaouites et sunnites ont transformé Tripoli en champ de bataille, et amené la guerre syrienne à domicile.

Il est sous le choc, sanglé sur son lit à l’hôpital Nini, enveloppé dans des bandages, avec deux bouteilles d’analgésiques qu’on lui injecte dans le corps. Il conduisait sa moto, jeudi soir, depuis Badawi après la rue de la Syrie – une artère bien nommée qui sépare les deux quartiers belligérants de Tripoli : Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen – d’où est venu le coup tiré par un tireur isolé.« Il m’a touché dans la fesse et sur le côté, mais j’ai continué de conduire pour me mettre à l’abri, à 200 mètres. La douleur était terrible, mais j’ai tenu le coup jusqu’à la porte d’une boutique où je me suis effondré. »La balle venait de Jabal Mohsen, le ghetto alaouite de Tripoli. Zred a 27 ans. Il est musulman sunnite et travailleur intérimaire dans le même hôpital où il s’est retrouvé hier, parlant lentement et péniblement de la façon dont la guerre en Syrie l’avait rejoint au Liban. Mais il est vivant.Quelques minutes plus tard, nous avons roulé jusqu’à l’extrémité de la rue de la Syrie, entendant le bruit de coups de feu – semblables à des craquements d’allumettes – obligeant les conducteurs à rouler sur le mauvais côté du boulevard, à rien de moins que 100 kilomètres à l’heure tout en faisant des appels de phares. Une marche et un sprint à travers les rues remplies d’ordures où les enfants jouent encore à côté des murs de plâtre perforés par les balles, puis jusqu’au 3e étage d’un bloc d’appartements miteux, et finalement dans une petite pièce avec des canapés bas et de l’eau qui coule sur le papier peint… Jana Khaled est assise là, avec une cicatrice rouge vif dans le cou. Une autre parmi les plus chanceux.

Jeudi après-midi, elle était descendue pour allumer le générateur. Il n’y a pas d’électricité dans une grande partie de Tripoli. Jana venait de mettre la main sur l’interrupteur et – à travers l’espace étroit que j’ai pu moi-même voir hier et d’où on peut apercevoir les maisons éloignées de Jabal Mohsen – il y a eu une seule balle, mais qui frappa le cou de Jana et laissa sa trace sur le haut de sa gorge. Oui ça fait mal, dit-elle. Non, elle ne le dira pas à ses amis à l’école. Les miliciens présents dans la pièce ne rient pas. Jana, qui a juste huit ans, dans une robe cardigan blanc avec un arc rose dans ses cheveux, tend alors le cou en arrière pour montrer sa blessure.

Cinq morts et 30 blessés jeudi soir et vendredi matin, un total de 23 morts – les vraiment malchanceux en six jours de combats entre les alaouites (la communauté chiite à laquelle appartient Bachar al-Assad) et les hommes armés sunnites de Bab el-Tebbaneh.

La bataille a commencé le dimanche, au moment où les soldats d’Assad et des hommes armés du Hezbollah ont commencé à affluer dans la ville syrienne stratégique de Qusayr – à moins de 80 kilomètres de la ville au nord du Liban pour les MiG volant comme des mouches – pour tenter d’en chasser les rebelles sunnites qui veulent renverser Assad (efforts de plus en plus vains si les forces liées au régime continuent leurs avancées sur le terrain).

Tripoli ressemble à une champ de bataille entre sectes. Les sunnites contre les alaouites, dont la loyauté envers Assad et ses alliés chiites du Hezbollah libanais a déclenché dans la ville un conflit entre sunnites et chiites. Le Liban dissimule derrière son effusion de sang quotidienne, toute une série de dangereuses petites complexités.

L’armée libanaise a tiré sur les snipers (à la fois alaouites et sunnites), mais trois de ses soldats ont été tués au cours des dernières 36 heures. L’un d’eux était un soldat sunnite abattu par la famille d’un homme sunnite de Bab el-Tebbaneh qui avait lui-même été abattu par l’armée. Un sunnite tue un sunnite. Quelle équation…

Le muezzin de la mosquée locale a été tué jeudi, une fillette de trois ans mortellement blessée quelques heures plus tard par un tireur isolé. Le Dr Mustafa Aloush, un homme politique de premier plan et aussi un médecin dans le même hôpital où travaille Zred, met ses mains devant son visage. « Nous avons déjà eu des affrontements ici à plusieurs reprises, mais pas à ce point », dit-il en colère. « Où est l’armée ? Qui commence cela chaque jour ? Il n’y a aucune issue politique. »

Il y a peut-être 25 milices à Bab el-Tebbaneh, certaines avec à peine 10 membres, d’autres avec deux ou trois cents hommes armés. Une est dirigée par Saad al-Musri, le frère d’un homme assassiné à Tripoli il y a deux ans, plus padrone que politicien. Ensuite, il y a Hassan Sabagh, un salafiste, radical – opposé aux combats, bien que ses hommes de main poursuivent les affrontements – et il y a d’innombrables jeunes de la région qui prennent leurs armes dès qu’une fusillade commence. Situés un peu en dessous de la colline dans Jabal Mohsen, les alaouites, comme il se doit, ont toujours été une minorité.

C’est là que l’aspect sectaire du conflit entre en scène. Il y a de nouveaux groupes venus de l’extérieur. L’un est appelé les « Lions sunnites », qui s’active à expliquer aux sunnites « djihadistes » qu’il ne faut pas « laisser un seul alaouite mettre le pied sur le sol de Tripoli, » et menace les musulmans sunnites qui emploient des alaouites. Les « Aigles du Peuple de Tripoli » ont annoncé de leur côté des « opérations spéciales » contre Rifaat Ali Eid, le chef du Parti démocratique arabe alaouite, qui a exigé un cessez le feu. Les deux parties, bien sûr, continuent de se battre.

Certains disent que les sunnites de Tripoli sont allés se battre à Qusayr, que beaucoup ont été tués et que les combats dans Tripoli sont leur revanche sur les alaouites. D’autres disent que l’armée libanaise est attaquée pour laisser le Hezbollah libanais libre de traverser la frontière et d’aller se battre pour Assad.

Dans la pièce où je suis avec Jana, se trouve un homme âgé d’une quarantaine d’années, en treillis et avec un fusil AK-47. Après une nuit de bataille, Khaled Chakhchir m’apprend que son métier en temps normal est chauffeur de taxi. « En ce moment, » dit-il avec lassitude, « Assad veut que les médias viennent ici à Tripoli et disent que nous sommes tous d’al-Qaïda et que ses partisans ont raison de nous combattre. » Le fantôme de Ben Laden, semble-t-il, n’est jamais bien loin.

Robert Fisk

http://www.independent.co.uk/news/world/middle-east/gunmen-face-off-in

 

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