Togo : Les deux cordes [Sénouvo Agbota ZINSOU]

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Dans un contexte de lieux communs, d’éléments relevant de la pensée commune du système, de contradictions et d’incohérences, Gnassingbé a cité dans son discours de fin d’année, (la moisson est bien pauvre, en ce qui concerne les aspirations du peuple togolais, s’accordent à déclarer plusieurs commentateurs) pour justifier son obsession à conserver le pouvoir hérité de son père, le proverbe de l’aire culturelle ewe et adja :

« Ka xoxoa nu wo gbi na yeyea ɖo » (c’est à partir de l’ancienne corde qu’on tresse la nouvelle). `
Des utilisateurs de ce trope, après les sages de l’époque du roi Agokoli, il y en a un que j’aimerais évoquer ici : il s’agit de l’auteur béninois Jean Pliya qui a écrit sur ce sujet, un roman, Les tresseurs de corde, publié aux éditions Hatier en 1987.

Le héros des Tresseurs de corde, du nom de Trabi, est un citadin qui croyait à la révolution, mais a dû fuir la capitale pour échapper à une purge décrétée par l’État totalitaire et a échoué dans un village à la suite d’un accident de voiture. Il y restera définitivement, retenu avant tout par l’amour (symbole de lien profond) d’une villageoise, mais aussi se rendant compte que c’est là que son destin l’appelle pour être utile à sa société, à son pays.

Trabi, ingénieur d’agriculture, sera un tresseur de corde à plus d’un titre : il mettra ses connaissances techniques au service de cultivateurs du village, il réconciliera d’abord au sein de son village d’adoption des personnes, des familles qui pour différentes raisons nourrissent une haine irréductible les unes envers les autres, et surtout deux villages voisins que minait une sourde rivalité qui s’envenimait et était sur le point de dégénérer en guerre civile; sa fuite entraînera dans le village l’armée qui était à ses trousses, puis les autorités de l’État central dans ce coin reculé du territoire ; ces autorités se rendront ainsi compte de certaines réalités qu’elles ignoraient. Or, comment peut-on prétendre faire une vraie révolution en ignorant les réalités quotidiennes du peuple au nom duquel et pour le compte duquel on décrète, du haut du piédestal de l’État un système politique à imposer à ce même peuple, contre son gré ?

En contrepartie de ce qu’il a pu offrir au village, Trabi recevra non seulement l’amour d’une femme, mais aussi la protection de la famille de celle-ci et de toute la communauté villageoise qui le cacheront et le défendront même les armes à la main, contre l’arbitraire et la persécution de l’État totalitaire.

Par-delà la critique sociale, morale et politique qui transparaît dans les lignes de ce roman, on peut utiliser à bon escient comme à mauvais escient ce proverbe adja-ewe dont on peut trouver des équivalents dans d’autres cultures africaines. L’utilisation du proverbe peut donc être faite avec le meilleur discernement ou sans discernement aucun.

La question, concernant le discours de fin d’année de Gnassingbé est de savoir si oui ou non, ce dernier l’a employé à bon ou à mauvais escient. Je laisse à chaque Togolais le soin d’y répondre.
Ce que je voudrais, à la réflexion et à la lumière du roman de Pliya, personnellement, déduire de ce proverbe, c’est qu’il existe deux cordes parallèles au Togo :

1) celle des Gnassingbé
2) celle du peuple togolais.

La première corde, on aurait beaucoup de peine à la raccrocher à quelque idée, valeur, tradition togolaise ou africaine. Tout ce que l’on sait, ce qui est indéniable, c’est qu’un 13 janvier 1963, une bande de militaires à la solde de la France a perpétré un coup d’État, qui non seulement mettait fin à la vie d’un homme, le président démocratiquement élu, Sylvanus Olympio, mais aussi rompait le fil de l’histoire démocratique du peuple togolais dont une étape décisive a été le vote du 27 avril 1958. J’y reviendrai.

Si donc l’on veut raccrocher cette corde des Gnassingbé à une cause première, elle ne peut être que l’ancienne puissance coloniale, la France ( cf. mon article La genèse de Klatchaa : La France nous a fait cadeau d’un cadavre spirituel qui pèse et qui pue, publié le 13 septembre 2017). Si l’on veut au Togo, raccrocher cette corde à quoi que ce soit, c’est aux méthodes de l’ancien colonisateur qui relèvent de la force, du cynisme, de la violence…Pire, cette corde n’existerait peut-être pas sans le meurtre fondateur, le sang qui coule, l’arbitraire…A cela, le système mêle des fils de fausseté, duplicité, perfidie, de corruption par-ci, par-là.

Si le régime Gnassingbé et ses soutiens intérieurs et extérieurs sont tresseurs d’une corde quelconque et souhaitent que cette corde-là, qui remonte au 13 janvier 1963, s’allonge, il doit être évident que c’est contre la volonté du peuple togolais.

Tous ceux qui créent et instrumentalisent les divisions pour accéder au pouvoir et s’y maintenir, ceux qui, chaque fois qu’ils se sentent menacés dans leurs privilèges, inventent des histoires à dormir debout, ceux qui soumettent sans raisons valables certaines localités du pays à un siège, ceux qui pillent les biens du pays pour leur compte personnel, ceux qui dilapident les deniers publics alors que leurs compatriotes meurent de faim à côté d’eux…ne sont pas des tresseurs de corde. Ceux qui agressent, molestent, tuent, massacrent leurs compatriotes, ceux qui se constituent en milices ou ont recours à des mercenaires pour réprimer des opposants, ceux qui provoquent une partie de la population à la guerre civile ne sont pas des tresseurs de corde.

La deuxième corde remonte à une tradition héroïque des peuples africains où qu’ils soient sur le continent, qui n’ont jamais accepté le fait accompli colonial et qui lui ont, de tout temps, opposé une résistance farouche.

Au Togo, l’aboutissement de cette résistance et donc la victoire du peuple résistant a été le scrutin du 27 avril 1958, couronné par la proclamation de l’indépendance le 27 avril 1960.
Le trope de la corde préexiste à l’époque d’Agokoli, puisque les sages ewe ont pu l’employer à cette époque. La réponse des sages résistants de Notsé a sonné le départ de l’exode du peuple ewe aujourd’hui répandu au sud du Togo, sud-est du Ghana et sud-ouest du Bénin actuels.
Cette corde de la résistance à toute forme de tyrannie, de domination par la violence et la force, est tressée des fils que sont la vision d’une nation libre, solidaire et prospère, la volonté de perpétuation de l’État.

Un mouvement comme celui du 5 Octobre 1990 pour renverser le régime dictatorial d’Eyadema tout comme le colonialisme a été renversé au Togo, et le mouvement déclenché le 19 Août avec l’émergence du PNP de Tikpi Atchadam, entre dans le tressage continu de la corde du peuple togolais.

Nous ne devons cependant pas oublier que l’autre corde subsiste également, celle de la domination par la force que constituait l’oppression coloniale et dont le relai est le régime Gnassingbé.
A mon avis, il n’y aucun moyen, aucune possibilité de réunir les deux cordes, de les nouer l’une á l’autre. Elles sont antagoniques de par leur natures respectives, leurs bases, leurs buts.
L’une est appelée à disparaître, celle de la tyrannie et de la domination. C’est le but du mouvement du 19 Août 2018.

L’autre a vocation à demeurer perpétuellement pour que se perpétue et se renforce la nation.
Les tresseurs de corde sont des patriotes engagés, comme dans le roman de Jean Pliya, conscients d’être porteurs de valeurs et de traditions qu’ils peuvent mettre à la disposition de leur peuple. Les tresseurs de corde sont les vrais porteurs des idéaux de paix et d’unité nationale.
Ceux qui sont actuellement engagés dans la lutte pour le changement au Togo doivent se considérer comme des tresseurs de corde.

Cette lutte présente des avantages indéniables dont le plus important est de tresser la corde de l’unité, par-delà les partis politiques, entre le sud et le nord, les différentes ethnies, les différentes couches de notre population. En un sens, tout n’est pas négatif dans le fait que la lutte dure : in fine, elle aura rendu la corde du peuple plus solide. Pensons aux quarante ans passés dans le désert par le peuple hébreu (un symbole, bien sûr) pour couvrir une distance que ce peuple aurait pu parcourir en moins d’une semaine.

La marche, si elle peut être comparée à une corde aux fils de jour en jour plus serrés entre eux, peut aussi laisser une trace comparable à un sillon plus long et plus profond avec une avancée de jour en jour plus grande, grâce à nos efforts individuels et collectifs.

Pour finir, le dialogue tant clamé par les uns et les autres, avec des sens et des objectifs pas toujours convergents, est-il possible entre les tenants des deux cordes parallèles ? Soyons sincères avant tout avec nous-mêmes pour répondre à cette question et nous aurons peut-être là un début de résolution de la crise permanente du Togo.

Sénouvo Agbota ZINSOU

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