Résister! Tel doit être le maître-mot au Togo, à mon humble avis. Résister, se révolter !
Je voudrais revenir sur mon dernier texte intitulé Soulagez-vous , en particulier sur les deux poèmes populaires que j’ai reproduits, traduits et commentés à ma manière, selon l’esthétique qui est la mienne, c’est-à-dire celle de l’ironie lucide face à l’horreur et à l’irrationnel, comme en a usé mon personnage de Chaka dans On joue la comédie qui a déclaré:« Je suis le prophète du rire et non pas des larmes, riez! ». Évidemment, je ne m’adresse qu’à ceux qui savent lire, qui cherchent derrière les mots la substance des métaphores et des figures. Les autres, je les remercie de me faire l’honneur de prêter une certaine attention à mes publications, mais je veux les ignorer ici, qu’ils me le permettent: ceux qui s’arrêtent à la littéralité des textes, à l’enveloppe, parce qu’ils ne peuvent pas aller au-delà, ou ceux qui, aveuglés par la couleur ou le chiffre inscrit sur les billets de banque qu’ils ont reçus ou espèrent recevoir, les deux catégories de citoyens se rejoignant dans leurs habitudes à émettre ce qu’ils considèrent comme des jugements, mais qui, dans le fond, ne sont ni plus ni moins que d’une valeur de l’ordre de ce qu’émettait l’homme en uniforme du premier poème, pressé de se soulager. Le paysan qui l’avait surpris dans son champ n’avait qu’un leitmotiv humoristique, arraché par les circonstances : « Chef, si c’est vous, soulagez-vous tranquillement. Il n’y a aucune loi qui vous interdise cela. »
Aucune loi, si ce n’est la volonté du prince de voir la faune élargie, plus fournie en gibiers afin que lui-même et ceux qui lui sont proches puissent y chasser librement, au prix de la vie des populations des environs. Prince, très sainte famille, clan céleste, amis élus et invités de marque, soulagez-vous de votre appétit de viande, du moment où c’est lui, le Prince qui vous le permet, qui l’ordonne. Puis venez-vous soulager de votre trop plein d’égoïsme et d’insouciance sur les
populations !
Ceux qui savent lire, ai-je dit, ne manqueront pas de s’interroger sur les allusions contenues dans cette chanson humoristique et ce qui, quelques jours seulement après sa publication et son commentaire, s’est passé à Mango. J’avoue que, quoique prophète du rire, là j’ai du mal à rire, parce qu’il s’agit d’une tragédie nationale avec mort d’hommes. Et pourtant, sauf pour ceux qui ne savent pas lire, qui n’ont jamais lu, il n’y a qu’un pas entre la situation à Mango, en novembre 2015 et celle de l’apartheid des années avant 1994 , prétexte éloquent pour évoquer le drame que certaines populations du Togo vivaient depuis des décennies : «N’DULA ( un chef de tribu, raconte la scène mimée) Un jour desexperts étaient venus, soi-disant, pour prospecter le sol de notre village. Ils ont dit qu’il y avait du diamant là-dedans. Quelques temps après j’ai reçu un papier signé d’un fonctionnaire du Ministère des Affaires Bantoues m’ordonnant de quitter la terre que mes ancêtres m’ont léguée pour aller vivre dans une réserve avec toute ma tribu.
Je savais que ça voulait dire que nous allions nous trouver sans toit pendant plusieurs semaines avec nos femmes et nos enfants. Je savais que plusieurs de nos vieillards et de nos bébés mourraient quand il ne nous resterait plus de provisions. Alors, j’ai décidé de résister avec
quelques hommes du village, mais les salauds ont envoyé des soudards, nous avons été vite capturés …»
Résister! Tel doit être le maître-mot au Togo, à mon humble avis. Résister, se révolter !
Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, c’est l’homme sacrifié aux diamants. Au Togo du système Gnassingbé, c’est la viande humaine et du sang humain offerts en holocauste sur l’autel des animaux sauvages, ou du phosphate. D’une odeur agréable à un système tout-puissant.
Quant au deuxième poème, également chanson de jeu, appliqué à l’actualité, il n’amuse personne, tout comme l’apartheid n’amusait nullement les populations opprimées concernées : un autre homme en uniforme, poursuivant de manière intempestive, avec toute l’agressivité dont cette gent est capable, un papillon jusque à l’intérieur de la chambre d’un citoyen.
Évidemment, le problème ne se limite pas à Mango et à sa faune : ces gens sont formés (on disait à l’époque, « taillés à l’image du général », pour faire la démonstration de leur force partout, dans tous les coins du pays, dans tous les champs, tous les jardins, dans les forêts, les marchés, toutes les cases, toutes les cuisines privées.
Assurés de l’impunité, ils ne s’émeuvent pas plus du sort d’un homme de Mango dont la barbe a été arrosée d’essence par un préfet en uniforme et brûlé vif, se tordant de douleur jusqu’à la mort, devant une foule consternée, hébétée, impuissante, que de la pluie de feu planifiée, méthodiquement exécutée, déferlée sur une foule demanifestants au Jardin Freau de Lomé. Évoquerons-nous les tragédies de Vogan, d’Aného et d’autres localités où les mêmes forces dites de l’ordre, mais au service du désordre terroriste d’État ont fait des centaines de victimes? Ce que veut le système, c’est de nous inculquer que papillons, biches, varans, éléphants et hommes, tout est à sa merci dans ce pays et qu’il a le droit de tout massacrer quand son pouvoir l’exige. Je sais que le rappel de tels faits pas particulièrement luisants met mal à l’aise d’honnêtes compatriotes qui sont encore marqués par l’image, fabriquée et véhiculée beaucoup plus par les slogans et les chants d’animation que résultant de réflexion sérieuse, du Togolais « authentique », pétri de valeurs humaines qui sont surtout des valeurs d’amour du prochain.
« Le Afrika dukõawo me, đisa yi Togo na kpō nōvi lõlõ! ». (A travers les pays africains, visitez le Togo pour vivre l’amour du prochain). Cet amour du prochain et cette sociabilité tant vantés par les slogans du RPT, quel est le Togolais qui n’aurait pas souhaité les voir devenir une réalité? Mais la réalité est là, têtue : c’est en usant de brutalité les uns envers les autres, en nous massacrant sauvagement que nous le vivons, cet amour, entre nous ou que nous le prouvons au monde !
Malheureusement, ce ne sont pas seulement les hommes en uniforme qui nous en éloignent par leur comportement, mais bien avanttout le pouvoir au service duquel et au nom duquel ils commettent leurs exactions. A-t-on encore besoin de le répéter? Ce système n’a pas changé d’un pouce. Il faut, un jour, que nous ayons le courage de nous regarder en face, non pas dans le miroir déformant des slogans et d’une fausse idéologie du rassemblement ou d’UNIR, mais dans un cadre
qui favorise réellement la réflexion approfondie sur la base de projets de société. La Conférence nationale, fruit de la révolte du 5 Octobre, ne l’a pas permis tout à fait, ne l’oublions pas. Non
seulement parce que ce système basé sur la violence, la brutalité et habitué à la violence était incapable de le concevoir, mais aussi parce que nos mentalités, formatées par ce système, habituées aux petits calculs mesquins, à l’égoïsme, n’étaient pas préparées pour le conceptualiser rationnellement. Ajoutés à cela, dehors le bruit des bottes, le cliquetis des armes, et dedans, le brouhaha, les larmes feintes ou sincères, les émotions vraies ou jouées. Nous n’étions pas préparés et l’atmosphère n’était pas propice à un travail à tête reposée qui devait engager la vie de la nation pour plusieurs décennies.
« Se mu leo! », chantait avec humour le paysan: il n’y a pas de loi: répandre excréments, sang, intestins, corps calcinés, broyés sous des roues de véhicules ou criblés de balles, qu’il s’agisse de ceux des hommes, des femmes, des enfants ou des animaux…pour eux, tout revient au même et parfois, ces derniers valent plus que les hommes. Et voilà où je veux en venir: puisque « se mu leo! » (Pas de loi!) Ne sommes-nous pas en droit de considérer que ceux qui nous traitent moins que des animaux sont eux-mêmes de « véritables… ». C’est encore dans On joue la comédie que je puise. Dans le prologue, alors que les comédiens sur scène exposaient leur sujet et se partageaient
les rôles, des hommes en uniforme, grotesques, sont montés sur le plateau pour les intimider. Le meneur de jeu, Chaka, après avoir réussi à se débarrasser d’eux dit, s’adressant au public: « N’ayez
pas peur d’eux. Ce ne sont pas de véritables policiers! ». Non, ces gens qui, une fois revêtus de l’uniforme, un uniforme dévalorisé, croient qu’ils sont recrutés pour faire sentir à tous que le Prince
est fort, restent-ils des hommes véritables raisonnant, parlant et agissant comme des hommes?
« Se mu leo! », si donc notre société n’a pas de loi, que fait-on à l’assemblée dite nationale et dans les différentes institutions en place, auxquelles participent ceux de nos concitoyens qui prétendent
appartenir à l’opposition et qui en plus sont des gens très instruits, non seulement d’une instruction livresque, mais surtout du véritable fondement du système sans loi qui nous écrase? C’est le lieu de se poser la question de savoir si ces opposants ne sont pas plutôt complices du système pour les bénéfices qu’ils en tirent.
Je comprends ceux, parmi nos compatriotes (je m’adresse toujours à ceux qui savent lire) qui, ne sachant à quel saint se vouer, ont recours aux puissances et institutions étrangères pour résoudre le
problème togolais qui est essentiellement celui de la prétendue armée togolaise. Mais depuis que la pensée commune fait son chemin et revient sous différentes formes au gré des circonstances que ce qu’il faut pour les Africains, pour faire marcher les Africains, c’est un pouvoir fort…et depuis qu’au Togo, on a eu la naïveté ou peut-être a-t-on trouvé les circonstances favorables pour remplacer l’homme fort par son fils fort, qu’ont véritablement fait pour nous ces puissances et institutions internationales? Nom, prénom, clan : FORT! Fort comme l’était le colon dont il est l’héritier, sinon, il n’y a pas de discipline, donc pas d’État stable qui tienne chez ces Nègres. Cela
nous rassure, nous suffit !
Je veux comprendre aussi ceux, toujours parmi les lettrés, qui veulent que nous y allions lentement, progressivement. Mais, a-t-on pensé aux morts, au bilan de tous les morts, morts du passé, morts actuels, futurs morts, morts dans leur sombre et douloureuse solitude comme Atsutsé Agbobli, ou morts dans l’abattage massif comme ceux pêchés dans l’océan ou au fond de la lagune, ceux amoncelés dans les charniers… au bilan de tous les blessés, les amputés, les orphelins…? Et a-t-on une idée exacte de quand ce système prendra fin?
C’est au peuple togolais qu’il faut recourir, à lui seul pour se lever et renverser le système. Je m’adresse enfin aux véritables hommes, véritables policiers, gendarmes, gardes champêtres, militaires qui savent lire, donc qui lisent qu’avant de revêtir l’uniforme, ils sont des êtres nés de femmes, donc capables d’avoir femmes, enfants, petits-enfants appelés à être des citoyens
d’un pays aujourd’hui et demain. Hommes portant, avec l’uniforme, les valeurs humaines et donc qui sont dignes de notre respect.
Ailleurs, de tels hommes n’ont pas hésité un seul instant à prendre fait et cause pour le peuple, à se mettre au service des aspirations du peuple. Que la pensée commune qui veut que les Togolais soient différents des autres Africains et n’ont pas à les imiter, cette pensée provenant du fondateur de ce système, soit mise de côté.
Sénouvo Agbota ZINSOU
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