Il y a quelques semaines, c’est le Sénégal qui ouvrait la saison de la célébration des indépendances des 17 pays africains qui, en 1960, optèrent pour la souveraineté nationale. Et, on l’avait noté, à l’occasion de l’inauguration du Monument de la Renaissance africaine, très cher au président sénégalais, Wade ouvrait pratiquement le bal en solo, ses divers contempteurs politiques lui opposant une bien autre lecture de la chose.
C’est à présent le tour du Togo, un autre pays africain de la francophonie. Et on est en passe d’y retrouver la même cacophonie. La célébration des cinquante années de l’accession à l’indépendance y est l’occasion de visualiser en grandeur nature, la fracture abyssale qui sépare en réalité, les tenants du pouvoir, et les diverses oppositions qui n’ont pas de termes assez durs pour qualifier les hommes qui, en ce moment, tiennent les rênes de la nation. Et le tout, à l’occasion d’un anniversaire d’accession à la souveraineté nationale. A l’indépendance. Cinquante ans.
L’âge de la maturité. Si ce n’est pas du gâchis, ça y ressemble. Et on peut, fort légitimement, en ressentir de la tristesse, de l’amertume et de la désolation. Pauvre Afrique, décidément. Mais, en toute objectivité, pouvait-on s’attendre à autre chose ? Peut-être bien que non.
Depuis l’ouverture des cérémonies de la commémoration de cette fête de l’indépendance togolaise, alors que le parti au pouvoir multiplie les manifestations festives ponctuées de discours laudateurs et lénifiants sur les bienfaits des « acquis » produits par la « démocratie » retrouvée, les différentes oppositions organisent, elles, des marches visant à traduire leur mécontentement, plus, leur ras-le-bol d’une situation qui leur est imposée et qu’elles refusent. Pendant que du côté du pouvoir, on inaugure pour l’occasion des édifices publics, on rallume la flamme de l’indépendance, on marche sous les feux de retraites aux flambeaux, de prises d’armes, de mouvements d’ensemble, de danses folkloriques et de méga spectacles, côté opposition, on dépose des fleurs sur la tombe de Sylvanus Olympio, père de l’indépendance et sur celle d’Augustino de Souza, un autre ténor de la classe politique togolaise des années 60. Plus, les militants de l’opposition choisissent de battre le pavé pour toujours revendiquer la victoire de leur candidat. On l’aura compris, de part et d’autre, on manifeste sans désemparer, mais pour des raisons bien différentes. Car, cette même fête que représente la commémoration du cinquantenaire de l’indépendance est perçue par chacun des deux camps sous les couleurs du prisme sous lequel il aura choisi de percevoir l’évènement. Et à la vérité, on ne pouvait pas s’attendre à voir autre chose.
Car, en dépit des discours d’autosatisfaction que le pouvoir en place multiplie et ressasse à l’envi, pour l’opposition togolaise, les cinquante années qu’aujourd’hui on fête, n’auront été qu’une succession de bévues et de bavures politiques : elles signifient d’abord l’assassinat du premier président du Togo indépendant, en 1963, suivi du long règne sans concession de Gnassingbé Eyadéma, suivi lui-même de l’avènement de Faure dans les conditions les plus rocambolesques que l’on sait. Et plus récemment, la présidentielle du 4 mars dernier. Faure a été réélu, mais le tissu social en a été déchiré. Plus, une quelconque réconciliation entre les deux camps semble désormais de plus en plus hypothétique. Et ce, cinquante années après l’indépendance. Sénégal, Togo. Et maintenant, à qui le tour ? Peut-on espérer voir meilleur scénario dans les festivités des indépendances à venir ? Il faudra attendre pour le savoir. Mais on se permet d’en douter quelque peu. Ces dix-sept pays présentent, à quelques exceptions près, de fortes similarités qui les caractérisent tous. Au point que l’on peut prédire que, mutatis mutandis, ce qu’on a vu au Sénégal et au Togo, peut se reproduire dans plus d’un pays dont les festivités sont à venir. Mais, tout compte fait, est-ce un mal, que l’on observe une telle divergence de points de vue ? Pas tant que cela. Car le phénomène, jadis impensable, s’il se produit à présent, traduit quelque part une évolution des mentalités. La pensée unique n’a plus pignon sur rue et les oppositions africaines sont aujourd’hui à mille lieues de se satisfaire du « prêt-à-penser » politique. Elles sont en mesure, aujourd’hui, d’afficher leur désaccord d’avec le pouvoir en place et de l’exprimer ouvertement.
Il faut souhaiter seulement qu’elles usent de moyens légaux et moraux pour ce faire. Car, à défaut, s’il leur fallait passer par le sang versé pour exprimer aux tenants du pouvoir leur insatisfaction et mécontentement, leur argument perdrait aussitôt de sa valeur et elles-mêmes se rendraient coupables de ce qu’elles reprochent aux tenants actuels du pouvoir qu’elles dénigrent. Et revoilà la grande question de la démocratisation des nations africaines qui, inévitablement, s’invite au débat. Dans un pays décidément arc-bouté sur les principes de la démocratie et de la bonne gouvernance, une telle perception dichotomique de la même réalité ne serait pas envisageable. Si les nations africaines en sont, cinquante années après les indépendances, à se mener des guerres intestines sur la réalité d’une seule et même commémoration, cela signifie tout simplement que la règle « démocratique » enseignée, au mieux, est biaisée. Au pire, elle est flouée. Mais c’est déjà un bien de le reconnaître, et de l’exprimer. Cela peut permettre d’envisager un meilleur futur. Après cinquante années ? Oui, car mieux vaut tard que jamais. On ne refait pas un homme, certes, mais on apprend à tout âge. Ces divergences de points de vue ainsi que ces débats souvent houleux recèlent alors quelque part quelque chose de salutaire. Et il est bien qu’il en soit ainsi.
« Le Pays »