A quoi reconnaît-on un pays développé, et un autre qui ne l’est pas ? A des critères précis. On connait l’essentiel de ces critères : le PIB, le PNB, la croissance (le catéchisme de notre cher et grand économiste Kablan Duncan !), le taux de chômage, le ratio hôpitaux, écoles et autres ERP/habitants (1), la compétitivité du tissu industriel, la fiabilité de la monnaie support de l’économie nationale, le niveau d’inventivité technologique, la puissance militaire, l’efficacité diplomatique, la production agricole, etc.
Sur tous ces points, les pays sous-développés affichent des insuffisances criantes, choquantes parfois quand ceux, dits développés, exposent des excédents, voire des excès.
Pour nous autres observateurs attentifs des misères de ce continent (particulièrement celles de notre pays la Côte d’Ivoire), on reconnait les pays sous-développés par d’autres constantes plus simples. Entre autres :
— la vétusté des canaux de communication, le manque d’imagination de la presse locale, notamment la télévision nationale, le journal progouvernemental. En règle générale, ils sont sous le contrôle de l’Etat (ce n’est pas une tare absolue) et servent des reportages aussi insipides que ridicules. La Rti continue ainsi d’abrutir son public par des reportages sur les voyages du chef d’Etat avec les mêmes plans filmiques de l’époque de Joseph Diomandé : le classique accueil du chef par l’équipe gouvernementale et des hauts chefs de l’administration (Dg, Pca, PAN), les mains qu’il sert, l’aurevoir du chef à partir de l’échelle de coupée, le décollage de l’avion… que la caméra suit, haut dans le ciel, jusqu’à ce qu’il disparaisse ! Nègreries, nègreries !
— la bipolarité du tableau social : une élite possédant la presque totalité de la richesse nationale ; et les masses, dans un manque cruel qui achève de révolter le plus pacifique des agneaux de Dieu. Tout au plus, l’on y observera une classe moyenne peinant et grouillant entre mille et une combines pour sortir de cette vie de débrouillardise et rejoindre l’élite de riches, à l’issue d’un marathon fait souvent de viles compromissions et abdications ;
— la prospérité du fait religieux : prêtres, imams, pasteurs, églises, prophètes, mosquées, temples, synagogues et autres lieux de culte où la masse des désespérés, ces « naufragés de l’espoir » (Kaba Taïfour), ainsi que les élites décervelées, s’en vont, les premiers confier la résolution de leurs problèmes à un hypothétique faiseur de destin, les seconds, s’abandonner au délire mystique (une caractéristique du règne des Refondateurs) et dans la conviction qu’ils doivent leurs richesses (souvent mal acquises) à la volonté de ce même Dieu ;
— L’altération de ce que le philosophe ivoirien Adou Koffi appelle « la densité vitale » ;
— enfin, la récurrence des problèmes essentiels du pays.
Ces deux derniers points retiennent mon attention.
Régression sociale et récurrence des problèmes
Un sondage montrera aisément que les Ivoiriens, dans leur ensemble, vivent moins bien que sous le régime des « Refondateurs » dont l’on disait pourtant peu de bien en matière de justice sociale. Il était reconnu aussi que sous le régime de Konan Bédié, la paupérisation était devenue inacceptable. Cette image de l’Ivoirien qui ne peut s’offrir trois repas par jour, date de « l’ère Bédié. » L’expression « mort subite » pour désigner cet état de cruelle indigence date aussi du quinquennat 1994-1999 du successeur de Félix Houphouët-Boigny. Sous Laurent Gbagbo, l’on a encore dit que la majorité des Ivoiriens ne pouvait s’offrir trois repas par jour… comme s’il était même nécessaire que des adultes mangeassent trois fois par jour — quel appétit glouton !
Aujourd’hui, sous l’actuel régime, je lis et entends ce même discours. Ce qui revient à dire que, de 1994 à 2018, soit pendant 24 ans (le temps d’une génération), le problème est resté en l’état. Aucune solution à ce mal social de grande ampleur et décrié par tous les opposants auxquels l’histoire a pourtant et judicieusement offert l’occasion de parvenir au pouvoir, donc de régler la question. Rien et rien. Le mal est là. Serein comme le regard d’un voyou endurci, et imperturbable comme le visage d’un cadavre ! Aucun dirigeant n’aura donc satisfait à cette attente sociale cruciale, ni respecté cette promesse électorale.
Le tableau social ivoirien navre en matière d’injustices : emprisonnements arbitraires, détention de citoyens, sans jugements, prisons bondées, centres de santé devenus des mouroirs, des milliers d’Ivoiriens en exil, maintes violations des droit élémentaires de l’Homme ; et tout ceci, avec la complicité du silence de l’élite corrompue, et la participation, tout aussi silencieuse, de l’Institution judiciaire à ces offenses aux libertés citoyennes. Justice aux ordres. Justice sourde aux cris de protestations de quelques voies courageuses de la société civile. Tel est l’état de la justice ivoirienne et toutes ces choses mauvaises qu’hier, dans l’opposition, les dirigeants actuels avaient dénoncées, sans appel et sans concession !
Autre toile d’injustices spectaculaires et tout aussi navrantes : comme hier, les anciens riches ont disparu dès que perdu le pouvoir politique, pour laisser la place à une nouvelle élite de rapaces sociaux exhibant maints signes extérieurs de richesse révoltante : résidences princières construites en un tour d’opérations financières dextres, parc autos fournis plus que de raison, achat ou accaparement de centaines d’hectares de terre cultivables, missions à l’étranger à n’en plus finir pour… rapporter quelles expériences de gestion de l’entreprise, ou du pays ? Rien.
Ce qui choque ici, c’est que ce sont des tares relevées par chaque parti politique et son leader, quand ces derniers étaient dans l’opposition. Les années se succèdent ainsi ; de même, les leaders au pouvoir (Pdci, Fpi, Rdr) ; mais les problèmes et tares dénoncés sont resté intacts. L’on a même le sentiment que nous allons de mal en pis. Quoi de plus attristant et désolant en effet que d’entendre les mêmes masses qui, hier, ont crié, « A bas Gbagbo », hurler aujourd’hui « Gbagbo kaffissa — Gbagbo revient ! » Et j’entends encore Alpha Blondy chanter à Yamoussoukro devant Bongo et Houphouët-Boigny, en 1986 :
« Vive le Présidennnnt ! A bas le Président.
Vive le Généraaaalll. A bas le général. »
Désolante métamorphose
Désillusions ! Voilà par quoi se caractérise le tableau social ivoirien. Ici tout semble aller de déception en déceptions, tant les attentes sont restées insatisfaites, à la grande et muette stupéfaction des masses tétanisées par tant de désinvoltures injurieuses. Les voix enchantées des prophètes de l’abondance et du bonheur qui, hier, ont suscité l’euphorie de ces masses, ont fait place maintenant aux édits secs, musclés et sans concession du chef-dieu- charismatique au pouvoir illimité et tranchant comme coutelas de grand criminel. Ah ! Comme m’obsèdent, dans ma retraite loin du pays, les images tristes de ces masses désœuvrées dans les rues d’Abidjan, tandis que paradent le cortège rutilant des princes de nos finances violées. Et ces colonnes de hères de Cocody-danga, ces sans-abris au regard de bêtes traquées par des politiques assoiffées d’argent et de prestiges vains ! A quand la fin de ce cauchemar, cet effroi tourbillonnant dessus nos têtes apeurées ? A qui le tour ?
Mais où donc est notre chef ? Ce chef si proche de nous hier, devenu à présent plus inaccessible que Jéhovah-Dieu caché quelque part dans un coin douillet du paradis céleste d’où il contemple la tragédie humaine ! Qu’est devenu notre guide, ce leader si tendre d’hier ? Il est devenu soudain un Magistrat brutal, inflexible face aux suppliques des démunis. Où est notre frère, notre père sauveur d’hier ? Quoi ? Est-ce vraiment lui, ce héros-nôtre devenu soudain étranger à nos cris de désespoirs, ce roi-roc et myope, iroko sourd à son peuple et administrant maintes humiliations et supplices inouïs aux faibles ?
Non, chers concitoyens ! Et on doit pouvoir le dire nettement et respectueusement au chef, sans intention aucune de l’offenser, sauf l’aider à redresser la barre : le tableau de ces habitants de Cocody-Danga, se retrouvant soudain dehors, sans plus de maison, à cette période de pluies orageuses et en pleine année scolaire, est difficilement supportable et explicable.
Sur notre Terre Ivoire, se joue ainsi le même théâtre céleste : au chef et à ses fidèles apôtres, les félicités du royaume de l’abondance et des jouissances claniques ! Aux masses en peine, le crachat de leur mépris ajouté aux « Immondices » de la misère et du désespoir — prête-moi tes mots, Améa Jean.
Et le peuple dans tout cela ? Que devient-il ? Ignoré d’une élite de cols blancs ayant perdu tout idéal, trahi par les proses d’abdication infecte de ses écrivains loufoques et parvenus, ignoré de son chef, il ne s’en remet plus qu’à une main providentielle pour le « délivrer du mal » ! Ah ! Quel « brave-tchê » nouveau pourrait-il venir délivrer ce peuple de ces héros d’hier subitement devenus bourreaux et Exécuteurs de tant de Hautes Œuvres malsaines ? Mais surtout, et en attendant cet autre Godot, quel traitement réservé aux problèmes auxquels l’on avait promis mille et une solutions ?
Apparemment rien de visible à l’horizon, ou plutôt pas grand’chose : quelques couches de chaux sur la façade d’immeubles urbains donnant sur les grandes artères (pour créer l’illusion d’une politique de réhabilitation des bâtiments — la détestable culture du faux que voilà !), reprofilage peu réussi de quelques routes, quelques grands chantiers réalisés, et d’autres en marche — oui, il y a, malgré tout, des réussites incontestables. Mais que d’attentes insatisfaites ! Que de rêves crevés aussi ! Les plus cruciales de ces attentes restent intactes comme la dignité entêtée d’une vierge incorruptible et intraitable : l’Ecole, la discipline, la misère galopante, la corruption, les détournements de fonds, le désordre, la médiocrité des presses d’Etat, l’environnement mental, la criminalité, la sécurité intérieure, etc. En somme, l’essentiel. Que de gâchis, d’offenses à nos rêves de bonheur et de justice d’hier !
Et le plus désolant, est le discours de satisfaction des dirigeants. Tout se passerait donc bien ici, dans l’Eburnie nouvelle. Exactement comme sous l’ancien régime, l’on nous gavait de ces mêmes pestilences verbales. Et c’est cela, être sous-développé : porter ses tares sur soi, comme un manteau de Nessus. Signer un pacte avec l’immobilisme ou le régressif. Rester fidèle au manque. Reproduire les insuffisances décriées. On le voit : c’est un état mental rétrograde, caractérisé par une culture stupéfiante de l’improductivité et de la gestion absurde. Ernest Tigori les appelle à bon escient, « les sociétés absurdes. »
C’est à ce type de société qu’il faut s’atteler à mettre fin, chers concitoyens. La tâche est des plus difficiles, car ce modèle de société a prospéré comme une plante vénéneuse. Tel un virus d’une autre espèce, il s’est inscrit dans le corps social et le cerveau des élites et des masses qui l’entretiennent ; il a dévoré les espérances, la faculté de croire encore. Il a tué nos facultés de rêver.
Rêver : la clé de notre survie
Rêver. Mais qui, à part quelques poètes et graphomaniaques isolés et entêtés, rêve encore dans notre pays ? Salut donc à toi Assalé Tiémoko qui continue de se déchaîner tel un éléphant blessé par des chasseurs imprudents. Salut à toi Ferro Bailly, admirable ‘‘gbagbophile’’ qui, jamais, n’a renoncé à défendre ses convictions, au contraire de nombre de ces scribes d’Etat qui, hier, professaient amour indéfectible au Messie de Mama, contre belle rétribution salariale. Salut aussi à toi André Sylver Konan, revenu (il était temps) à la posture qui fit ta renommée : le journalisme critique et éveilleur des consciences. Salut surtout à Guillaume Soro pour la qualité de son discours et son agir politiques. Guillaume Soro : une étincelle et un son dans un ciel obscur, frileux et aphone.
Non, nous ne sommes pas condamnés à rester sous-développés. Nous le sommes moins encore à subir sans espérance, ces attentes sevrées de réponse que nous sert le binôme Pdci-Rdr. Nous ne sommes pas obligés de rester figés dans ces types de gestion brutale qui, vraisemblablement, a échappé au contrôle et à la vigilance du grand chef pour devenir aujourd’hui ce qu’elle (cette gestion) est, et que nous voyons : une machine étatique distributrice de misères et de frayeurs intolérables.
Il urge donc de nous faire sortir de cet état de « servitude volontaire » (La Boétie) et de ‘‘peur sur la Cité’’. Voilà la mission qui t’attend, Guillaume Kigbafori. Mon flair de poète et ma sapience de philosophe de la Cité m’informent que c’est cet appel vers toi que ces masses désolées t’envoient sur les réseaux sociaux, et que rapportent si timidement (en réalité, pas du tout) les médias d’Etat ! Je ne doute pas que tu seras à la hauteur de la tâche, et que tu sauras donner corps aux espérances de ce peuple qui a tant besoin de changements. Car oui, la Côte d’Ivoire de demain ne sera possible que si nous acceptons de prendre rendez-vous avec la nécessaire, l’inévitable et historique rupture.
Et, en toute lucidité, dans ce pays nôtre, qui d’autres que Guillaume Soro et ses compagnons de génération, soutenus par une nouvelle classe politique, peut-il s’engager dans une telle entreprise risquée, mais hautement salutaire ?
De North Carolina (Usa)
Tiburce Koffi »
tiburce_koffi@yahoo.fr