Réchauffé des trois coups d’Etat en 24 heures de Faure Gnassingbé en 2005. De père en fils !

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Vers 9 heures, alors que l’avion est à 250 kilomètres au sud de Tunis, les médecins annoncent à la famille qu’une crise cardiaque vient d’emporter le Vieux

Samedi 5 février, le monde apprend la mort brutale de Gnassingbé Eyadéma. Voici le récit des dernières heures du doyen des chefs d’État africains et de l’avènement de son successeur à la tête du pays.

Lorsque, minés par l’âge et les orages, les termites et la sécheresse, lorsque, privés de la sève qui ne monte plus de leurs racines mortes, les baobabs s’écroulent dans la savane, le bruit qu’ils font réveille les morts et glace le sang des vivants. Le Grand Baobab de Pya, lui, s’est éteint en silence et en apesanteur, à dix mille mètres au-dessus de la terre des hommes, sur un lit d’avion, entouré de bouteilles d’oxygène, si loin de son village, de ses parfums et de ses sortilèges… Avant ce samedi 5 février où il rendit son ultime soupir, Gnassingbé Eyadéma était déjà mort une fois. C’était le 10 septembre 2003, et une folle rumeur, relayée par Internet, l’avait fait basculer de vie à trépas. Évacué un mois auparavant par un vol spécial vers une clinique de Milan, à la suite d’une « angine coriace » – en fait, un oedème pulmonaire provoqué par un incident cardiaque passé inaperçu -, le président togolais, qui se reposait chez lui à Pya, n’était plus réapparu depuis en public, d’où la fable devenue certitude, d’où les bouteilles de champagne prêtes à arroser la joie un peu honteuse d’opposants depuis longtemps résolus à attendre que le destin fasse son oeuvre à leur place. Ressuscité avec une satisfaction gourmande, Eyadéma, de retour à Lomé, reprend alors ses activités formelles et informelles : levé tôt, couché tard, enchaînant les audiences et les réunions dans son grand palais glacé. Pourtant, le très sérieux accident médical du mois d’août 2003 ne va pas tarder à laisser des traces. Sous médication constante et fort peu enclin à suivre les conseils de prudence prodigués par ses médecins, qui le pressent de diminuer son rythme de travail, le général maigrit et se fatigue. Pendant plus d’un an, cette force de la nature, qui fut dans sa jeunesse un lutteur émérite aux évalas et un sous-off crapahuteur de djebels et de rizières, alternera les hauts et les bas, les périodes d’euphorie et d’abattement. Recevant des visiteurs, il lui arrive parfois de s’endormir une vingtaine de secondes en plein milieu d’une phrase, puis de la reprendre, exactement là où il l’a laissée. Son visage s’émacie, sa démarche se raidit. Le 3 janvier 2005, le décès de son frère aîné Kabissa Gnassingbé, auquel il était très attaché, lui porte un nouveau coup – psychologique cette fois. « Il est parti là-haut préparer ma venue », confie- t-il, les yeux embués de larmes. Eyadéma choisit l’emplacement de son tombeau, à Pya, ainsi que son cercueil et le costume dans lequel il souhaite être inhumé. Il sent que la mort, qu’il a tant de fois côtoyée, lui a donné rendez-vous et que sa légendaire baraka ne peut rien contre les ravages d’une maladie inéluctable. Les 15 et 16 janvier, le général est hospitalisé à Zurich, en Suisse, pour un check-up. Les résultats sont inquiétants, ce qui n’empêche pas cet infatigable coureur de sommets de participer à celui d’Abuja, quinze jours plus tard. Le sommet de trop ? Dans l’avion du retour vers Lomé, Eyadéma plaisante avec son ancien Premier ministre Edem Kodjo, dont on annonce depuis des mois le retour imminent aux affaires. Mais il est épuisé. Mardi 1er février, l’ambassadeur de France au Togo, Alain Holleville, et un envoyé spécial d’Abdoulaye Wade, le conseiller spécial Falilou Diallo, seront les derniers hôtes étrangers. Terriblement affaibli, le président quitte Lomé 2 pour sa résidence du Camp du RIT, non loin de là.

Son entourage, en particulier ses fils Faure et Kpacha, subodore-il que, cette fois, la fin est proche ? C’est vraisemblable. Si l’on en croit le ministre de la Communication Pitang Tchalla, le président de l’Assemblée nationale Fambaré Natchaba, qui séjourne en mission à Bruxelles, est alors contacté : « Rentre au plus vite, le président veut te voir. » Or celui qui, en cas de décès du chef, devient, de par la Constitution, son successeur par intérim, tergiverse. Il n’est pas à bord du vol d’Air France qui atterrit à Lomé le jeudi 3 février en début de soirée. Ignore-t-il l’état de santé du président ? C’est peu vraisemblable. Se rend-il compte que, dès son retour, il lui sera demandé de démissionner du « perchoir » et de transférer ses pouvoirs à Faure Gnassingbé, appliquant ainsi un schéma de succession voulu par le « Vieux » et auquel il aurait, assure-t-on, donné son accord ? C’est possible. Cet universitaire musulman, habile et ondoyant, idéologue du régime sans aucun poids au sein d’une opinion qui le considère comme une « créature » d’Eyadéma, a-t-il senti venir l’heure de jouer sa propre carte ? Lui seul le sait. Alors que Natchaba patiente à Paris, Gnassingbé Eyadéma perd lentement conscience, et ses proches décident de tenter le tout pour le tout : une hospitalisation d’urgence à Tel-Aviv, en Israël, destination discrète où le président a l’habitude d’aller se faire soigner les yeux.
Aucun avion spécial médicalisé n’étant disponible à ce moment-là, en dépit de démarches répétées effectuées auprès d’une société du Bourget, en France, le Boeing 707 Togo 01, l’avion présidentiel que pilote le commandant français Michel Restout, est mis en état d’alerte. Un premier départ est prévu le vendredi 4 février à 19 heures, mais Eyadéma n’est pas en état de voyager. Ce n’est que le lendemain, samedi 5 vers 4 heures du matin, qu’un convoi comprenant une ambulance s’immobilise au pied de l’échelle de coupée. Le président est hissé sur une civière. Vingt minutes plus tard, l’appareil décolle. À son bord, outre Restout – qui, après avoir servi Mobutu et Bokassa, pilote Eyadéma depuis vingt ans – et son équipage, figurent la première dame du Togo, les fils Faure et Kpacha, le ministre Pitang Tchalla, le chef de la sécurité présidentielle et cinq médecins, italiens et togolais. Dès 17 heures la veille, Restout a déposé son plan de vol : le Boeing doit suivre un couloir aérien qui survole l’ouest du Niger, le sud de l’Algérie, la Libye jusqu’à la verticale de Tripoli et l’est de la mer Méditerranée, avant de se poser à Tel-Aviv. Pour cet itinéraire tracé au plus court, toutes les autorités aériennes concernées ont été prévenues, avec cette précision : il y aura un malade à bord. Leur accord ne fait évidemment aucun doute.

8 heures du matin, ce samedi 5 février. Togo 01 survole la région de Tamanrasset lorsque le contrôle aérien algérien, qui a informé son homologue libyen du transfert de l’avion vers la zone FIR de Tripoli, appelle d’urgence Michel Restout : la Libye interdit son espace aérien au vol présidentiel togolais ! Aucune explication n’est – ni ne sera – donnée sur ce geste fort peu fraternel, incompréhensible quand on connaît l’état, excellent, des relations entre Eyadéma et le colonel Kadhafi. Seule piste plausible : l’excès de zèle de fonctionnaires locaux, qui ont pris sur eux de refuser le passage d’un appareil à destination d’Israël. Restout improvise donc au plus vite un autre itinéraire, via la Tunisie. Contactés par les Algériens, les Tunisiens donnent aussitôt leur accord. Vers 9 heures, alors que l’avion est à 250 kilomètres au sud de Tunis, les médecins annoncent à la famille qu’une crise cardiaque vient d’emporter le Vieux. À 69 ans, dont trente-huit au pouvoir, Gnassingbé Eyadéma a rejoint la demeure de ses ancêtres. Dans la cabine, passé le moment de stupeur, la décision est prise de retourner au Togo, après une courte escale à Tunis pour refaire le plein de carburant. Informées de la présence du couple présidentiel et d’un malade à bord, les autorités tunisiennes préparent alors le salon d’honneur, une ambulance et un hôpital. « Nous vous remercions, mais c’est inutile », répondent en substance Restout et les Togolais, « le malade à bord est en réalité la première dame, mais elle n’est que légèrement souffrante ; ni elle ni le président, qui se repose, ne souhaitent sortir de l’avion. » Pourquoi ce pieux mensonge ? Parce que les règlements de l’Oaci sont formels : tout appareil, fût-il présidentiel, est tenu de déclarer un décès à bord et de faire débarquer le cadavre à la première escale afin qu’il soit placé dans un cercueil. Or une telle opération aurait pris du temps et, inévitablement, se serait sue. Dans la course contre la montre qui vient de s’ouvrir, la garde rapprochée du défunt a besoin de chaque seconde et, surtout, d’une absolue discrétion jusqu’à son retour.

Le protocole tunisien se contente donc de faire monter un superbe bouquet de fleurs pour la première dame et l’avion redécolle, destination le Togo. Vers 16 h 30, Togo 01 atterrit à Niamtougou, dans le Nord, un aéroport non loin de Pya et de Kara, là où plongent les racines du Vieux. Son corps est débarqué et conduit au village, en attendant les obsèques officielles. Le Boeing, avec à son bord Faure et Kpacha, continue sur Lomé, où il se pose en tout début de soirée. À 19 heures ce samedi 5 février, alors que la rumeur du décès enfle déjà à travers la capitale, le Premier ministre Koffi Sama annonce à la télévision ce qu’il qualifie de « catastrophe nationale », et ajoute que les frontières terrestres et aériennes du Togo sont fermées (elles seront rouvertes le surlendemain). Une grande croix chrétienne envahit alors les écrans et des chants religieux sont diffusés en boucle. Entre incrédulité et peur du lendemain, les Togolais, dont la majorité n’a connu qu’Eyadéma au pouvoir, sont tétanisés. Conséquence immédiate de la clôture de l’espace aérien togolais : l’Airbus d’Air France, qui a décollé le matin de Paris avec à son bord Fambaré Natchaba, est détourné sur l’aéroport de Cotonou. Le président de l’Assemblée nationale, installé dans une suite à l’hôtel Sheraton de la métropole béninoise, assistera désormais en spectateur à une pièce qui se jouera sans lui. Hors jeu, tout au moins pour l’instant, inquiet pour sa sécurité au point de refuser de se rendre par la route à Lomé le lendemain, ainsi que l’y incitaient les autorités de Cotonou, Natchaba se tait.
Samedi, 20 h 30. Pour ne pas laisser la moindre place à une vacance du pouvoir et en attendant que les députés, convoqués pour le lendemain en séance extraordinaire, formalisent à leur manière la nouvelle donne, les chefs de l’armée togolaise, « dont le devoir est de garantir la sécurité », décident de « confier le pouvoir à Faure Gnassingbé à partir de ce jour » et « jurent de le servir loyalement ». La cérémonie, à laquelle assistent Faure et son frère Kpacha, a quelque chose de surréaliste. Il fait nuit et le haut état-major est réuni presque au complet. Il y a là les quatre généraux que comptent les FAT – Gnofame, Nandja, Memene, Tidjani – et une douzaine de colonels, dont les directeurs du port, des douanes et des impôts. La quasi-totalité est originaire du Nord, la région natale d’Eyadéma, terre d’élection des militaires togolais depuis l’époque coloniale. À l’évidence, cet adoubement du fils du défunt par un aréopage en treillis a des allures de coup de force – c’est ainsi qu’il sera unanimement perçu à l’étranger. D’où l’urgence d’un habillage constitutionnel que seul le Parlement peut tailler à la mesure du nouveau président.
Pour ce faire, Faure Gnassingbé a impérativement besoin d’un homme, expert en la matière : Charles Debbasch. L’ancien doyen de la faculté de droit d’Aix-en-Provence, proche collaborateur de Valéry Giscard d’Estaing quand ce dernier officiait à l’Élysée, est le conseiller juridique attitré de Lomé 2 depuis plus de dix ans. Titulaire d’un passeport diplomatique togolais et constamment accompagné de son petit chien aux longs poils soyeux, Debbasch, que l’on voit parfois le soir s’exercer au piano dans le hall de l’hôtel Sarakawa, vit entre sa villa de Lomé et son appartement parisien. Le doyen, qui a l’humour cinglant, est un homme habile, et même brillant, spécialiste en broderies constitutionnelles. Il va pouvoir donner toute sa mesure. Problème : lorsqu’on l’informe, vendredi 4 dans la soirée, qu’Eyadéma est au plus mal, Charles Debbasch est à Paris. Il affrète aussitôt un Falcon 50 de location qui décolle du Bourget le lendemain matin – trop tard pour atterrir à Lomé avant la fermeture de l’espace aérien. Dérouté sur Cotonou, le doyen emprunte un véhicule, prévient Faure de son arrivée et parvient à franchir la frontière terrestre. Immédiatement à pied d’oeuvre, il compose en coulisse l’alchimie juridique qui va faire de Faure Gnassingbé, président désigné par l’armée, un chef d’État légitimé par la représentation nationale.

Il faudra trois heures aux 67 députés (sur 81) réunis le matin du dimanche 6 février au Parlement pour destituer Fambaré Natchaba de son perchoir, le remplacer illico par Faure Gnassingbé – qui a retrouvé entretemps son siège de député de Blitta après avoir démissionné de son poste de ministre – et faire de ce dernier, ipso facto, le successeur de son père. Le tout à l’unanimité des présents. Au passage, les élus du peuple modifient les articles 55 et 144 de la Constitution, ainsi que l’article 152 du code électoral. Il n’est plus question de l’exercice provisoire du pouvoir par un intérimaire, le temps d’organiser une élection présidentielle sous soixante jours, mais d’un chef de l’État assurant sa fonction « pendant la durée du mandat de son prédécesseur qui reste à courir ». En l’occurrence, jusqu’en 2008. Le tour est joué et la voie ouverte pour la prestation de serment du président Gnassingbé devant les six membres du Conseil constitutionnel – laquelle a eu lieu le lendemain matin. Dans la salle, seuls les ambassadeurs de Chine, de Libye, du Ghana, de la RD Congo, ainsi qu’une délégation ivoirienne, ont fait le déplacement.

À 39 ans, Faure Gnassingbé revêt donc l’écharpe de président de la République du Togo. Mi-nordiste, mi-sudiste (de par sa mère, une originaire d’Atakpamé), ancien étudiant à Georgetown et à Paris-Dauphine, discret et affable, celui qu’Eyadéma préparait à l’évidence pour sa propre succession est très différent de son père. Gestionnaire, ministre des Mines et des Télécommunications depuis 2003, Faure est un personnage discret, réputé modéré, très impliqué dans les négociations avec l’opposition et avec l’Union européenne. Toutes proportions gardées, il est à Eyadéma ce que Joseph Kabila, Bachar al-Assad ou Mohammed VI sont à leurs pères respectifs : élevés dans l’ombre tutélaire et parfois écrasante de leaders « historiques », ils se sont forgé une personnalité invisible jusqu’à leur accession au pouvoir. À en juger par ses premiers pas, celle de Faure paraît affirmée : installé dans le bureau du Vieux à Lomé 2, il a laissé à son frère Kpacha le soin de ranger les effets et les dossiers du défunt et a aussitôt pris ses marques. Plus de courtisans inutiles ni de ministres en souffrance encombrant les salons pour d’interminables attentes, mais des rendez-vous précis de trente minutes et une évidente volonté de sobriété. Outre Kpacha, omniprésent, ses proches sont de sa génération : Pitang Tchalla (Communication), Akila Esso Boko (Intérieur), Katari Foli Bazi (Justice)… Seul le général Gnofame, qu’il appelle « papa », est un ancien grognard du Vieux. Ce dernier assure le lien avec un état-major réputé loyaliste, qui lui a confié le pouvoir avec son plein accord – très vraisemblablement sur son instigation, en fonction d’un plan d’urgence défini à l’avance -, mais au sein duquel ne figure plus son autre frère, Ernest, l’ancien patron des paracommandos de Kara, diminué depuis deux ans par un accident cérébro-vasculaire. Pour l’instant, du premier au dernier des ministres, le gouvernement du fils est le même que celui du père, Koffi Sama en tête. Il est vrai que l’heure n’est pas aux bouleversements, mais à la résistance dans un environnement hostile : tenir en faisant le dos rond.

Ce n’est pas tant sur le front intérieur que se situe l’urgence. Le parti au pouvoir, le Rassemblement du peuple togolais, lourde machine implantée dans tout le pays, s’est rallié comme un seul homme au nouveau pouvoir. L’opposition, qui dénonce une « dictature héréditaire » et n’hésite pas, à l’instar de Gilchrist Olympio, à lancer depuis Paris des appels au soulèvement, n’est pour le moment guère suivie, ainsi que l’a démontré l’échec des deux « journées Togo mort » des 8 et 9 février. Confronté aux multiples tracas de la survie quotidienne et peu disposé à servir à nouveau de munitions, comme au début des années 1990, à des leaders dont certains vivent très confortablement à l’étranger, le petit peuple de Lomé compte les points en priant le ciel que cette nouvelle crise ne compromette pas la levée des sanctions économiques qui étouffent le pays depuis plus de dix ans. Il est vrai que descendre dans la rue pour exiger l’accession à la présidence d’un Fambaré Natchaba, personnage totalement assimilé au régime, n’est guère une perspective enthousiasmante, même pour les plus déterminés. Enfin, si coup d’État il y a eu, il aura été pacifique – et c’est bien là l’essentiel aux yeux de beaucoup…

C’est donc de l’extérieur que vient avant tout la menace pour celui que la presse et la télévision officielles togolaises appellent « le président Faure ». Le plus simple, dans ce cas, est de compter ses amis. Mouammar Kadhafi a ainsi personnellement téléphoné le 6 février au fils d’Eyadéma, lequel a reçu du roi Mohammed VI un message de condoléances qui a dû lui faire plaisir : il est adressé à « Monsieur le Président de la République, Faure Gnassingbé ». Blaise Compaoré, dont les relations avec le Vieux étaient exécrables, s’est paradoxalement montré très attentif aux explications que Faure lui a fournies quotidiennement dès sa prise du pouvoir. Son attitude, lors du sommet de la Cedeao à Niamey le 9 février, s’en est ressentie, tout comme celle du Ghanéen John Kufuor, auprès de qui a été dépêché le général Gnofame. Enfin, quelque peu en froid lui aussi avec le père, l’Ivoirien Laurent Gbagbo a multiplié les gestes d’amitié envers le fils. Pascal Affi Nguessan, le président du Front populaire ivoirien, a été dépêché pour présenter les condoléances officielles de l’État et, le surlendemain, Faure recevait en audience un ancien chef des services secrets de Mobutu, Honoré Ngbanda, porteur d’un message de Gbagbo, dont il est le conseiller à la sécurité. Reste que ces marques discrètes de bienveillance sont peu, au regard des signes de défiance et des condamnations en cascade émanant de personnalités dont certaines ont pourtant bénéficié des proverbiales largesses du Vieux – la liste de ces « ingrats » circule d’ailleurs déjà sous le manteau dans l’entourage de Faure Gnassingbé. « Tout se passe comme si ceux qui avaient le plus profité d’Eyadéma voulaient se racheter en s’acharnant sur son fils », se plaint un proche du nouveau président, qui n’hésite pas à louer au passage la « réserve » dont ferait preuve à cet égard le Français Jacques Chirac. « C’est parce que le Togo est un petit pays qu’on se défoule sur nous au risque de provoquer une guerre civile, histoire de se donner bonne conscience et de faire oublier ce qu’on cautionne ailleurs. » Signe d’une très vive tension : le Nigérian Olusegun Obasanjo, président en exercice de l’Union africaine, a littéralement explosé de colère lorsqu’il a appris que l’un de ses avions officiels avait été interdit d’atterrissage sur l’aéroport de Lomé, le 10 février. En fait, l’appareil, un biréacteur Challenger 50, qui transportait une partie de la délégation nigériane censée participer à une réunion de crise de la Cedeao convoquée pour le lendemain, s’était vu signifier d’atterrir à Niamtougou, non loin de Kara, où devait se tenir le Sommet. En outre, l’avion n’avait pas été annoncé, suscitant immédiatement la méfiance des autorités togolaises : transportait-il Natchaba ? « C’est un acte de guerre », s’est exclamé, hors de lui, Obasanjo après avoir ordonné au Challenger de rentrer immédiatement à Abuja. C’est d’ailleurs le choix de Kara comme lieu de la rencontre avec Faure Gnassingbé, de préférence à Lomé, où elle était initialement prévue, qui a fait capoter la visite de conciliation que cinq présidents ouest-africains devaient effectuer au Togo le 11 février. Prise pour des raisons de sécurité par les autorités togolaises, cette décision a été interprétée par Olusegun Obasanjo comme un geste de défiance : pas question d’aller légitimer Faure sur les terres de son père. Malgré les réserves de John Kufuor et de Mathieu Kérékou, qui n’y voyaient guère d’objections, l’avis du président en exercice de l’UA l’a emporté, et la réunion a été annulée. Ambiance…

Alors que le Togo s’apprête vraisemblablement à vivre une nouvelle période d’isolement, à moins que ne s’enclenche un processus électoral dont on ne voit guère les prémices, un vieux baobab repose dans sa case à sortilèges, au milieu des siens, à Pya. Eyadéma est mort, et avec lui une page s’est tournée dans l’histoire tourmentée de l’Afrique de l’Ouest. Arrivé au pouvoir quelques mois après lui, et donc désormais doyen des chefs d’État du continent, le Gabonais Omar Bongo Ondimba a eu ce sobre commentaire à l’annonce du décès de celui avec qui il entretenait des relations parfois orageuses et toujours complexes : « Le président est mort, enterrons-le. » Puis, évoquant à demi-mot sa propre succession, il a résumé ainsi l’angoisse des présidents éternels à l’heure du rendez-vous final : « Je veux bien faire confiance à tout le monde. Mais est-ce que ceux à qui je fais confiance pourront m’enterrer librement à l’heure où Dieu m’appelle ? ». Pour les chefs aussi, la mort est une énigme…

Archives Jeune Afrique

 

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