Lynx.info: Finalement pour être président africain libre et aimé par les pays riches, il faut vendre son pays à leurs multinationales. C’est ça?
Prof. Dédy Séri : De toute évidence, ce sont les intérêts qui mènent le monde. Et c’est grâce aux crises que l’Afrique traverse depuis le XVIème siècle que les Africains se rendront compte de cette vérité. Ce sont les intérêts qui ont provoqué la mise en esclavage des peuples africains lorsque le roi d’Espagne et le Pape Paul III ont dû interdire définitivement l’exploitation des amérindiens au détriment des africains décrétés sans âme, comme les animaux. Les Noirs furent traités comme tel par mauvaise foi : sans la main d’œuvre africaine, les multinationales de l’époque n’allaient pas pouvoir exploiter les immenses richesses du Nouveau monde dès lors que la foi chrétienne interdisait que les Amérindiens fussent traités comme des animaux. Or, la colonisation est le succédané de l’esclavage, lui-même déterminé par le capitalisme. Or, la mondialisation est le stade suprême du capitalisme. Du XVIème siècle jusqu’à ce début du XXIème siècle et partout dans les contrées visitées par les dominants, les groupes de résistance à la domination ont toujours été atrocement combattus. A l’inverse, les groupes les plus accommodants ont été adoubés. Un petit exemple pris dans l’histoire de la Côte d’Ivoire : notre pays fut d’abord nommé « Côte des mâles gens », en référence aux premières résistances anticoloniales, avant d’être rebaptisé « Côte des bonnes gens » avant de devenir « Côte d’Ivoire ». Les mâles gens, on le devine aisément, c’étaient les peuples qui réservèrent un accueil peu amical à la domination européenne.
Lynx.info: Abou Cissé, oncle d’Alassane Ouattara parlant de son neveu dit que, quand il ouvre la bouche, c’est pour parler de l’argent qui ne lui appartient pas. Etes-vous aussi de cet avis?
Prof. Dédy Séri : Mieux que quiconque, M. Abou Cissé connaît son neveu. Pour ma part, je ne sais pas de quoi il parle lorsqu’il avoue que M. Alassane n’évoque que l’argent des autres… Je ne sais pas. Ce que je sais en revanche, est que l’homme fort d’Abidjan est celui qui a pour métier de « chercher l’argent » selon ses propres termes lors de la campagne électorale d’octobre 2010. En tout état de cause, je crois savoir que M. Abou Cissé reproche à son neveu de compter exclusivement sur l’argent des autres. C’est-à-dire les moyens que les relations extérieures de M. Ouattara sont susceptibles de mettre à sa disposition.
Lynx.info: Quel secret Gbagbo avait en tant qu’historien pour ne pas tendre la main à l’extérieur ?
Prof. Dédy Séri : Le secret de Laurent Gbagbo ? Sans aucun doute sa culture au sens de conscience historique et de rapport aux hommes et aux choses. Ici l’historien est doublé d’un anthropologue qui a toujours admiré Ibn Khaldun, Harris Memel-Foté, Christophe Wondji, Joseph Ki-Zerbo, etc. Sous son mandat, Laurent Gbagbo encourageait les hommes d’affaires qu’il admirait. Il ne méprisait pas les affaires mais s’en méfiait. En effet, à la suite d’Ibn Khaldun, il disait toujours que le souverain qui fait du commerce a beaucoup de chances de ruiner les bases de l’économie de son peuple. Laurent Gbagbo avait horreur de l’endettement. Etymologiquement, la dette renvoie à l’assujettissement : s’endetter, c’est se mettre une corde au cou. Un chef d’Etat souverainiste et jaloux de l’indépendance de son pays peut-il raisonnablement chercher à lui mettre cette corde au cou ? De là on comprend mieux le concept de « budget sécurisé » qui a guidé les pas de sa politique économique du 26 octobre 2000 au 19 septembre 2002. Pour Laurent Gbagbo, un pays qui s’endette se met toujours dans la relation du Baobab et de l’Arbuste. Un Arbuste sous un Baobab ne grandit jamais. Il se rabougrit. C’est pourquoi, il n’y a pas un seul pays anciennement colonisé par la France colbertiste parmi les pays émergents. Certains économistes complaisants évoquent le Vietnam comme pays émergent anciennement colonisé par la France. Mais on oublie ici que le Vietnam a dû faire la guerre à la France et aux Etats-Unis.
Lynx.info: Ouattara vient de signer un nouvel accord de défense plus avantageux pour son pouvoir et pour la France. La Côte d’Ivoire sera-t-elle un jour indépendante?
Prof. Dédy Séri : Votre question interpelle la France puissance tutélaire et pays des Droits de l’Homme ; elle écarquille en même temps les yeux et les cœurs des patriotes Ivoiriens et Africains. Cet accord de défense peut être considéré comme un recul dans la mesure où, sous Laurent Gbagbo, il était justement question de rompre définitivement avec un type de coopération qui rappelle étrangement le début des Indépendances. Cet accord vise-t-il une longévité politique des gouvernants actuels et l’asservissement économique de la Côte d’Ivoire ? Certains le disent et le pensent. Mais ils oublient une chose : tout recul historique annonce une avancée. Et le bonheur de ceux qui provoquent les reculs est qu’ils ne savent pas quand les avancées interviendront. C’est pour préserver des lendemains meilleurs que l’opposition actuelle sollicite humblement le dialogue politique qui fait si cruellement défaut. Il n’y a jamais de victoire définitive pas plus qu’il n’y a de défaite définitive.
Lynx.info: Comment fait Ouattara pour diriger la moitié des Ivoiriens sans être inquiété ?
Prof. Dédy Séri : Dites plutôt « comment il fait pour diriger plus de la moitié des Ivoiriens ? » Je souhaite apporter deux précisions là-dessus : d’une part, dans son propos du 27 janvier 2012 face à un journaliste de L’Express lui demandant pourquoi il fait la part belle aux Nordistes dans ses nominations, le chef de l’Etat ivoirien a dit qu’il s’agit d’un « simple rattrapage ». Car ses parents du Nord qui représentent selon lui 40% de la population –ce qui est inexact – ont été exclus des postes de responsabilité sous Laurent Gbagbo. On peut donc en déduire qu’il est désormais en mission pour 40% du peuple ivoirien et non plus de la moitié. De là, peut-on affirmer qu’il dirige sans être inquiété ? Un chef peut-il exclure et être tranquille ? Dans un pays meurtri par 20 années d’instabilité, je suis cependant heureux qu’il n’y ait plus de bruit de bottes. Mais sous un rapport purement psychologique, je ne suis pas sûr qu’il dirige en toute sérénité. En effet, lorsque Gbagbo a été extradé, des voix se sont indignées, y compris au sein du RHDP. Djédjé Mady a évoqué en bon chirurgien une possible « déchirure du tissu social ». De son côté, M. Abou Cissé a parlé d’une faute gravissime correspondant à une transgression de totem. N’oublions pas que le projet de rattrapage de M. Alassane Ouattara a provoqué un très vif émoi dans tout le pays. Il gère mais ses prises de parole problématique auront une incidence sur le comportement électoral des non nordistes qui se sentent désormais trahis par le « président » de tous les Ivoiriens. Il s’agit donc d’une quiétude de façade.
Lynx.info: Prof. Dédy Seri, Hillary Clinton dit quelle est impressionnée par le travail fait par Alassane Ouattara en si peu de temps…
Prof. Dédy Séri : Là-dessus, rien d’étonnant : le pays d’Hilary Clinton fait partie des soutiens extérieurs du pouvoir en place. Son impression est une impression « d’accompagnement ». Pendant longtemps, Félix Houphouët-Boigny, en pleine guerre froide et en contexte de parti unique, fut considéré comme le Sage de Côte d’Ivoire et d’Afrique, la Côte d’Ivoire elle-même, la Suisse d’Afrique alors que le peuple subissait les contre-couts du libéralisme autoritaire d’Houphouët-Boigny. Je tiens à rappeler que 48h après le départ de Mme Clinton, le meeting du FPI a été réprimé le 21 janvier 2011, de la façon la plus anti-démocratique qui soit. Les Etats-Unis, la France, l’ONUCI, le Canada ont condamné cet acte et exigé une enquête impartiale pour situer les responsabilités et sanctionner les auteurs. Est-ce ce travail qui impressionne Mme Clinton ? J’imagine que non.
Lynx.info: Même les morts et les casses lors du meeting du FPI n’ont eu aucune résonance dans les médias français, encore moins ivoiriens ( Fraternité Matin ne l‘a jamais évoqué). Êtes-vous conscient que la Côte d’Ivoire vire vers une dictature implacable ?
Prof. Dédy Séri : Ce qui m’interpelle, c’est moins la dictature que l’accueil qui lui est réservé par les médias des pays présentés comme étant les plus démocratiques de la terre. Au cours des années 1970, les écoles de journalisme enseignaient que la pensée unique se trouvait dans les pays du tiers-monde et la liberté d’expression, dans les pays occidentaux. Aujourd’hui, lorsque je compare le régime de Gbagbo à celui de Sarkozy, je constate que la pratique journalistique en France sous Sarkozy fait pitié par rapport à ce que j’ai connu sous Pompidou et Valery Giscard d’Estain. Je n’évoque pas ici le comportement des médias d’Etat ivoiriens ni les dérives de l’autorité de régulation de la presse vis-à-vis de l’Opposition et des médias indépendants. On a reculé de 50 ans sur le chemin de la pensée plurielle.
Lynx.info: Le FPI a le peuple, les ressources humaine … mais pas une base arrière comme Ouattara et Soro l’avaient eu. Êtes-vous conscient que sans un rapport de force, Alassane ne discutera avec personne ?
Prof. Dédy Séri : Le rapport de force ne se trouve pas uniquement au niveau de la force militaire. D’ailleurs depuis sa création, le FPI fonctionne sur la base de la transition pacifique. Il n’a jamais intégré la violence à sa conquête du pouvoir. Parce que la politique est perçue et admise comme une guerre sans effusion de sang. Le FPI est pour les luttes institutionnelles. Donc pour la guerre symbolique. Et non pour la guerre des Kalaches et des bombes. Cette option demande beaucoup de patience mais c’est utile. Car il est préférable d’investir dans la paix durable. C’est pourquoi nous avons mis 30 ans avant d’accéder au pouvoir d’Etat. En évitant les raccourcis forcément violents, nous avons épargné des vies humaines. Les raccourcis, vous le savez, réservent souvent de très mauvaises surprises surtout lorsque le peuple s’intellectualise et résiste comme c’est le cas aujourd’hui en Côte d’Ivoire. Alassane Ouattara peut ne pas être disposé à discuter avec une pauvre Opposition comme nous. Mais en réalité, il discute avec nous si l’on en croit le nombre de rencontres que les soutiens extérieurs du pouvoir initient avec nous. Les choses bougent sans en avoir l’air. Je veux dire que le monde n’est pas statique. On peut être au pouvoir sans avoir le pouvoir et inversement, être dans l’Opposition et avoir le pouvoir. C’est notre cas. Car du double point de vue politique et éthique, tout le monde nous donne raison en ce moment. Cela effarouche le pouvoir Ouattara. Et c’est cette situation paradoxalement désespérante qui explique la violence et l’autoritarisme du RDR. Ce parti utilise la violence et l’autoritarisme comme une personne handicapée qui utilise des prothèses. Autrement dit, le FPI a la majorité morale et politique.
Lynx.info: Merci professeur Dédy Séri.
Interview réalisée par Camus Ali Lynx.info
Fait à Abidjan, le 15 février 2012.