Bernard Cardinal Yago, passionné de Dieu et de l’homme’ est le titre d’un ouvrage de feu Lebry Léon-Francis. Passionné de Dieu, le prêtre ou l’évêque est aussi passionné des hommes, ce qui signifie qu’il ne peut pas ne pas rejoindre ceux-ci dans leurs luttes pour plus de justice et de liberté, qu’il ne peut pas s’enfermer dans la sacristie car “L’Église, ou elle est en sortie ou ce n’est pas l’Église. Ou bien elle est en annonce ou bien elle n’est pas l’Église. Si l’Église ne sort pas, elle se corrompt, elle se dénature. Elle devient une autre chose” (cf. François, ‘Sans Jésus nous ne pouvons rien faire. Être missionnaires aujourd’hui dans le monde’, Paris, Bayard/Librairie du Vatican, 2020). S’il est indiscutable que Jésus avait l’habitude de sortir pour nourrir les affamés, guérir les malades et délivrer les personnes tourmentées par les mauvais esprits, il est non moins vrai que sa solidarité avec ceux qui souffraient physiquement et mentalement ne l’a pas conduit à exercer le pouvoir politique. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à sa fuite dans la montagne quand la foule voulait faire de lui son roi après la première multiplication des pains (Jn 6, 1-15). De la même manière, le prêtre n’a pas besoin d’entrer dans un parti politique, ni de devenir député, sénateur, ministre ou président de la République pour combattre l’injustice et la dictature dans un pays. La seule voie qu’il puisse emprunter pour témoigner de sa proximité et de sa solidarité avec les opprimés sans que cela ne le mette en conflit avec le Droit canon de l’Église, c’est de parler sans langue de bois et de parler à temps et à contretemps tout en essayant d’être aussi objectif que possible. Car, “si le Christ fait … de ses ministres un feu brûlant, c’est pour que ce feu s’allume sur la terre”, écrit le cardinal Emmanuel Suhard. L’ancien archevêque de Paris ajoute : “Comme le Christ, le prêtre apporte à l’humanité un bienfait sans égal : celui de l’inquiéter. Il doit être le «ministre de l’inquiétude»... Il ne s’agit pas ici, c’est évident, de semer une peur maladive dans des consciences déjà exacerbées par la vie moderne. La révolte qu’il prône, c’est l’insurrection des consciences, l’ordre qu’il vient troubler, c’est le calme apparent qui couvre les iniquités et les haines. Comme le héros et le saint, le prêtre, dans la cité, n’est pas un citoyen passivement docile ; il n’a point taille commune. Sa façon à lui d’être un bon citoyen, c’est d’être, dans l’obéissance la plus sincère à l’autorité légitime, l’éternel «insatisfait» : non pour troubler la paix sociale, mais pour en préparer, à chaque moment, la réalisation la plus haute… Prophète du Dieu vivant, il n’admet plus le repos qui serait la mort; il se doit d’être l’artisan du devenir, du jaillissement, dans l’intimité des personnes comme dans le déroulement de l’Histoire.” (Card. E. Suhard, ‘Le Prêtre dans la Cité’, Paris, Édition A. Lahure, 1949, p. 32)
Bref, le fait de ne pas jouer un rôle politique direct dans la Cité n’empêche nullement le prêtre de dénoncer tout ce qui bafoue la dignité humaine et met en péril le vivre-ensemble. Il convient d’avoir cette vérité en tête pour comprendre pourquoi, le 21 juin 1954 à Bad-Boll, le chancelier allemand Adenauer affirmait que le clergé catholique “ne peut pas se tenir en dehors de la politique et que les ecclésiastiques devraient recevoir une meilleure formation politique, économique et sociale pendant leurs études”, pourquoi certains épiscopats africains sont beaucoup intervenus ces trente dernières années sur les sujets qui engagent la vie de la nation. Je pense, par exemple, aux évêques burkinabè exigeant fermement le respect de l’article 37 de la constitution interdisant plus de deux mandats présidentiels. C’était le 20 février 2010. On sait que Blaise Compaoré ignora la parole des évêques mais on sait aussi qu’il fut chassé du pouvoir par un soulèvement populaire, le 31 octobre 2014. En juillet 2014, c’était au tour des évêques de la RDC de s’opposer à toute modification de l’article 220 qui empêche le président de briguer un 3è mandat. Dans un message intitulé « Protégeons la nation » et lu à la presse, la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) qualifiait toute tentative de modification de cet article- clef de « voie sans issue » et rappelait que “l’article 220 a été verrouillé par le constituant lui-même justement pour échapper à cette modification. Le modifier, c’est refaire marche en arrière sur le chemin de la construction de notre démocratie et compromettre gravement l’avenir harmonieux de la nation”.
En décidant, le 6 août 2020, de se présenter à l’élection présidentielle du 31 octobre de la même année après deux frauduleux mandats, non seulement Dramane Ouattara renie l’engagement pris le 5 mars dernier devant les députés et sénateurs de la nation mais, circonstance aggravante, il viole la Constitution ivoirienne qui n’est pas différente de celles du Burkina Faso et de la RDC sur la limitation des mandats présidentiels. Alors que le Peuple ivoirien est dans la rue partout depuis une semaine pour dire non au violeur, évêques catholiques, pasteurs et imans (sauf Aguib Touré que je félicite au passage parce qu’il a osé déclarer que Ouattara ne devrait pas se représenter) sont silencieux comme s’ils avaient des chats plus importants à fouetter. Que craignent-ils ? Attendent-ils que des milliers d’Ivoiriens perdent la vie avant d’arrêter (au propre comme au figuré) le dictateur qui une fois de plus fit montre d’arrogance, de suffisance et de mépris envers les Ivoiriens lors de sa rencontre avec quelques chefs traditionnels du Sud le 17 août 2020 ? Quel deal ont-ils fait avec lui pour que la dangereuse situation du pays les laisse indifférents à ce point ? À quoi cela servira-t- il d’appeler demain à la paix et au calme si le fauteur de troubles n’est pas interpellé aujourd’hui ? Ont-ils oublié que la voix du Peuple (vox populi), c’est la voix de Dieu (vox Dei) ? Ne comprennent-ils pas qu’ils n’auront plus leurs quêtes, offrandes et dîmes si le pays est à feu et à sang à cause d’un seul individu qui nous pourrit la vie depuis 1990 ?
Ce n’est injurier personne que de dire que certains “guides” religieux mangeant et buvant dans la main de Monsieur Ouattara, il leur sera difficile d’ouvrir la bouche. Ces indignes “hommes de Dieu” devraient se souvenir de la parole selon laquelle “l’homme ne vivra pas de pain seulement” (Matthieu 4, 4) et se rappeler que le Seigneur invite ses serviteurs à “ rechercher la justice, mettre au pas l’oppresseur, faire droit à l’orphelin, prendre la défense de la veuve” (Isaïe 1,17).
Jean-Claude DJEREKE