Pourquoi l’instauration de la démocratie piétine-t-elle au Togo?

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Le Togo regorge d’intellectuels. Mais la majorité d’entre eux ne s’impliquent pas dans la lutte contre la dictature

Il y a bientôt plus de quatre décennies que le Togo est sous le joug de la dictature primitive militaro-fasciste du clan Eyadema et sa suite. Depuis l’avènement de ce régime despotique en 1963, des tentatives ont été faites pour retourner la situation. Des hommes ont travaillé dans l’ombre avec courage et perspicacité pour ouvrir une brèche dans le système. Seuls d’abord, puis en collaboration avec une jeunesse qui a pris conscience de la situation et de son devenir. Cela a permis le soulèvement populaire du 5 octobre 1990 qui a mis en déroute le régime.

Mais très vite, la dictature est restaurée. Les minces acquis démocratiques obtenus à partir du 5 octobre 1990 sont constamment remis en cause. Le régime est devenu plus fort, les partis d’opposition qui occupent le devant de la scène ne jouent plus qu’un rôle d’accompagnement. Cette situation s’est aggravée depuis la signature de l’“Accord Politique Global“ et la formation du Gouvernement d’Union Nationale. Elle s’est encore empirée depuis la création des deux regroupements, le CST et la Coalition Arc-en-ciel en 2012. Pourquoi tout cela? Quatre raisons peuvent expliquer cette situation et l’échec de cette lutte.

1- Les partis politiques d’opposition créés avant et après la petite ouverture démocratique obtenue le 5 octobre 1990 sont faibles structurellement, financièrement et idéologiquement. Leurs leaders n’ont pas tenu compte et ne tiennent toujours pas compte de la nature réelle du régime. De plus, ils entretiennent entre eux-mêmes des rivalités pour la conquête du pouvoir tout de suite; des rivalités qui les poussent à ne pas penser à la nécessité d’une réorganisation de l’opposition pour renverser le rapport des forces régime/opposition en faveur de l’opposition.

La plupart d’entre eux ne savent même pas comment le 5 octobre 1990 était arrivé. Ils se sont contentés de récupérer le mouvement à leur profit. Ils ne supportent pas les critiques et/ou les propositions de leurs membres pour la bonne organisation et la bonne orientation de la politique de leur parti. Ils privilégient leurs rivalités à l’organisation de la population qui devrait constituer ainsi une véritable force derrière eux.

Les leaders politiques de ces partis n’ont peut-être pas compris que la question du passage d’un régime despotique à un régime démocratique n’est pas si simple que cela, surtout lorsqu’il s’agit d’une dictature dure, du genre de celle qui régente le Togo depuis plus de quatre décennies dans un contexte international de plus en plus conservateur, pour ne pas dire réactionnaire.

La course concurrentielle pour le pouvoir ne laisse pas le temps de penser l’action politique. Il faut „agir, agir, agir……“ disent-ils. Or dans une situation de passage d’un régime despotique à un régime de démocratie, surtout au Togo, et dans un contexte international fortement marqué par des positions si ambigues sur le principe de la démocratisation en Afrique, la thèse suivant laquelle les partis d’opposition doivent rivaliser entre eux, se concurrencer pour accéder au pouvoir, est totalement erronnée. Cette thèse nourrit des contradictions insurmontables qui minent l’opposition démocratique et la fragilise sans cesse face au pouvoir despotique.

2-Le régime a appauvri la population à l’extrême. Il a déstructuré le corps social et désagrégé les valeurs qui fondent la société. Il a fait tout cela pour maintenir le peuple dans l’asservissement. Le régime ne veut jamais que le peuple s’organise pour constituer une force et devenir un contre-pouvoir. C’est ainsi qu’il a, par exemple, désorganisé les syndicats en 1968 pour créer son propre syndicat, le syndicat unique (CNTT); qu’il a saboté et sabote encore la formation des syndicats d’agriculteurs; qu’il a détruit les associations de jeunes; qu’il a multiplié depuis les syndicats-maison pour briser toute tentative de grèves, qu’il multiplie les partis politiques qui lui sont favorables en prévision de remporter les élections.

Il est aidé dans cette tâche par certaines puissances étrangères qui trouvent leurs intérêts dans le pays.

3- La pauperisation du peuple l’empêche de s’organiser pour mener des actions efficaces contre le régime. Beaucoup se recroquevillent dans leur petit monde, dans une attitude passive et attentiste. Certains disent qu’ils ne veulent pas se mêler de la politique et regardent les autres faire. D’autres encore affirment que ce qu’ils feront ne changeront rien à la situation dans le pays. Dans la diaspora togolaise, nombreux sont ceux qui refusent de s’engager dans la lutte contre le régime de peur qu’il arrive des ennuis à leurs parents au pays. Chacun veut sa sécurité individuelle avant de penser à la sécurité de tous. Cela constitue un handicap sérieux pour la lutte en cours contre le régime de dictature au Togo.

4- Le Togo regorge d’intellectuels. Mais la majorité d’entre eux ne s’impliquent pas dans la lutte contre la dictature. Ils ne militent pas. Ils méprisent les partis politiques d’opposition. Ils se considèrent au-dessus de la mêlée. Ils attendent qu’on leur fasse appel. Alors qu’ils devraient penser avec les autres, descendre dans la masse de la population pour l’organiser, surtout sa jeunesse décidée à en finir avec ce régime despotique.

D’autres facteurs de l’échec de plus de quatre décennies de lutte ouvertement engagée existent. Nous ne saurons tous les relever dans cet article. Mais le nouveau paysage créé à l’issue de tous les dialogues intervenus jusqu’á présent et tout ce qui se passe entre les partis politiques, les collectifs d’associations de la société civile et le régime nous interpelle tous et nous invite plus que jamais à nous engager politiquement pour le vrai changement, le changement démocratique.

La  « société dite civile »

Chacun de tous ceux qui aspirent à ce changement démocratique doit s’engager dans la lutte dans le cadre d’un parti politique de son choix pour en faire un parti de masse. Cela veut dire qu’aucun d’entre nous ne doit plus se déclarer „apolitique“ et s’enfermer dans l’indifférence ou dans l’inaction comme s’il n’était pas un citoyen de son pays. Car on ne fait pas la politique tout seul dans sa chambre ou devant un clavier d’ordinateur. On l’a fait ensemble avec d’autres dans le cadre d’une organisation politique (même si on adhère à une organisation de la société civile, qui a une fonction différente de celle d’un parti politique) sur la base d’un engagement politique et de la loyauté envers soi-même, envers les autres et envers son pays.

Il est nécessaire de s’engager dans des partis politiques. Car les partis politiques sont des formes particulières d’organisations qu’il ne faut pas confondre avec d’autres groupes sociaux comme des groupes d’intérêt ou les associations. Ils définissent la politique nationale et la conduisent conformément à leur programme politique après la conquête du pouvoir politique. Ils envoient leurs représentants au parlement par le biais des élections. La volonté des électeurs constitue un élément décisif pour eux.

Alors que la „société civile“ s’inscrit dans un espace public au sein de la société. Elle se trouve entre l’Etat, le marché et la famille; elle ne désigne ni un groupe homogène, ni une masse de citoyens isolés les uns des autres. Elle désigne des rassemblements de citoyens suivant leurs centres d’intérêt respectifs, visant une réciprocité des échanges et la poursuite d’objectifs communs.
Les organisations de la société civile sont indépendantes de l’Etat et des organisations économiques. Elles ne travaillent pas dans un but lucratif, elles essaient d’attirer l’attention sur leurs intérêts. Elles ne poursuivent pas des fonctions étatiques.

C’est pourquoi la politisation de la société civile l’éloigne d’avantage des revendications et des préocupations des populations. Elle participe à la passivité des citoyens en confortant le régime. L’idéal apolitique de la société civile doit être fortement marquée par son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique.

Mais si les partis politiques d’opposition qui dominent et animent la scène politique du Togo deçoivent par leur faiblesse, l’absence de réflexions politiques, leurs comportements et par l’obscurantisme politique dans lequel ils continuent d’entretenir le pays, il en existe encore de crédibles. Il suffit d’analyser les prises de positions de chacun et de voir la conformité de leur pratique politique quotidienne avec les aspirations du peuple togolais pour s’en rendre compte.

Les partis politiques ou tous ceux qui veulent le changement démocratique dans le pays doivent penser à la nécessité d’une nouvelle politique d’opposition, une véritable politique d’opposition. La définition de cette nouvelle politique doit répondre à certaines interrogations et trouver un consensus sur quelques principes essentiels : Qui doit être l’acteur principal de la lutte pour la démocratie? Se limite-t-elle à un petit groupe de „spécialistes de la politique“ comme on le voit aujourd’hui ou englobe-t-elle la masse de tous ceux qui rejettent le régime et aspirent aux libertés démocratiques ? Ou encore quand un togolais dit „les opposants“ ou „l’opposition“; ou quand il dit: „il n’existe pas une opposition au Togo“, à qui pense-t-il et à quoi pense-t-il ? Si tous ceux qui veulent „le départ de Faure ou du clan Gnassigbe“ font partie de l’opposition, quel rôle doivent-ils jouer dans la définition et dans la conduite de la nouvelle politique d’opposition ? Doivent-ils léguer leurs responsabilités au profit de „grands leaders“, comme ils le font en ce moment en se tenant à l’écart pour jouer aux arbitres entre le régime et les opposants ?

Dans la définition de la nouvelle politique d’opposition, la lutte contre le régime de dictature doit être une lutte de masse et non une lutte élitiste. La masse organisée doit être l’acteur principal du processus de démocratisation. Au lieu d’être marginalisée, mise à l’écart ou mise en réserve pour en recourir les jours des élections ou les jours de marches de protestation, la masse organisée de tous ceux qui refusent la dictature doit s’impliquer intensément, et doit être impliquée dans la lutte. C’est la seule condition pour que le leader émerge de la masse en lutte et soit représentatif de ses intérêts, de ses joies et de ses malheurs.

Le rôle historique du parti politique

Comme nous l’avons expliqué plus haut, le parti politique est la forme d’organisation la plus appropriée pour définir et conduire la nouvelle politique d’opposition. Un parti politique, ou des partis politiques alliés sur une base programmatique peuvent jouer ce rôle, d’autant plus que la nouvelle politique d’opposition comportera forcément des éléments fondamentaux (politiques intérieure, sociale, culturelle, extérieure, africaine, économique, scientifique …) de la politique nationale qui sera conduite demain, après la disparition du régime despotique.

C’est pour cette raison que la nouvelle politique d’opposition doit nécessairement être conduite dans le cadre d’un parti ou de partis de masse dans lesquels chaque togolais doit s’engager, non pas à cause de la tête, du porte-monnaie ou la capacité de manoeuvre du leader du parti, mais à cause des idées défendues par le parti, de sa pratique politique quotidienne aux aspirations du peuple. Cela veut dire que toute personne ou tout citoyen qui aspire au changement démocratique dans notre pays ne doit pas se déclarer „apolitique“ et s’enfermer dans l’indifférence ou dans l’inaction, comme s’il n’était pas concerné par les problèmes politiques de son pays.

Il faut donc s’engager dans le parti de son choix, et se battre en son sein selon les règles établies pour le transformer de l’intérieur au moyen du débat démocratique. Et si toutes les tentatives d’une transformation sont impossibles, dans ce cas on démissionne et on va créer un autre parti si on le peut, ou alors on va adhérer à un autre parti dont les idées et les pratiques sont plus conformes à ses convictions politiques.

Ici, remarquons qu’au Togo, la multiplication ou la prolifération de partis se réclamant de la même idéologie politique renforce la concurrence entre partis politiques et gangrène ainsi le jeu politique. Par exemple : il existe au moins quatre partis politiques dits „panafricains“. Pourquoi les partis dernièrement nés et se réclamant de la même idéologie panafricaniste ne peuvent-ils pas rejoindre les anciens pour se mettre ensemble et travailler ensemble plus efficacement ? La course concurrentielle pour le pouvoir ne laisse malheureusement pas le temps de penser l’action politique.

La „communauté internationale“.

Les Togolais et les Africains doivent savoir ce qu’ils désignent souvent par le terme „communauté internationale“ ou „opinion internationale“. Ces termes recouvrent des entités disparates dont les intérêts sont souvent contradictoires, et dont les positions sur les questions essentielles comme la démocratie, l’Etat de droit, le développement, la paix dans le monde … sont souvent déterminés par des intérêts contradictoires. Pour exemple, suivez les positions de la France, de la Grande Bretagne, de l’Allemagne, des USA sur les questions de la démocratie et des droits humains au Togo au regard de leurs positions sur les mêmes questions au Zimbabwe, au Soudan, en Israel, en Syrie …

Qu’est-ce qui justifie que, pour être pris au sérieux, nos chefs de partis d’opposition se sentent obligés de recourir à chaque fois à la Communauté internationale“ ? Ce comportement montre qu’on ne comprend rien à la géopolitique internationale et aux rapports euro-africains.

Il existe au niveau international des forces démocratiques qui pourraient constituer des alliés précieux pour soutenir la lutte pour la démocration au Togo et en Afrique. Mais si nombre de ces forces hésitent encore à s’engager véritablement aux côtés des partis en lutte pour les libertés démocratiques, c’est parce que nos partis politiques manquent de visions politiques, de cohérences dans leurs pratiques politiques et ne sont pas suffisamment organisés pour se donner une politique d’opposition commune pour pouvoir mériter le soutien de ces forces démocratiques du monde entier.

Donc il faudra que les Togolais et plus généralement les Africains commencent par se départir de l’idée qui consiste à croire que ces forces démocratiques viendraient faire à leur place ce qu’ils doivent faire eux-mêmes pour se libérer de l’oppression despotique.

Beaucoup de ces organisations démocratiques nationales ou internationales comprennent parfaitement que, pour la question de la démocratie au Togo et en Afrique, leur rôle n’est pas de se substituer aux Togolais ou aux Africains, ni de décider à leur place de ce qui doit être fait ou non, ni de donner des leçons comme on le constate bien souvent. Ces forces démocratiques savent qu’il s’agit, au nom de la solidarité internationale entre peuples, d’être aux côtés des Togolais, des Africains qui se battent pour les libertés essentielles, de les accompagner dans leur juste combat, de se battre autant que possible et de toutes les façons possibles avec eux sur le terrain qu’ils auront choisi eux-mêmes d’être, de se garder de porter atteinte à leur droit à décider eux-mêmes de ce qui leur convient et de ce qui ne leur convient pas.

Et les Togolais et les Africains ont le devoir d’expliquer tout cela avec la plus grande patience possible et avec le plus grand respect possible à celles des forces démocratiques qui ne le comprennent pas encore.

Dans le cas du Togo, chaque composante de „l’opinion internationale“ ou la „communauté internationale“ adopte l’attitude la plus conforme possible à ses intérêts stratégiques et à ses positions idéologiques. Si les intérêts des peuples en cause rencontrent les siens alors la communauté internationale soutiendra la lutte de l’opposition. Dans le cas contraire, elle adopte une position contraire. C’est ce qu’elle a toujours fait à travers les différents dialogues qui se sont déroulés et qui vont se dérouler dans le pays.

En conséquence, tirant la leçon de tout ce qui a été dit, les Togolais doivent commencer par faire eux-mêmes ce qu’ils doivent faire pour se libérer du joug de la dictature et le faire bien. A partir de ce moment, ils trouveront au sein de la communauté internationale des composantes qui se mettront à leurs côtés et les soutiendront. L’une des grandes erreurs de la tendance majoritaire de l’opposition togolaise est de s’en remettre à chaque fois à la „ communauté internationale“ au lieu d’adopter une orientation politique qui lui permette de tirer sa force de la force organisée de la masse de tous ceux qui aspirent au changement démocratique dans le pays.

A l’étape actuelle de notre lutte pour la démocratie, il faut nécessairement définir une nouvelle politique d’opposition. Elle devra être portée par une force alternative d’opposition, en l’occurence celle dont parle la CDPA-BT depuis 1992.

Fait à Lomé, le 23 Janvier 2015

 

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