“L’aventure ambiguë” est l’histoire de Samba Diallo, ce petit Peul qui commence par suivre l’enseignement de Thierno. Même si le maître d’école coranique est exigeant et sévère, Samba Diallo apprécie la vie au foyer ardent, la mémorisation et la psalmodie de la Parole (coranique), la sobriété, le détachement, la foi et le rapport de Thierno à la mort. Lorsqu’il atteint l’âge de fréquenter l’école occidentale, tous les Diallobé ne sont pas sur la même longueur d’onde: certains comme le chef des Diallobé sont opposés à l’école étrangère tandis que la Grande Royale (la sœur du chef des Diallobé) y est favorable quoiqu’elle dise la détester. Pourquoi n’aime-t-elle pas l’école nouvelle? Que lui reproche-t-elle? Écoutons ses arguments: “Elle tuera en eux [nos enfants]ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il en eux. Quand ils nous reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas”. Ces réserves faites, la Grande Royale souhaite que Samba Diallo et les autres enfants diallobé y soient envoyés car, pour elle, il est non seulement important que les “générations nouvelles acquièrent “l’art de vaincre sans avoir raison” mais il est aussi nécessaire qu’elles apprennent “à construire des demeures, à soigner les corps à l’intérieur de ces demeures comme savaient le faire les étrangers”.
Le chevalier (le père de Samba Diallo) ne se montrera pas sourd au conseil de la Grande Royale. Et voici les raisons pour lesquelles il a accepté d’envoyer son fils à l’école des Blancs: “J’ai mis mon fils à l’école parce que l’extérieur que vous avez arrêté nous envahissait lentement et nous détruisait. Apprenez-lui à arrêter l’extérieur… L’Occident érige la science contre ce chaos envahissant, il l’érige comme une barricade“ (le chevalier s’adressant à Paul Lacroix). Samba Diallo ira donc étudier la “science qui arrête l’extérieur” dans une ville du Sénégal, d’abord; à Paris, ensuite. Dans la capitale française, il découvre un autre monde, un univers marqué par l’esprit cartésien, l’individualisme, l’obsession du profit, la course au rendement mais aussi par la propreté, l’organisation et la précision. Il y fait la connaissance de Lucienne (une communiste française) et de Pierre-Louis (un avocat antillais militant). Avec eux, il échange fréquemment sur ce que l’Occident peut apporter à l’Afrique et vice-versa.
À la demande de son père, il retourne en Afrique, quelques années plus tard. Un jour, sa route croise celle d’un homme devenu fou après un séjour en Europe. Le fou lui propose de prendre la succession de Thierno, décédé. Samba Diallo décline la proposition (comment pouvait-il enseigner le Coran, lui qui avait abandonné la pratique religieuse pendant ses études de philosophie en France?) et est poignardé par le fou.
Presque tout est intéressant dans ce roman écrit en 1952 et publié en 1961 par les éditions 10 X 18. C’est le cas, par exemple, du dialogue courtois mais sans concession entre Paul Lacroix et le chevalier, comme en témoigne cet extrait:” Votre science vous a révélé un monde rond et parfait… Elle l’a reconquis sur le chaos. Mais je crois que, ainsi, elle vous a ouvert au désespoir’ (Chevalier)/ Non pas, elle nous a libérés de craintes puériles et absurdes (Lacroix)/ Absurdes? L’absurde, c’est le monde qui ne finit pas. Quand saurait-on la vérité?… Pour nous, nous croyons encore à l’avènement de la vérité/ La vérité qu’ils n’ont pas maintenant, qu’ils sont incapables de conquérir, ils l’espèrent pour la fin. Ainsi, pour la justice aussi. Tout ce qu’ils veulent et qu’ils n’ont pas, au lieu de chercher à le conquérir, ils l’attendent à la fin. Quant à nous, chaque jour, nous conquérons un peu plus de vérité, grâce à la science. Nous n’attendons pas/ Je ne conteste pas la qualité de la vérité que révèle la science. Mais c’est une vérité partielle…Votre science est le triomphe de l’évidence, une prolifération de la surface. Elle fait de vous les maîtres de l’extérieur mais en même temps elle vous y exile, de plus en plus.”
Une autre chose que j’ai aimée dans ce roman, c’est l’idée selon laquelle Dieu n’est pas un parent (titre que Hamidou Kane voulait donner au départ à son récit, d’après le préfacier Vincent Monteil). Ici, l’auteur veut mettre en garde contre la tentation de défendre Dieu chaque fois qu’Il est attaqué ou insulté. Pour Kane, Dieu est assez “grand” pour plaider lui-même sa cause et la meilleure façon de Le défendre n’est pas de pendre haut et court, d’exécuter ou de brûler ceux qui le caricaturent ou ne Le reconnaissent pas mais de prendre fait et cause pour les pauvres, faibles, exclus et persécutés de notre monde.
En conclusion, je dirais que Cheikh Hamidou Kane s’est inspiré de sa vie d’enfant au Sénégal et d’étudiant en France pour écrire ce roman philosophique. La grande question, à laquelle il était confronté hier, continue de nous hanter et de nous tarauder. On pourrait la formuler de la manière suivante: Faut-il choisir entre l’Afrique et l’Occident? Pour l’écrivain sénégalais, seule une synthèse des deux modes de pensée peut nous sauver de la folie. Pour le dire autrement, Hamidou Kance estime que la solution consiste à concilier les valeurs africaines et celles de l’Occident, parce que nous sommes “devenus les deux”.
Plusieurs d’entre nous ont étudié et vécu chez les Blancs. Nous admirons leur planification, anticipation, rigueur, organisation, ponctualité, la propreté de leurs villes, leur capacité à démissionner de leur poste quand ils ne sont plus d’accord avec le chef ou bien quand ils ont perdu une élection. Ces choses qui nous plaisent, pourquoi sommes-nous incapables de les appliquer chez nous? Et pourquoi sommes-nous enclins à combattre les rares Africains qui veulent changer les mauvaises habitudes?
[Jean-Claude DJEREKE]
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