On ne fait pas, bien sûr, de comparaison entre le Mali encore coupé en deux par la faute de la rébellion djihadiste et la Côte d’Ivoire de 2002 à 2007 occupée à 48% par les troupes rebelles du tout-puissant Guillaume Soro imposé à Gbagbo comme premier ministre avant de devenir celui de Ouattara en 2010, puis président de l’Assemblée Nationale aujourd’hui. S’il fallait ouvrir un débat général sur l’instauration de tous les régimes totalitaires et sanguinaires, sur toutes les rébellions, toutes les sécessions, tous les coups d’État en Afrique dans lesquels la France s’est illustrée par un rôle déterminant, toujours justifié par sa volonté de « sauver des vies humaines » ou de garantir la stabilité, la paix et même la démocratie, il faudrait des heures et des heures. Mais l’occasion est trop belle pour ne pas rappeler que si aujourd’hui François Hollande a pu dire non à la demande d’intervention faite par Bozizé en Centrafrique pour mater la rébellion du mouvement Séléka, c’est grâce à Sarkozy qui a su supprimer les articles de l’accord de défense mutuelle sur lesquels le maître actuel de Bangui aurait pu s’appuyer pour revendiquer une telle intervention. Cette tâche incombait à M. Pierre Servent, expert en stratégie militaire, donc bien placé pour en parler, si bien placé, qu’il oubliait un peu qu’il sortait du champ thématique de l’émission et entrait, ou retournait à la campagne pour les élections présidentielles de 2012. C’est seulement lorsque sur le même plateau, les autres participants à l’émission ont voulu faire allusion aux autres exploits du champion de la démocratisation en Afrique, notamment au Tchad et au Gabon, que M. Servent a compris qu’il s’éloignait du sujet débattu. Mais, qu’importe, les millions d’Africains qui ne veulent pas reconnaître Sarkozy comme le plus grand bienfaiteur, le sauveur des populations africaines en ont pris pour leur compte. Il faudra peut-être que, repentis du sentiment injuste et de l’ingratitude qu’ils nourrissaient à l’égard de Sarkozy, les Africains ressortent les drapeaux et chantent aussi les louanges du prédécesseur de Hollande. Il le mérite bien.
Qu’est-ce à dire? Croyez-moi, l’heure n’est pas propice pour se livrer à la pratique de l’humour pour des raisons purement ludiques. Alors, il s’agit d’être conscient que derrière les interventions étrangères en Afrique, que ce soit des États-Unis, de la France, de la Grande Bretagne ou de n’importe quelle puissance, les motivations sont d’abord celles de la politique intérieure. Ceux, parmi les adversaires de Hollande, de l’UMP et du FN qui le soutiennent au moment où les soldats français sont sur le champ de bataille et où toute impression de désunion affaiblirait les troupes françaises, savent bien le prix à payer auprès de leur opinion publique nationale s’ils sont pris en flagrant délit de propos contraires à l’union sacrée de la France en conflit armée, surtout que, grâce aux instituts de sondage, ils savent aussi que cette opinion publique soutient majoritairement l’intervention au Mali. Mais, pendant combien de temps encore cette opinion publique soutiendra-t-elle l’intervention et par conséquent, pendant combien de jours, de semaines, de mois durera le consensus au sein de la classe politique ? À ceux qui, enthousiasmés, dopés par l’arrivée des hommes, des blindés, des avions militaires français au Mali, des premiers résultats encourageants enregistrés continuent de clamer leur profession de foi en la victoire, imminente ou à court terme et qui agitent les drapeaux déjà en rupture de stock, tant ils sont demandés par des enfants, des hommes et des femmes mûrs et des vieillards, que tous ceux-là, de même que tous les Africains tempèrent leur émotion et se demandent dans quelle eau nous baignons et dans quelle eau nous allons baigner dans les semaines, les mois, les années à venir. Que les Maliens, certainement des politiciens qui rêvent déjà du recouvrement de l’intégrité du territoire malien, d’élections, de refonte d’une armée, d’un État…en décomposition actuellement, prennent conscience que c’est plus facile à dire qu’à réaliser. Sans être naïf, François Hollande partage presque le même rêve qu’eux quand il déclare :«La France n’a pas vocation à rester au Mali mais nous avons en revanche un objectif, c’est de faire en sorte que lorsque nous partirons il y ait une sécurité au Mali, des autorités légitimes, un processus électoral et plus de terroristes qui menacent». Mais les Maliens, les Africains dont j’aime bien l’optimisme malgré une réalité pas rose du tout doivent être conscients que ceux qui dépensent pour une heure de vol d’un avion militaire 40.000 euros, qui doublent le salaire de leurs hommes sur le terrain, qui feront tout ce qu’ils peuvent pour limiter au minimum les pertes en vie de ces derniers…ne vont pas indéfiniment consentir à ces dépenses, ces sacrifices, pour les beaux yeux des Africains.
Cet optimisme ne doit pas leur faire oublier que le Mali aujourd’hui malade de la rébellion, des islamistes, d’une armée en déconfiture, de l’instabilité des institutions étatiques, était hier salué comme un modèle de démocratie, que le président aujourd’hui déposé, Amadou Toumani Touré dit ATT, dont on ne parle presque plus, était respecté comme un héros, celui qui avait arrêté l’ex-président Moussa Traoré dans sa folie meurtrière déclenchée contre les jeunes de son propre pays. Comment expliquer le drame actuel du Mali? Bien sûr qu’il y a les armes de Kadhafi, tombées après sa chute et sa mort entre les mains des rebelles et des islamistes. Mais cela n’explique pas tout. J’ai tendance à croire que ce qui est arrivé au Mali devait tôt ou tard arriver et que les rebelles et les islamistes à l’affût n’ont fait que saisir l’occasion, s’engouffrer dans la brèche.
Le président malien par intérim, Dioncounda Traoré, rendant solennellement visite aux soldats français, au garde-à-vous, en rangs disciplinés, bien respectueux, il faut le dire, sur le tarmac de l’aéroport de Bamako a employé le pronom « nous » en s’adressant à ces hommes. « Nous gagnerons cette guerre ». Pendant combien de temps il y aura un « nous » au Mali et que comprendra ce « nous » dans quelques mois, dans quelques années, si les troupes qui combattent les rebelles s’enlisent, par exemple?
Cette image du président malien par intérim, passant en revue les troupes françaises à Bamako, fait écho à celle de Hollande recevant à l’Élysée les responsables d’associations de Maliens en France. C’est idyllique! On pourrait même dire pour qualifier les deux images, « Maliens, Français, même père même mère ». L’expression est bien africaine, mais ne résout que très partiellement le problème. Surtout que sur le terrain, les troupes africaines se font encore attendre.
D’un autre côté, en France, le consensus du début des opérations, ne s’effrite-t-il pas déjà, par les critiques lancées surtout par la droite et l’extrême-droite, mais aussi par la gauche, certaines sincères et fondées, d’autres relevant de pures manœuvres politiciennes, un peu comme des ballons d’essai pour voir comment l’opinion publique les percevrait? Jusqu’où cela peut-il aller et dans quelle mesure ces critiques influenceront-elles la suite des opérations sur le terrain?
Bien sûr qu’il fallait parer au plus pressé. Il fallait stopper l’avancée des rebelles. Il fallait mettre fin aux agissements des Islamistes qui, pour toute justice, ne reconnaissent que la Charia,justice expéditive de ceux qui pour vols supposés ou réels, amputent, pour un adultère suspecté, ou usage du tabac, ou consommation d’alcool, soumettent hommes et femmes à des coups de fouet en public, ceux qui au nom d’Allah détruisent des mausolées et autres biens culturels, même ceux classés au patrimoine de l’humanité. Mais, jusqu’où et pendant combien de temps va-t-on pouvoir mettre hors d’état de nuire ou éloigner ces rebelles qui, pour avoir des causes ( bien diverses d’ailleurs ) peu défendables à nos yeux, n’en n’ont pas moins, à leurs propres yeux, les plus nobles et même les plus sacrées pour lesquelles ils sont prêts à tout faire? Entre le XIe et le XIIIe siècles, alors que la mode ou la conviction de l’Europe chrétienne était qu’il fallait des croisades pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem, dans le même temps, une puissante secte islamiste du nom de Hachachins ( drogués de hachich, d’où peut-être le mot français assassins ), dont le principe fondamental était de « se servir de la terreur comme arme politique » était prête à exécuter tous les ordres, quels qu’ils soient donnés par le chef de la secte, Hassan al-Sabbah, le Vieux de la Montagne. Ils l’ont prouvé aux yeux des croisés stupéfiés lorsque le Vieux a ordonné à deux d’entre eux de se jeter dans le vide du haut de leur forteresse à Alamut ( aujourd’hui en Iran). Sans aucune hésitation, l’ordre a été exécuté. Et si, dans le nord du Mali, le monde entier, mais peut-être l’Afrique d’abord, avait simplement affaire à des adeptes des mêmes principes ou de principes similaires? Ce n’est, on le voit, pas seulement le Mali qui est menacé, mais beaucoup d’autres pays et d’abord les pays africains. Les représailles des rebelles, promises surtout à la France, ont commencé à s’abattre sur l’Algérie où une quarantaine de personnes travaillant tranquillement pour une exploitation pétrolière et gazière à In Amenas (Algérie ), ont été prises en otages et menacées d’exécution. Le gouvernement algérien qui refuse toute négociation avec les terroristes a effectivement donné l’assaut qui s’est soldé par la mort de trente-cinq otages. Quel est le prochain pays dans lequel les rebelles séviront? Les autorités des pays occidentaux qui jusque-là n’envisageaient que vaguement la fourniture d’appuis logistiques aux troupes françaises et maliennes, commencent à parler d’envoi de troupes sur le champ de bataille. Qu’en est-il des pays africains ? Le Nigeria, le géant de l’Afrique de l’Ouest qui fournit le plus gros contingent de la force africaine, a-t-il fini d’éradiquer la secte de Boko Haran, proche des salafistes et des talibans afghans ? À combien de morts s’élève le macabre bilan des victimes de ce mouvement de terreur depuis sa fondation en 2002 par Mohamed Yusuf ? Rien que les affrontements de juillet 2009 à Maiduguri ont fait 700 morts. Et si Mohamed Yusuf a été capturé et exécuté par la police Nigériane, après une véritable guerre acharnée, son successeur depuis août 2009, Sanni Umaru a affirmé lui-même avoir tué au moins 1000 personnes. Si donc le grand Nigeria, seul, ne peut combattre ce genre de mouvement terroriste, comment le pourra le petit Togo? « Si l’on fait ces choses au bois vert, qu’en sera-t-il du bois mort? », demande Jésus à ses disciples.
Dans quelle eau baignons-nous ? Je n’ai pas la réponse. Je n’ai pas de solutions et je ne fais que soulever des questions. Et, en matière de questions, j’aimerais bien que l’on voie par exemple, à l’intérieur de ce qui est globalement appelé la rébellion malienne, les partisans d’un État touareg, non pas forcément pour accorder ce que réclame cette population, mais pour que l’on s’interroge sur le principe sacro-saint de la non remise en cause des frontières héritées de la colonisation. Je n’ai pas de solution, mais, si je le pouvais, je demanderais aux dirigeants africains si, quelquefois, nous ne sommes pas, nous les peuples, victimes de cet autre principe, attribué à Kérékou, mais au fond, cher à tous nos roitelets : « chaque caïman est roi dans son marigot ». Roi, jusqu’au moment où une tornade, un tsunami se soulève, provoque une inondation incontrôlable de tous les marigots voisins dans laquelle les caïmans ne savent plus de quel marigot au juste ils sont rois, chacun.
Nous savons, je l’admets, les dangers que ces principes, surtout celui de l’intangibilité des frontières nous évitent . Mais avons-nous réfléchi aussi à ceux auxquels ils nous exposent : guerres de sécession, guerres tribales, conflits frontaliers, conflits d’hégémonie ou d’intérêts entre des dirigeants de nos pays qui peuvent facilement conduire à ces deux types de guerre? Quand on pense que les guerres dites saintes viennent se greffer sur tout cela, on se poserait au moins la question de savoir si les pères fondateurs de l’OUA avaient tout prévu, tout réglé une fois pour toutes.
Je n’ai pas la solution, mais est-ce qu’une grande entité étatique, englobant par exemple l’ensemble de tous les pays de l’Ouest-africain, qui trouve en son sein des solutions aux inévitables problèmes identitaires que les frontières issues de la colonisation posent un peu partout, ne serait pas plus forte, mieux préparée pour lutter contre les émules des Hachachins, n’aurait pas une armée permanente, bien entraînée qui puisse intervenir rapidement, dès les toutes premières heures où l’intégrité de son territoire ou sa population serait menacée pour contrer le danger, en attendant de lancer un appel aux puissances dont nous agitons les petits drapeaux pour les flatter? Et, bien entendu, la longévité relative de Boko Haran au Nigeria nous enseigne que la force seule ne saurait venir à bout de ces mouvements fondamentalistes dont l’objectif est d’anéantir tout ce qui, selon eux, est péché, pour instaurer partout des entités étatiques basées sur la charia. D’ailleurs, Boko Haran signifie en haoussa : l’éducation occidentale ( entendez toute idée de modernité) est péché.
Je répète que je n’ai pas la solution, n’en déplaise à ceux qui, obnubilés par un pragmatisme étroit m’en demandent souvent, comme si les questions les plus complexes pouvaient être résolues de la manière la plus simpliste. Mais, faut-il absolument faire des propositions à des gens qui n’en tiendront jamais compte parce que cela doit leur coûter ? Aux caïmans par exemple de ne plus pouvoir être rois dans leur petit marigot. Supposons que cette entité étatique forte, puissante, bien structurée existe et qu’elle dispose d’une armée qui ait une autre fonction que de permettre au caïman d’être toujours roi dans son propre marigot, nos populations ne se sentiraient-elles pas plus en sécurité? Car, l’un des problèmes de l’Afrique n’est-ce pas précisément parce que chaque caïman ne peut se concevoir que comme roi dans son marigot? Or, pour changer d’abord cette mentalité, il faut plus que des propositions pragmatiques immédiates, peu réfléchies, mal approfondies. Il faut faire réfléchir les hommes et cela peut prendre du temps. Du temps, pour débattre, trouver ensemble des solutions, faire comprendre à nos populations qu’il ne nous faut pas attendre la tempête pour fabriquer de petits drapeaux à agiter et faire des déclarations d’amour aux dirigeants des grandes puissances afin qu’ils nous viennent en aide ou parce qu’ils nous viennent en aide. Les couleurs de drapeaux risquent de se ternir. Ils risquent eux-mêmes d’être déchiquetés par les intempéries…Les bras qui les tiennent peuvent faiblir, les laisser tomber…
Je reviens à la tempête. Ayasi e fiɔ na ame ame be xɔ mɔnu ( la tempête indique à chacun le seuil de sa case ). J‘interprète cet aphorisme polysémique, non dans le sens d’un repli sur soi-même en cas de danger, mais de la nécessité de rentrer en soi-même pour réfléchir, élargir son champ de réflexion à partir des évènements conjoncturels : la tempête au Mali doit indiquer aux Africains les limites de leurs certitudes à l’intérieur de nos frontières actuelles. Cette tempête nous révèle l’étroitesse de nos forces et moyens à l’intérieur de chacun de nos petits États. Elle nous oblige à voir, au-delà de l’apparence des discours et des faits, les motivations, les limites de l’élan de solidarité que les grandes puissances peuvent manifester à notre égard. Ne pouvons-nous pas chercher des solutions que, peut-être, nous ne voyons pas encore?
Je crois savoir qu’à la veille de son assassinat, le 12 janvier1963, Sylvanus Olympio avait travaillé toute la nuit à un projet de monnaie commune qu’il devait le lendemain, aller discuter avec le président William Tubman du Libéria, une monnaie commune africaine, plusieurs décennies avant l’euro ! Je crois savoir aussi que ce grand visionnaire, doublé d’un Africain convaincu voulait que soit introduit dans le programme scolaire du Togo, l’enseignement du haoussa, langue de portée internationale, au sujet de laquelle Alain Ricard écrivait en 1995: « le haoussa qui, à partir d’une communauté de 40 millions de locuteurs, sert de langue véhiculaire à 20 millions d’autres individus » . Combien de locuteurs comprendrait l’espace linguistique haoussa, aujourd’hui, en 2013, si cette langue avait été, non pas forcément adoptée comme langue officielle, mais au moins introduite dans l’enseignement depuis les années 1960, au lendemain des indépendances comme le souhaitait Sylvanus Olympio ? Quand Touaregs et représentants du pouvoir de Bamako vont entrer en pourparlers ( car, quelles que soient la durée et l’issue de la guerre, il faudra passer par cette étape pour une paix durable et la stabilité du Mali et par conséquent dans notre sous-région ), en quelle langue communiqueront-ils? En français? Ou recourront-ils à des interprètes? Ne nous entendrions-nous pas mieux entre Africains francophones, anglophones, lusophones…si nous recourions, dans nos rencontres, nos négociations, à une langue africaine, qui traduise mieux notre vision de l’univers, notre psychologie profonde, notre façon de penser? Et si, à part, bien sûr, la lutte pour le pouvoir et l’accaparement des richesses par un groupe, un clan, une tribu, une région, l’une des sources de malentendus, donc l’une des causes de conflits dans nos pays était linguistique?
Je n’ai pas la solution, mais où en sommes-nous aujourd’hui par rapport aux grandes idées des pères des indépendances africaines?
Triste heure de l’Afrique des caïmans qui ne songent qu’à demeurer rois de leurs petits marigots, le plus longtemps possible?
Séneçon Agbota ZINSOU