«Ils ont regardé sa carte d’identité et l’ont abattu». Ces paroles valent pour les deux camps qui se sont affrontés durant toute la crise post-électorale. Aussi bien pour les miliciens pro-Gbagbo qui ont tabassé ou brûlé des «Guinéens», un terme générique à Abidjan pour désigner les Ouest-Africains soupçonnés de soutenir Alassane Ouattara. Mais aussi pour les ex-rebelles des Forces nouvelles (FN), rebaptisés Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), qui ont massacré le 29 mars à Duékoué, dans l’Ouest du pays, plus de 800 hommes et enfants de l’ethnie guéré, supposée soutenir Laurent Gbagbo. Les équipes d’Amnesty sont arrivées à Duékoué le 10 avril, douze jours après le massacre. Dans le quartier Carrefour, où la tragédie s’est déroulée, ils n’ont trouvé que des maisons vides ou brûlées, et une douzaine de cadavres qui n’avaient pas encore été enterrés. Pas moins de 27.000 personnes avaient trouvé refuge à la mission catholique. «Nous avons retrouvé beaucoup de cartes d’identité par terre, qui attestaient d’une chasse à l’homme en fonction de l’ethnie», explique Gaëtan Mootoo, chercheur d’Amnesty International, qui a enquêté en Côte d’Ivoire pendant 4 semaines entre janvier et février, puis 5 semaines entre mars et avril avec Stephan Oberreit, le responsable de la section française d’Amnesty [Retour sur six mois de violences post-électorales en Côte d’Ivoire – Le rapport d’Amnesty International en version PDF]. La mission catholique de Duékoué a servi de réfuge à des dizaines de milliers de personnes depuis le début des violences. © Amnesty International La mission catholique de Duékoué a accueilli des dizaines de milliers de personnes. © Amnesty International Les forces de l’Onuci n’ont pas bougé Les deux hommes ont constaté que la base la plus proche de l’Onuci se trouvait à 1 kilomètre du quartier Carrefour, et que les 200 Casques bleus marocains présents à Duékoué n’avaient pas été renforcés, ni avant la progression des FRCI vers le sud du pays, ni après le massacre de Duékoué, dénoncé dès le 1er avril par le Comité international de la Croix Rouge (CICR). Une organisation réputée pour son sérieux, et qui a avancé le chiffre de 816 morts – contre 330 du côté de l’Onuci, qui explique procéder à des vérifications. «Les témoignages sont massifs et concordants, rappelle Gaëtan Mootoo. Nous avons vu plus de 100 personnes. Des homicides ciblés et systématiques ont été commis par des agents en uniforme des FRCI. Les forces de l’Onuci n’ont pas bougé pendant la bataille de Duékoué. Le 29, à la mi-journée, les patrouilles de l’Onuci sont passées devant le quartier Carrefour pour sécuriser la mission catholique. Des femmes ont imploré les soldats de venir les aider pour sauver leurs maris et leurs fils. Le 31, les forces de l’Onuci iront avec d’autres constater les massacres, alors que le mandat de l’Onu porte sur la protection des civils». Une habitante de Duékoué raconte notamment à Amnesty International: «Ils sont entrés dans les cours et ont chassé les femmes. Puis ils ont demandé aux hommes et aux jeunes de s’aligner et leur ont demandé de décliner leurs prénoms et noms et de présenter leurs cartes d’identité. Puis ils les ont exécutés. J’ai assisté au tri qu’ils opéraient, trois jeunes hommes, dont un âgé d’une quinzaine d’années, ont été tués par balle devant moi.» L’Onuci est encore prise en faute, lorsqu’elle enterre les cadavres à la va-vite dans des fosses communes, «sans respect pour les personnes» selon Gaëtan Mootoo, contrairement aux normes internationales instaurées après le massacre de 1995 à Srebrenica. Pour mémoire, plus de 7.000 civils bosniaques, garçons, hommes et vieillards avaient été exécutés par des milices serbes en ex-Yougoslavie, à quelques kilomètres d’un contingent de Casques bleus néerlandais, là aussi impuissants.
Une femme regarde les ruines de sa maison à Duékoué. © Amnesty International Le pire n’a pas été évité Les chercheurs d’Amnesty International ont demandé des explications au siège de l’Onuci à Abidjan. Ils n’ont pas obtenu d’autre réponse que cet argument: «L’Onuci est assiégée». Le commandant régional n’a même pas utilisé ses réserves, souligne Gaëtan Mootoo. Choi Young-jin, l’envoyé spécial en Côte d’Ivoire du secrétaire général des Nations unies, responsable d’une mission forte de 10.500 hommes, a déclaré à SlateAfrique que «le pire a été évité en Côte d’Ivoire», du moins en comparaison des drames libérien et sierra-léonais. Pour Amnesty International, il paraît clair que «le pire n’a pas été évité» à Duékoué. Les exactions ne se sont pas limitées à cette petite ville. Dans toute la région, l’arrivée des FRCI (Forces républicaines de Côte d’Ivoire) dans les villages a été marquée par des exactions, des exécutions sommaires et des viols ciblés ethniquement. Les familles ayant pu justifier de leur identité baoulé (ethnie de l’est) et les maisons des Dioulas (originaire du Nord) ont été épargnées. Là encore, l’Onuci était présente, mais passive. «Il y avait à la frontière libérienne des patrouilles rapides, à la Speedy Gonzales, qui ne parlaient qu’aux FRCI», dénonce Stephan Oberreit. Ces faits n’occultent en rien la responsabilité du camp Gbagbo, qui s’est lui aussi livré à des exactions sur l’axe Duékoué-Guiglo-Bloléquin. Des violences ont aussi été commises contre des Malinkés, notamment à Bloléquin.
Sur la situation qui prévaut en Côte d’Ivoire, Amnesty International se montre très critique. «Alassane Ouattara doit ordonner à ses troupes d’arrêter de harceler la population. Beaucoup de gens en Côte d’Ivoire sont encore harcelés et l’Onuci ne les protège pas, en raison d’une sorte d’inaction». Deux combattants patrouillent dans les rues vides de Duékoué après les combats. © Amnesty International La force Licorne, comme au cinéma Les Français peuvent-ils être accusés de n’avoir rien fait? La force Licorne opère sous mandat de l’Onu. Ce qu’Amnesty constate, c’est que les soldats français de Licorne n’ont rien fait quand des membres de l’entourage de Laurent Gbagbo, parmi lesquels Philippe-Henri Dacoury-Tabley, l’ancien gouverneur de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), ont été battus au moment de leur arrestation le 11 avril à la résidence présidentielle de Cocody. Selon un témoin de l’arrestation de Laurent Gbagbo (le 11 avril) cité dans le rapport, les FRCI «se sont mis à frapper les hommes et les femmes avec des bouts de bois et avec leurs crosses. D’autres les filmaient et les prenaient en photo comme des bêtes de foire. Il y avait des soldats français de la force Licorne qui se trouvaient devant la résidence dans leurs véhicules ou dans leurs chars et ils ne sont pas intervenus. Ils étaient là comme quand on est au cinéma et qu’on regarde un film.» Une grande question reste posée, après la lecture du rapport. L’Onuci, qui a mené à bien la première certification d’une élection en Afrique, s’est-elle montrée partisane en Côte d’Ivoire? Amnesty International ne se prononce pas. Mais on reste sur cette impression de gros malaise. Salvatore Saguès le résume en ces termes: «Alassane Ouattara a demandé à la Cour pénale internationale d’enquêter sur l’Ouest du pays. Nous, nous pensons qu’il faut enquêter sur tout ce qui s’est passé depuis 2002, si l’on veut réellement réconcilier les Ivoiriens. Dans les deux camps, pour l’instant, on ne veut voir que ses propres victimes, et l’on continue de nier les exactions. Si les choses restent en l’état, on prépare de nouvelles violences. On a l’impression aujourd’hui que la crise ivoirenne est derrière nous. Or, rien n’est réglé.»
Sabine Cessou