Les Gnassingbé peuvent-ils échapper à la fêlure ? (Suite): Enjeux et jeu [Par Sénouvo Agbota Zinsou]

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Nous sommes de nouveau à la Conférence Nationale Souveraine.

Les enjeux, pour le peuple togolais, c’était de tourner la page du système Eyadema, de donner naissance à une nouvelle société, une nouvelle République, dans laquelle les citoyens, désormais  libérés du joug déjà long, issu du coup d’État du 13 Janvier 1963 dont s’est longtemps réclamé Eyadema.  Cependant  la rhétorique officielle voudrait situer le début du règne d’Eyadema au 14 avril janvier 1967, date à laquelle il prenait le titre de Président de la République, succédant au colonel Kléber Dadjo. En fait, les militaires dominaient la vie politique du Togo depuis le 13 janvier 1967, après le second coup d’État du Togo, perpétré par le même Eyadema, qui a vu tomber le tandem Grunitzky-Méatchi, l’un étant Président, l’autre Vice-Président de la République. Ces hommes politiques d’expérience avaient été appelés par les militaires, sûrement fortement recommandés par les autorités françaises au lendemain du 13 janvier 1963, pour former un «  Gouvernement d’Union et de Réconciliation Nationales ». Puis, ils furent « élus » ( il reste à connaître les conditions réelles de cette élection et surtout quelle était leur marge de manœuvre par rapport aux militaires putschistes du 13 Janvier ). Il semble bien que la durée accordée au gouvernement Grunitzky-Méatchi correspondait au temps jugé nécessaire, et par Paris, et par les militaires eux-mêmes pour la préparation d’Eyadema à ses futures fonctions de chef d’État.

Eyadema ayant pris le pouvoir par la force, l’ayant toujours exercé par la force, donc ne se sentant jamais obligé à une quelconque reddition des comptes, parce que n’ayant jamais fait de campagne électorale où il présenterait un projet de société en bonne et due forme qui pourrait donner lieu à des discussions, des débats, une comparaison avec d’autres projets de société, il lui était impossible d’imaginer qu’il se trouverait un jour devant le peuple togolais pour un bilan de sa gestion des affaires de l’État. On peut ajouter que le parapluie français et son armée plutôt clanique que de quelque autre nature, lui suffisaient.  Les seuls contacts physiques qu’avait le chef de l’État avec les populations étaient ceux où elles devaient l’ovationner, le louer par des slogans, des chansons, des motions toutes faites dont la lecture pouvait durer des heures…

J’aime les comparaisons, même si comparaison n’est pas raison, comme on le dit communément. Mais on peut dire, comme Renan, qu’il existe des « canaux secrets »[i], de communication entre des hommes ayant un certain destin, un certain comportement, positivement entre Jésus, Bouddha, Zoroastre, Platon, Mahomet…et donc, pour moi, également, négativement, entre Hitler, Hissein Habré et Eyadema, hommes dominés avant tout par le désir de possession d’un pouvoir illimité.

À propos du discours d’Hitler et de l’hitlérisme, Victor Klemperer, un auteur que j’ai déjà cité écrit :

« En s’adressant à  tous  et non plus seulement à des représentants élus du peuple, il devait aussi être compris de tous et, par conséquent, devenir populaire. Ce qui est populaire, c’est ce qui est concret ; plus un discours s’adresse aux sens, moins il s’adresse à l’intellect, plus il est populaire. Il franchit la frontière qui sépare la popularité et la démagogie ou de la séduction d’un peuple dès lors qu’il passe délibérément du soulagement de l’intellect à sa mise hors de circuit et à son engourdissement »[ii].

Le discours du RPT, le parti dont Eyadema était le Président-fondateur, fait avant  tout de slogans, de chansons, de danses, d’animation dont surtout du ou des groupes chocs, de pagnes et de tee-shirts à l’effigie du général tout comme les insignes et les montres bracelets à dorure, de motions lues dans les séminaires, les congrès, le tout baignant dans une musique amplifiée à outrance, s’adresse aux sens et est du concret. Jamais Eyadema n’a eu à se présenter devant des élus du peuple, un parlement réel qui pourrait examiner son programme, ses actions, l’interroger et obtenir des réponses adéquates sur ses intentions, sa vision pour la nation togolaise. Il faut ajouter à ce concret de l’animation, celui non moins important des gratifications en espèces sonnantes et froufroutantes, de la mangeaille et des bouteilles de bière à gogo, distribuées après chaque prestation des groupes d’animation.  La mise hors de circuit de l’intellect et l’engourdissement étaient garantis. Ainsi prospérait le système RPT au Togo, cachant les crimes d’Eyadema dont a parlé Eboussi Boulaga, ainsi avait régné Hissein Habré, Président-Fondateur du parti unique UNIR sur le Tchad. Faut-il préciser que Habré et Eyadema sont tous les deux des émules de Mobutu Sesse Seko, Président-Fondateur du Mouvement Populaire de la Révolution du Zaïre ?

Les slogans étaient, à peu de chose près, identiques :

« Eyadema toujours au pouvoir ! (trois fois),

«  Hissein Habré par-ci, Hissein Habré par-là, Hissein Habré partout », pour ne citer que ceux favoris des deux émules.

C’est cette atmosphère que je décris au début de mon roman, Yévi et l’Éléphant chanteur :

Aujourd’hui, comme toujours en de pareilles circonstances, l’aéroport international de Gboma est noir de monde. Ce n’est pas la première fois que Yévi s’interrogeait sur le sens exact de cette expression «  noir de monde », qui est comme consacrée par les journalistes de la  VRM (Voix Royale des Merveilles). Elle décrivait la foule qui attendait, accueillait, ovationnait, soutenait Sa Majesté Bodemakutu 1er, Roi des Merveilles. Yévi ne manquait pas de s’interroger sur d’autres expressions de la VRM comme «  soutien massif », «  manifestations monstres », «  marches gigantesques »…toutes décrivant des rassemblements ou des mouvements de foules qui, spontanément, cherchaient à manifester leur amour à l’Auguste Personne de Sa Majesté. »[iii]

 Eyadema, Mobutu et Habré voulaient se persuader eux-mêmes qu’ils étaient populaires, surtout qu’ils faisant le bonheur de leurs peuples respectifs, et faire croire aux autres qu’ils ne faisaient que du bien, sans jamais penser qu’ils sombraient dans la démagogie, comme c’était le cas concernant Hitler. J’ai mentionné dans mon article précédent jusqu’où pouvait pousser le fanatisme des militants pris dans le piège de l’endoctrinement, de l’engourdissement, en citant l’exemple de Goebbels, ministre de la Propagande de l’Allemagne nazie et sa femme qui ont empoisonné leurs six enfants avant de se donner eux-mêmes la mort, pour ne pas tomber aux mains des alliés entrant dans Berlin. On peut se demander si c’est le même type de fanatisme ou des intérêts sordides qui poussaient les familles à se livrer, les enfants leurs parents, les parents leurs enfants, le frère la sœur, l’oncle la nièce, la cousine le cousin, l’épouse l’époux, les amis les uns les autres…aux agents de renseignements du régime, sous Eyadema au Togo et sous Habré au Tchad.

Comme l’a bien remarqué le philologue Victor Klemperer au sujet du langage du IIIe Reich concernant l’hitlérisme, un dispositif discursif, mis en place par les médias d’État aussi bien que par les politiciens qui gravitaient autour des dictateurs, sont à l’origine de la création des mythes que ces dictateurs voulaient imposer aux populations. L’animation, les titres ronflants, les effigies du Guide ne suffisaient pas. Il a fallu, au Togo, que sur les places de marché des principales villes du pays, devant les palais de congrès, sur l’esplanade du RPT, soient érigées, à la Kim Il Sun, réalisées d’ailleurs par des équipes d’artisans coréens, des statues du Président-Fondateur. Le désir bouillonnant de la population, surtout de la jeunesse, de renverser ces symboles plastiques du pouvoir qui font partie de ce langage devenait irrésistible. Il s’agit, un peu dans le sens de ce que souhaite Jacques Derrida, d’une volonté de déconstruction des mythes. Ce besoin de déconstruction du mythe d’Eyadema existe, peut-être de manière encore floue, dans l’esprit de nos populations qui attendaient le moment favorable pour l’exprimer.

Il est intéressant de prêter attention  aux noms ou à la manière par lesquels Hissein Habré est désigné par les uns et les autres à son procès. De toutes les parties, il n’y a eu que ses avocats commis d’office par la Chambre pour l’appeler encore Monsieur le Président Hissein Habré. Pour les juges, le Parquet Général et les avocats des parties civiles, il n’était, dans le meilleur des cas que M.Hissein Habré, sinon Habré, sinon, simplement l’accusé. Et, c’est non sans une nuance de mépris volontaire que les témoins victimes le désignaient comme  « celui-qui-est-assis-là-dans-ce-fauteuil-et-qui-ne-peut-même-ouvrir-la-bouche ». Périphrase plus insultante qu’un enchaînement d’invectives. Certains n’ont pas trouvé mieux à faire que d’utiliser les pronoms personnels «  il » et « lui » pour le nommer. Plus méprisant est l’index pointé sur lui pour le désigner. Un témoin n’a pas hésité à raconter comment un marché de Ndjamena qui portait son nom a été débaptisé après la fuite du dictateur : il s’appelle maintenant «  Hissein Habré a fui » (curieusement, cela ressemblerait au mina, langue dans laquelle «  marché » et « fuir » sont des homophones, à une nuance d’intonation près). Un des avocats des parties civiles, Me Yaré Fall, du Sénégal, dont nous avons déjà parlé, indigné et exaspéré par l’arrogance du dictateur déchu, a joué sur la métaphore du bestiaire, allant du Lion que Habré prétendait être ( le Lion de l’UNIR ), au lapin qu’il est en réalité, selon Me Fall : «Le lion ne prend pas la poudre d’escampette. Le lion attend et affronte le danger quand il le voit venir. Hissein Habré est plutôt un lapin qui prend la fuite, après avoir vidé la caisse du trésor  tchadien ». Le débat à la cour de Dakar a failli devenir houleux, lorsqu’une femme, la veuve du commandant Hassan Djamouss[iv], ex-commandant en chef de l’armée tchadienne sous Hissein Habré, héros de la guerre contre la Libye, vint témoigner. Soupçonné de fomenter un coup d’État  et d’être entré en rébellion contre Habré parce que, appartenant à l’ethnie Zakhawa, il s’est enfui de Ndjamena avec quelques éléments de la même ethnie se sentant menacés. Djamouss fut capturé, livré à Habré et exécuté. Madame Djamouss hantée par le souci de connaître le tombeau de son mari afin de finir d’en faire le deuil, a traité le dictateur déchu de «criminel ». L’un des avocats commis d’office pour assurer la défense de Habré a protesté et exigé que Madame Myriam Djamouss retire le mot criminel et présente des excuses à l’accusé. Le président de la Chambre est alors intervenu pour dire à cet avocat qu’il devait comprendre la veuve. Celle-ci a, d’une manière digne et sereine, pour mettre fin à la polémique, accédé à la demande de Me Sène. Mais, au moment des plaidoiries, personne n’a pu empêcher les avocats conseils de parties civiles de charger Hissein Habré des attributs les plus négatifs. L’un d’eux, Me William Bourdon a eu le loisir de le désigner par «  ce petit monsieur ». 

Dans la déconstruction du mythe, la descente de son piédestal d’un homme qui se voulait tout-puissant, tout est symbole, tout est dans le langage. Concernant Habré, «  Son Excellence Monsieur le Président est devenu Habré tout court, le Lion de l’Unir a été métamorphosé en lapin par le pouvoir magique du verbe d’un avocat, le Président-Fondateur a cédé la place au  criminel, «Hissein Habré par-ci, Hissein Habré par-là, Hissein Habré partout » est devenu une chose sans nom, « il, lui », pronoms personnels qu’accompagnait souvent l’index dirigé vers l’individu, presque entièrement caché sous son boubou et son turban blancs, le nez chaussé de grosses lunettes noires,  tassé dans un fauteuil où il est assigné, surveillé par les policiers debout qui l’encadraient et le dominaient de la taille.

Dans le cas d’Eyadema, la tentative faite par deux jeunes Togolais de renverser sa statue de l’esplanade de la maison du RPT ( l’un d’ eux a payé cette audace de sa vie, fusillé par les gardes ) procède du même sentiment, de la même volonté de détruire un symbole soudain vu et lu comme un monstre immonde. J’ai consacré un certain nombre d’articles au personnage nommé «  Klatchaa ». Eh bien, ce nom m’a été inspiré par un villageois venu dans la capitale togolaise qui, au cours d’une promenade, tomba nez à nez avec la statue d’Eyadema. Ayant appris que ce sont les «  Chinois » ( il ne fait pas de différence entre Chinois et Coréens ), il me dit, bas  à l’oreille, car les hommes en uniforme, farouches nous observaient : «  Ces Chinois sont forts. C’est lui-même, ça ! Klatchaa, comme un cadavre de crocodile ! ». Je lui réplique, même jeu : « Attention, si ces gens t’entendent, tu passeras par où même un serpent ne passe »[v]. On ne pouvait pas mieux exprimer l’horreur et le dégoût que provoque l’intéressé.

 Au cours de la Conférence même, un des délégués, du nom de Gnassingbé Amah, pour se démarquer de Gnassingbé Eyadema, crut nécessaire de préciser qu’il était «  Gnassingbé l’Authentique », à ne pas confondre avec  «Gnassingbé l’Assassin », ce dernier, cela est clair pour tous, était le chef de l’État. Pouvait-il y avoir pire traitement, par le nom, que ces précisions ? Lui, Gnassingbé Eyadema, portait le qualificatif d’assassin, tandis que Gnassingbé Amah prenait toutes ses distances par rapport à Eyadema en  se désignant comme l’Authentique. Or, ironie de l’histoire, le Maître de l’authenticité togolaise, c’était Eyadema.

 Eyadema ne pouvait pas attendre un autre sort à  la Conférence Nationale Souveraine du Togo. C’est dans cette atmosphère qu’est arrivé ce qu’on a appelé le Vent de l’Est marqué surtout par le renversement et l’exécution de Ceausescu et de sa femme, suivi du discours de Mitterrand à  La Baule sur la nécessité pour les États africains issus de l’ancien Empire colonial français de s’ouvrir à la démocratie et au multipartisme.

Malentendu total entre les populations et les hommes au pouvoir. Pour les premières, il s’agit de saisir l’occasion pour se libérer du joug des dictatures qui devenaient insupportable tandis que pour les seconds, habitués à l’exercice d’un pouvoir sans limites, il s’agissait de trouver le meilleur moyen pour conserver toutes les prérogatives.

Il serait trop réducteur de considérer tous les membres des gouvernements successifs d’Eyadema, tous les membres de son entourage comme gagnés par la fièvre démentielle de tuer, d’éliminer tous ceux qui osaient s’opposer à son pouvoir.

C’est en ce sens que je voudrais examiner «  la demande de pardon du ministre de la condition féminine et les larmes d’un autre », pour me référer  à la citation de Eboussi Boulaga.

Entre Togolais, il ne sert à rien de chercher à cacher un secret de Polichinelle. Les deux ministres dont il s’agit sont Madame Aithnard et M. Agbéyomé Kodjo. Toute interprétation est hasardeuse, car d’un acte, d’une déclaration faite par un tiers, nul ne peut a priori se vanter de posséder les tenants et les aboutissants. Mais pour me hasarder à une interprétation, je dirai que les deux comportements procèdent d’un même fond : ils montraient, intentionnellement ou à leur corps défendant, la nature profondément humaine de ces deux personnalités. Et pourtant, ils n’ont pas été accueillis de la même façon. Madame Aithnard a été applaudie par la salle. Monsieur Agbéyomé Kodjo a provoqué une huée sarcastique. C’est que la demande de pardon était ce que la salle attendait de tous ceux qui étaient proches d’Eyadema, tandis les larmes de M. Agbéyomé Kodjo relevaient d’un sentiment confus : le ministre pleurait-il le sort des victimes qui était amplement et dans le moindre détail exposé au cours des interventions, ou son propre sort, condamné à représenter un pouvoir qu’il savait insupportable, humainement indéfendable ? Dans tous les  cas, les deux ministres étaient des humains et venaient de montrer qu’ils l’étaient. Pour moi c’est l’essentiel.

En fait, cela ne pouvait suffire, cela ne pouvait satisfaire les délégués. Ce qui aurait suffi, ce qui aurait pu donner une tournure différente à la Conférence et par conséquent à l’avenir du Togo, c’étaient, conjugués, dans la personne d’Eyadema, les larmes (acte de contrition), suivi de la demande de pardon au peuple.

Eboussi Boulaga écrit que la Conférence Nationale du Togo est resté en suspens. Effectivement on attend l’acte de contrition et la demande de pardon des héritiers du système Eyadema, pour manifester leur volonté  d’échapper ainsi à la fêlure ; à moins qu’ils décident de persévérer dans la  droite  ligne du cadavre spirituel.

Ce qui me permet de parler, la prochaine fois, d’une grande notion, évoquée à la veille de la Conférence Nationale par un des plus grands politiciens togolais ( il faut le lui reconnaître ), la notion de «  Grand PARDON » de feu Edem Kodjo.

(À suivre)

Sénouvo Agbota Zinsou


[i] Ernest Renan, Œuvres complètes, tome IV, Vie de Jésus, éd. Calmann-Lévy,1949, p. 368

[ii] Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich, traduction française, éd. Albin Michel, 1996,p. 83

[iii] SAZ, Yévi et l’Éléphant Chanteur, ISBN : 2-84436-008-4, éd. A3, Paris, 2003, p.9

[iv] Depuis l’avènement d’Idriss Déby au Tchad, l’aéroport international de Ndjamena est baptisé de son nom

[v] Dicton traduit du mina : fike wo la toa, edan ma toe o ( on te rendra la vie dure )

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