1. L’Homme au centre
«…Que l’on arrête le bras des dictateurs et des bourreaux avant qu’ils ne frappent leur propre peuple… »
Moi, je partirai de ce principe très simple, que l’Homme, sur terre, est la valeur suprême, la Valeur des valeurs.
« Sans l’Homme, l’univers serait un non-sens », peut-on lire dans un ouvrage évangélique d’Alfred-Félix Vaucher.
L’Homme, quel qu’il soit, où qu’il soit.
Alfred-Félix Vaucher cite dans le même ouvrage un théologien catholique :
« Comme l’a dit l’abbé Moreux : « Tout ce que nous savons actuellement peut se résumer dans cette affirmation scientifiquement démontrée : L’espèce humaine est essentiellement une, les différentes races n’offrant pas de caractères spécifiquement distincts… »
Les deux théologiens, adventiste et catholique, partent des principes de l’anthropologie biblique.
En réfléchissant à partir de nos langues africaines, du mina par exemple, en rapport avec les notions de l’Homme et des valeurs, j’ai sélectionné ces mots à soumettre à la méditation du lecteur :
Amenyinyi : ame, égale homme, être humain ; nyinyi égale être. Dès lors, chacun peut se poser la question de savoir s’il est homme ou pas, mais aussi se demander si l’autre qui est en face est un être humain semblable à lui ou pas.
Amewↄwↄ : wↄwↄ peut être traduit par les substantifs « action », « comportement » ou le verbe « faire » : on peut se demander si les actions ou le comportent d’un individu ressemblent à ceux que l’on est en droit d’attendre d’un homme.
Ameɖinyi : nyi signifie nom : homme qui ressemble à son nom d’homme ou qui répond à sa vocation d’homme, avec ce que cela implique de valeur.
Amedjↄame est presque synonyme de Ameɖinyi en ce sens qu’il se réfère à la nature même de l’homme dont la vocation est de réaliser de belles et de grandes choses. A mon avis, c’est par perversion de sens que ce terme désignera l’homme riche quelle que soit la manière dont il a acquis ses biens matériels et sa richesse ou l’homme qui domine sur les autres hommes, même s’il emploie pour parvenir à cette fin, violence, ruse et fraude.
A l’opposé des quatre termes ci-dessus, on peut établir une liste dont je sélectionne deux mots : Yakame et Gbõgblome.
Yakame : Le mot est composé d’un adjectif « yaka », vil, sans valeur, gratuit et de « me », « ame », (homme) ici privé de la voyelle d’appui « a ». Il est significatif de savoir que dans la composition de ce mot, l’adjectif yaka précède, dirige, détermine en réalité le sens du substantif qui du coup n’a plus de substance.
Gbõgblome»( homme en plaque de bois). Mot onomatopéique, cela résonne comme ayant de la consistance, mais cela est léger, sans vrai poids (moralement parlant). On peut s’en servir pour frapper, blesser et même tuer, mais en soi, l’homme de bois n’a aucune force.
On peut se demander pourquoi j’ai tenu à livrer toutes ces définitions de la notion d’homme en mina. La raison est toute simple : les valeurs humaines sont connues dans nos sociétés africaines depuis au moins le temps où elles le sont dans toutes les autres communautés humaines. Ce n’est pas dans un livre que nous les apprendrions et nous n’avons pas à les importer comme nous importons de l’essence et des allumettes pour provoquer volontairement l’incendie dans un édifice public, ou des armes pour liquider nos semblables. Poursuivant mon raisonnement, je dirai même que la démocratie est basée sur une vérité humaine fondamentale : l’autre, créé homme comme moi a les mêmes droits, les mêmes devoirs que moi dans la société, possède en principe les mêmes facultés de réflexion et d’action que moi, est aussi apte à s’occuper des affaires publiques que moi. Et au nom de la liberté, ce don précieux dont nous a gratifiés le Créateur, nul n’a le droit d’imposer à la société humaine un règne et des lois qu’elle n’a pas expressément acceptés, soit elle-même directement, soit par l’intermédiaire de ses élus. Ce n’est donc pas une notion que nous irions chercher ailleurs, ou que d’autres sociétés supposées plus avancées que les nôtres viendraient nous apprendre.
La violence comme fondement du pouvoir politique
Maintenant voici de quoi il s’agit : le mardi 28 février 2017 des hommes ont réprimé dans le sang une manifestation pacifique contre la hausse du prix des produits pétroliers et contre la vie chère, dans un contexte où bon nombre de nos compatriotes n’ont même pas un repas par jour. Bilan : deux personnes atteintes par des balles réelles, dont l’une est décédée, l’autre entre la vie et la mort et plusieurs blessés. Les auteurs de tels actes vont, viennent, s’agitent, font du bruit, sont capables de blesser et même de tuer. Par leurs comportements ils ne font montre d’aucune connaissance ni pratique des valeurs humaines. On peut se poser des questions dont notamment celle-ci : et si nous étions simplement victimes d’un complot de Yakame et de gbõgblome ? Cependant, puisqu’ils ont tous, tels qu’ils sont, en dehors de tout jugement de valeur, l’apparence humaine, continuons à les traiter comme tels… Non seulement ceux qui ont exécuté les ordres, mais aussi, et peut-être avant ces derniers, ceux qui les ont donnés: massacres, violences militaires et policières. Ce sont donc des hommes ! Les mêmes qui, hier, ont volé des urnes et se sont enfuis avec elles klatcha a! klatcha a ! Ce sont les mêmes qui sont entrés dans les maisons, ont bastonné sans merci les habitants, les mêmes qui ont tiré à balles réelles sur des manifestants sous prétexte de vouloir faire respecter l’ordre public, les mêmes qui ont broyé sous leurs chars des innocents, vieillards et enfants compris…ce sont les mêmes à qui aucune conscience humaine jamais ne parle quand il s’agit de se maintenir au pouvoir, de conserver des privilèges qu’il assure par la force et par la terreur. Ce sont les bourreaux du peuple togolais, bourreaux parce qu’ils ne peuvent être que cela, condamnés par je ne sais quels démons à l’être. Dans l’armée romaine, les soldats qui portaient des sandales disaient qu’ils avaient un scrupule lorsqu’un caillou s’introduisait entre leur pied et la semelle et pouvait les empêcher de continuer à avancer, à effectuer aisément tout mouvement que requérait leur métier. Ils s’arrêtaient pour ôter d’abord ce petit caillou, ce scrupule. Mais les nôtres n’ont jamais aucun scrupule, ni dans les pieds, ni dans la tête ou la conscience. Ils continuent, poursuivent leur chemin klatcha a ! klatcha a ! klatcho !klatcho ! Depuis plus de cinquante ans, chemin de violence, de sang, de meurtres…sur lequel sont entraînées nos populations. D’où provient cela ? Dans mon récit romancé La genèse de Klatchaa, je me suis demandé si la nature de cet ordre qui a abouti à l’assassinat de Sylvanus Olympio, ne remonte pas au régime colonial qui a initié chez nous la seule pratique qu’il avait pour s’imposer, puisqu’il ne pouvait pas être aimé, la violence. Et la violence jusqu’à la barbarie !
Forces d’occupation
Depuis quelques jours, une affaire Théo secoue la France : des policiers se sont acharnés sur un citoyen et l’ont battu le plus sauvagement du monde ; l’un d’eux a poussé la perversité jusqu’à lui enfoncer sa matraque dans l’anus. Or, ce genre de violence, en France, ne s’exerce qu’à l’encontre d’une certaine catégorie de citoyens considérés comme de seconde zone,
différents des Français dits de souche. Ceux qui sont victimes de ces pratiques le sont donc à cause de leurs origines, de leur couleur de peau, de leur quartier de résidence, parfois de leur appartenance religieuse…
Théo, faut-il le rappeler, est du ghetto, comme l’étaient deux adolescents, Zyed et Nouna, pourchassés par la police qui s’étaient réfugiés dans une centrale thermique de Clichy-sous-Bois où ils furent retrouvés morts, électrocutés, en octobre 2005. Évidemment, les policiers impliqués dans l’affaire avaient été acquittés. Le journal Libération, rendant compte de cet acquittement avait pu écrire le 18 mai 2015 : Zyed et Bouna : « Dix ans d’impunité policière »
Transposées jadis dans les colonies, ces pratiques policières ont été exercées envers tous ceux qui refusaient de se soumettre à un ordre qu’ils considéraient comme injuste et illégitime, contestaient des lois iniques. Nous avons hérité, dans nos pays devenus nominalement indépendants du même esprit qui admet que l’on puisse impunément violer, battre, tuer un homme lorsque l’on porte l’uniforme: la violence est la réponse à ceux qui contestent le pouvoir injuste, illégitime ou simplement à des hommes stigmatisés pour leur appartenance ethnique, leur opinion politique, leurs revendications sociales et économiques…
Que l’on se souvienne de l’altercation le 12 août 2010, entre un gendarme français, Romuald Létondo ( se présentant lui-même, non sans plastronner comme le « conseiller du chef d’état-major de l’armée de terre togolais) et un journaliste togolais, Didier Ledoux, qui prenait des vues lors d’une manifestation de la population contre le pouvoir de Gnassingbé fils, le premier intimant, sous menace, l’ordre au second d’ « enlever » sur-le-champ une photo de lui de l’appareil. En vertu de quel droit?
Quand avait éclaté le printemps arabe, en janvier 2011, madame Michèle Alliot-Marie, alors ministre française des Affaires étrangères n’avait pas hésité à proposer au dictateur Ben Ali, encore au pouvoir, le « savoir-faire français reconnu dans le monde entier » à la police tunisienne pour maintenir l’ordre ». Les propos de madame Alliot-Marie avaient soulevé des protestations en France même, notamment dans le camp de la gauche. L’eurodéputé Daniel Cohn-Bendit a admirablement bien commenté ces propos : la France se voulait le paillasson de Ben Ali . Qui est donc le paillasson du clan Gnassingbé au Togo, depuis près de cinquante ans ? Du reste, quel est ce savoir-faire français reconnu dans le monde entier ? Celui que représentait le gendarme Létondo auprès du chef d’état-major de l’armée de terre togolais ? Ou celui qui consiste à introduire une matraque dans l’anus d’un citoyen innocent ? Ou encore celui d’une police qui, agissant sans scrupule sur certains terrains, est assurée de l’impunité comme dans la mort de Zyed et Bouna en France ou comme dans toutes les affaires de meurtres commis par la soldatesque au Togo des Gnassingbé ?
Il faut qu’une chose nous soit claire : « arrêter le bras des dictateurs et des bourreaux avant qu’ils ne frappent leur propre peuple… », relève du vœu pieux. Ce n’est, en tout cas, pas la préoccupation première des anciens pays colonisateurs, grands ténors actuels de ce que l’on appelle la Communauté Internationale. Cet acte ne viendra pas des grandes puissantes qui au contraire dans leurs relations avec nos pays ne visent que leurs intérêts. Si elles visaient autre chose, il y a longtemps qu’elles auraient contribué à faire tomber les dictatures, les pouvoirs non-voulus par nos peuples. Au contraire, loin de vouloir faire tomber les dictatures, elles sont là pour les épauler. Le fait est simple : nous appartenons à la catégorie des « néo-colonisés d’outre-mer », comme Théo, Zyed, Bouna tant d’autres appartiennent à la catégorie des « néo-colonisés vivant dans l’hexagone. Et, à quoi les reconnaît-on, ces « néo-colonisés » de l’intérieur de la France ? Bien sûr, par la couleur de leur peau. Jean-Luc Mélenchon, candidat de « La France insoumise » à l’élection présidentielle en 2017 reconnaît que Théo fait partie de ses concitoyens qui, à cause de la couleur de leur peau font l’objet d’un harcèlement de la police. Il existe un vrai ghetto pour cette catégorie de citoyens, comme l’écrit Éric Maurin :
« Le degré de ghettoïsation des immigrés n’est pas plus élevé aujourd’hui qu’il y a vingt ans, à l’époque des émeutes des Minguettes. Le problème ethnique et religieux s’est sans nul doute aiguisé en France, mais son terreau est en place depuis fort longtemps. »
L’image d’une police, ou des corps en uniforme en général, pourchassant et terrorisant une catégorie d’hommes pour des raisons de discrimination dans une société est si obsédante que j’en ai parlé dans l’une de mes toutes premières pièces au sujet de la situation qui prévalait en Afrique du Sud sous le régime d’apartheid . Pour certains citoyens, cette police et ces corps sont considérés comme des forces d’occupation. Le monde ne changera-t-il jamais ?
La vraie culture combat la violence
Pendant ce temps, une certaine classe politique française, très imbue d’elle-même, incapable de regarder l’Histoire de manière lucide, ne cesse de nous rebattre les oreilles avec les prétendus effets positifs de la colonisation.
« A l’heure de la confrontation, les bronzes du Bénin (entendre les sculptures en bronze) étaient plus beaux mais moins efficaces que les canons de bronze des Portugais. Alors commença la grande rafle des richesses du monde », écrit Roger Garaudy.
Où sont les effets positifs de la colonisation ? Dans le vieux discours propagandiste de l’époque coloniale qui ne parlait hier que de nos rois sanguinaires, de nos mœurs barbares, et un discours paternaliste du néo-colonialisme d’aujourd’hui, qui déclare, péremptoire, que l’« Afrique n’est pas entrée dans l’Histoire »? Dans les années 70, j’ai tourné ce genre de discours, proche de celui sur lequel se fondait l’apartheid en dérision dans le prologue de ma pièce On joue la comédie . Il ne mérite pas plus de considération. Avons-nous besoin de clamer haut et fort qu’il existait sur notre continent de brillantes civilisations qui cultivaient les choses de l’esprit, la beauté et le raffinement des mœurs ? Quel choc avec cette civilisation occidentale dont la victoire et la puissance ne se trouvent que dans l’utilisation de la force brutale et des rafles, dans tous les domaines ( biens culturels, biens économiques, ressources du sous-sol…) ?
Ailleurs, dans le même ouvrage, Roger Garaudy parle du « mal blanc » (p.7). Le mal blanc n’est pas, j’en conviens, l’utilisation judicieuse et proportionnée des armes pour garantir la paix et la sécurité, mais c’est d’avoir appris à nos hommes en uniforme à tourner ces armes contre des populations que l’on veut soumettre à des lois injustes et illégitimes, réduire au silence, enfermer dans un ordre qui ôte toute dignité à une certaine catégorie d’hommes.
Notre sort dans le monde, en tant que peuple néo-colonisé, n’est pas différent de celui de Théo en France : je suis bien conscient qu’il existe un seuil à ne pas franchir pour ne pas risquer de tomber dans l’amalgame. Cependant, en 2005, à la suite du bain de sang et du hold up électoral qui a permis au système dictatorial et sanguinaire togolais de se remettre en place, par-delà le discours, par-delà les condamnations du bout des lèvres, qu’est-ce qui a été réellement fait pour que, au lieu d’un pouvoir oppresseur dont la nature fondamentale est la violence, une vraie démocratie voie le jour au Togo ?
Quand la langue est détournée
Il existe un langage inventé par je ne sais qui, sous je ne sais quels cieux, à quelles fins, plutôt flatteur et encourageant pour les hommes qui croient que tout peut et doit se régler par la force. Dans la logique de ce langage-là, les hommes qui nous parlent de démocratie, de droits de l’Homme, de réformes constitutionnelles et institutionnelles, de dialogues, de concertation etc. savent bien que ces termes n’ont aucun sens, aucun contenu ou alors, s’ils en ont, ils sont bien spécieux. Ce qui importe, c’est la notion de pouvoir fort, garanti par « un homme fort », dont on vante la carrure athlétique, issu d’un peuple guerrier. Nous sommes malheureusement restés prisonniers de ce langage. A propos de « peuple guerrier », lorsque j’entends l’expression venant de l’homme de la rue, comme s’il avait jamais existé un peuple qui, agressé, opprimé, brimé dans ses droits, ne se révolte et ne se soulève, ne pense jamais à former ses propres guerriers, à lever une armée pour se défendre, cela me fait sourire. Mais, dans la bouche d’hommes ayant la prétention de réfléchir à la conduite des hommes, je suis plutôt scandalisé. Veut-on faire croire à un peuple, en l’occurrence au peuple togolais qui veut défendre ses droits, combattre pour réaliser ses propres aspirations qu’il n’y arrivera pas parce qu’il n’est pas un « peuple guerrier » par essence ? Veut-on simplement nous inculquer que nous n’avons pas à imiter un peuple voisin qui, dans les mêmes conditions que les nôtres, s’était soulevé pour devenir lui-même son propre maître ?
Victor Klemperer analyse la manière dont le vocabulaire d’une langue peut être détourné à des fins spécieuses dans une idéologie donnée, en particulier dans l’idéologie nazie :
« Quand Hitler raconte son ascension, ses premiers grands meetings à succès, il vante, autant que ses talents d’orateur, la valeur au combat de son service d’ordre…les braunen Sturmabteilung, dont la mission ne relève que de la force brutale et qui, au cours des meetings, doivent se ruer sur les adversaires politiques et les expulser de la salle… ».
Ainsi, dans la langue de la propagande hitlérienne, la LTI ( lingua tertii imperii), cette bande fondée sur le principe d’utilisation de la force brutale est vantée pour sa « valeur au combat ».
Que donc cela nous fasse réfléchir sur la notion de « peuple guerrier » utilisée pour désigner ceux qui constituent aujourd’hui en majorité les forces militaires et policières du Togo, ceux qui, démobilisés en 1962 ont fourni le plus gros contingent des auteurs du coup d’État de 1963.
En fait, les qualificatifs dont on affublait ces hommes ( athlétiques, guerriers…) qui leur paraissaient admiratifs) pouvaient bien avoir un sens plutôt ironique, péjoratif aux yeux de ceux qui voulaient se servir d’eux pour accomplir les tâches les plus viles. L’écrivain Céline qui n’avait pas à s’embarrasser dans sa fiction d’un parler pseudo-diplomatique traduit bien cette attitude d’une certaine classe française à l’égard de nos « vaillants » tirailleurs sénégalais :
« …Le sulfureux Louis-Ferdinand Céline mentionne bien, à plusieurs reprises, les troupes africaines dans ses romans, notamment dans D’un Château à l’autre, mais c’est pour les décrier comme des sauvages sanguinaires et cannibales…( Brazzaville, c’était méchants douteux partout…en quart tous vous foutre à la bouche ! hachis ! paupiette ! surpassés seulement dans leur catégorie par les nazis, pires anthropophages que les Sénégalais de Strasbourg ».
Des tirailleurs sénégalais au réseau France-Afrique
Évidemment, ces hommes que l’on appelait, quel que soit le pays d’Afrique dont ils étaient originaires, « tirailleurs sénégalais » sont peut-être plus à plaindre, en un sens, qu’à blâmer. Ils n’ont pas seulement subi insultes, frustrations et humiliations du fait de leur peau, mais aussi des atrocités, même parfois, de la part de ceux pour qui ils se sacrifiaient. Lilian Thuram, dans son livre Mes étoiles noires, a décrit en termes saisissants le martyre de l’un d’eux, parmi les plus braves, qui croyait peut-être sincèrement à cette France vantée comme le pays des libertés et des droits de l’homme:
« Pour Addi Bâ ( un résistant d’origine guinéenne à l’occupation nazie de la France ), les choses sont plus difficiles, sa peau le trahit. Le 15 juillet, il est capturé à la ferme de La Fenessière. A peine enfermé, il saute par une fenêtre. Un soldat décharge sur lui son pistolet. Il est blessé à la cuisse.
On le transporte à la prison d’Épinal où il est atrocement torturé…
Ce résistant de la première heure n’a reçu la médaille de la Résistance qu’en 2003, à titre posthume. Quoi d’étonnant ? Dès la veille de la libération, notre pays ( la France) a opéré un blanchiment de sa résistance. Plus de trace que celle d’un pas vite effacé par le vent dans le sable du désert…Ce blanchiment s’est étendu à toute l’armée, par démobilisation des troupes coloniales » .
Lilian Thuram s’est penché sur le sort des Africains comme Addi Bâ qui avaient risqué leur vie pour la France, alors qu’ils ne bénéficiaient même pas de la nationalité française :
« Le 10 mai 1940, les hommes sont envoyés faire rempart de leur corps contre l’avancée de l’armée allemande : cinq cent vingt mille tirailleurs seront mobilisés pour occuper la première ligne. Que l’on compare : le taux de mortalité des combattants « français de France est de 3% en 1939 ; celui des soldats français d’Afrique Occidentale française et d’Afrique Équatoriale française est de 40% ».
Et, à l’heure de la reconnaissance, des récompenses…
« Couronnement de la reconnaissance nationale à leur égard : un décret signé en 1959 par Valéry Giscard d’Estaing, alors secrétaire d’État aux Finances, gelait les retraites et pensions des vétérans de l’ancien empire français en Afrique. En pleine vague de décolonisation, ces pensions, retraites et allocations ont été transformées en indemnités annuelles, calculées sur la base des prix en vigueur à la date de l’indépendance de chaque pays. »
Autrement dit : adieu, chers amis tirailleurs sénégalais, si vous gagnez bien moins que les soldats français de France, ce n’est pas la faute à la France ; vous devez vous en plaindre à ceux qui ont voulu que vos pays soient indépendants.
Faut-il s’étonner que, dans un excès de zèle, ceux dont on attendait qu’ils jouassent leur rôle jusqu’au bout afin de mériter d’être de la lignée des « guerriers africains », non seulement revendiquassent comme un honneur d’avoir assassiné le président Sylvanus Olympio, mais encore se soient acharnés à mutiler son corps au couteau pour s’assurer qu’il était bien mort. « C’est ce que nous pratiquions en Indochine », aurait déclaré celui qui endossait la paternité du crime.
Et, n’y a-t-il pas eu parmi les soldats, des hommes qui, d’abord engagés volontaires pour un certain idéal, puis déçus par la réalité, avaient pris conscience du rôle humainement dégradant que l’ordre colonial voulait leur faire jouer, non seulement s’étaient repentis, mais aussi avaient ensuite épousé la cause des victimes, notamment dans les guerres dont le but était le maintien de l’ordre colonial en Indochine, en Algérie… ?
Lilian Thuram en cite un dans son livre : Frantz Fanon.
Il est blessé dans les Vosges, décoré…Mais la médaille a son revers. Parti avec un idéal républicain d’égalité, de liberté et de fraternité, il rencontre le racisme et l’indifférence des Français, pour qui ces Noirs, venus de toutes les colonies françaises, sont uniformément des Sénégalais. Meurtri dans ses convictions, déçu dans ses illusions comme l’ont été d’autres, il écrit à sa famille, en avril 1945 : « Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face à l’ennemi, consolez-vous mais ne dites jamais : il est mort pour la belle cause…je me suis trompé »
Combien d’anciens tirailleurs étaient capables de dire « je me suis trompé ? ». Je ne le sais, mais en tout cas pas ceux qui, pour des intérêts sordides, une promesse de carrière…ont perpétré des coups d’État dans nos divers pays devenus indépendants.
Nous avons tous vu la vidéo, au sortir de la Conférence de La Baule du 20 juin 1990, dans laquelle Eyadema ( comme Mobutu amèrement ému selon ses propres termes), sur un ton presque éploré, en tout cas plaintif, exprimait son mécontentement à l’égard de la France qui, après les avoir pressés comme des oranges, les rejetait, parce que Mitterrand leur avait intimé, à lui et à ses homologues des anciennes colonies, l’ordre d’instaurer désormais le multipartisme et la démocratie dans leur pays respectif. L’homme, qu’une propagande coloniale et néocoloniale a formaté pour servir les intérêts de la France, se sentait abandonné. Et lui, ancien combattant au service de la « mère-patrie », homme de carrure athlétique, issu d’un peuple guerrier qui constitue le gros de l’armée togolaise, lui, serviteur toujours fidèle de la France, voyait tout ce qu’il avait été et fait pour la France réduit à néant, comme l’écorce d’une orange dont on a pressé le jus. A quoi pouvait-il encore être bon ? Eyadema n’avait pas dû s’arrêter à ce mécontentement et ces plaintes en public. Il avait dû manœuvrer en coulisses, protester, faire du chantage auprès de Mitterrand, en y associant des homologues dictateurs (ils forment un syndicat, on le sait), non sans un certain succès. La preuve : tous les massacres de populations qu’il avait perpétrés après La Baule n’avaient pas ému Mitterrand au point où, d’une manière ou d’une autre, ce dernier aurait cherché à y mettre fin.
La vérité qui est sortie de la bouche même de Chirac, grand protecteur, après Mitterrand du clan Gnassingbé, à la mort d’Eyadema en 2005, avant la mascarade macabre baptisée élection est que « la France ne peut pas abandonner le fils de son grand ami », soit-il un bourreau de son propre peuple. Or, que recouvre cette expression « ami de la France » ? Un homme qui a rendu à l’ancienne puissance coloniale des services tels que celle-ci se sente liée à lui, et le soutienne jusque dans ses crimes les plus odieux ? En tout cas, c’est ce que nous avons vécu et vivons encore au Togo.
Conclusion
Le peuple togolais victime dans son propre pays ne compte pas plus que Théo, victime de violence policière en France. Je ne cesserai de dire ceci : les partis qui se réclament de l’opposition togolaise et qui, sous l’influence de certaines puissances occidentales sont allés aux élections législatives pour conforter le pouvoir dictatorial et assassin doivent aujourd’hui réfléchir et reconsidérer leur position. Ces partis condamnent la violence policière, déplorent les morts et s’inclinent devant leur mémoire ( combien y en a-t-il au juste ? Qui détient le chiffre exact des assassinats commis par le clan Gnassingbé ?). Ils compatissent aux douleurs des blessés. Ils réclament des enquêtes. Ils exigent que les hommes en uniforme, coupables des actes incriminés, soient mis aux arrêts de rigueur… C’est bien. Les mots sont beaux. Mais pour que ce discours ne reste pas au seul niveau du discours sans lendemain, comme il l’a été jusqu’ici, ne faut-il pas que pour une fois il soit suivi d’un acte fort et significatif ?
Car les hommes dont nous parlons ont tué depuis des années et partout au Togo. Je crois pouvoir m’autoriser cette litanie, même si elle paraît rébarbative ( en réalité elle est significative) : ils ont tué à Lomé, ils ont tué à Aneho, ils ont tué à Vogan, ils ont tué à Tabligbo, ils ont tué à Kpalimé, ils ont tué à Atakpamé, ils ont tué à Badou, ils ont tué à Blitta, ils ont tué à Sotouboua, ils ont tué à Sokodé, ils ont tué à Bassar, ils ont tué à Kara, ils ont tué à Kanté, ils ont tué à Mango, ils ont tué à Dapaong… donc ils ont tué du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest… ; ils ont tué sur les routes, ils ont tué dans la brousse, la forêt, les caniveaux, les fleuves, la mer ;ils ont tué dans les prisons, ils ont tué dans les lieux publics, ils ont molesté et tué dans les maisons… Tuant ainsi l’homme en face d’eux, n’ont-ils pas assassiné l’homme qui était en eux-mêmes ? Ils ont tué, les partis ont condamné. Mais l’impunité demeure. Quand donc nos partis pourront-ils dire d’une voix unanime et forte à ce cycle meurtres-condamnations verbales-impunité: Assez ! ?
C’est la détermination commune de ces partis pour atteindre le but fixé qui nous ôtera de l’idée qu’ils donnent parfois d’accompagner simplement le régime sanguinaire des Gnassingbé dans sa visée de s’éterniser au pouvoir. Et qu’en les suivant, nous sortirons du règne des Yakame pour qui la vie n’a pas de valeur parce qu’en eux-mêmes il n’y a aucune valeur humaine. Et des gbõgblome qui les accompagnent en résonnant.
Savoir que les hommes en uniforme au Togo qui tuent impunément sont la source du mal togolais est le commencement du changement au Togo. Et, n’est-il pas temps que nos leaders de l’opposition prennent leur courage à deux mains pour signifier haut et fort aux autorités françaises quel mal elles font à nos populations en soutenant les pouvoirs oppresseurs et meurtriers dans les anciennes colonies?
Sénouvo Agbota ZINSOU
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