Des combats, des époques, des souvenirs. Nous sommes nombreux, Togolaises et Togolais, qui l’avions admiré, combattu et respecté. Il fait partie de notre renouveau démocratique, de l’idée et de l’espérance que nous nous faisions, nous faisons et nous ferons du Togo.
Il était le modèle, le critiqué et le patriote… Le départ brusque et inattendu de Maître Yawovi Madji Agboyibo, qu’avec quelques rares personnalités, nous surnommions affectueusement «Fondamental», le samedi 30 mai 2020, m’a profondément bouleversé. De notre longue et riche relation, je garde le souvenir d’un homme entier, fidèle et intransigeant devant les valeurs. Autant la politique togolaise se distingue par la méfiance et la défiance, et bien plus souvent la duplicité, l’hypocrisie et le mensonge, autant Me Yawovi Agboyibo a su s’élever, en toute humilité et modestie, même devant la calomnie et la diffamation. Il n’existait chez lui, aucune superficialité, aucune attitude de mépris et de suffisance. Notre première rencontre remontait en 1989 à Genève, et plus précisément au Foyer Saint Justin, résidence universitaire appartenant à l’Œuvre catholique Saint-Justin, à la rue du Prieuré, qui accueillait, entre autres, des personnalités en court séjour. Jeune étudiant en droit dans la magnifique Cité de Calvin sur les bords du Lac Léman, je fis la connaissance du célèbre avocat, en compagnie de son ami de toujours, le Président Aboudou Assouma, alors Procureur de la République dans le cadre de la représentation du Togo aux travaux de la commission des droits de l’homme des Nations unies. L’admiration et la ressemblance que je leur vouais ont imprimé une marque d’orientation et d’addiction au droit avec une affinité prononcée pour la profession d’avocat que je caressais dès les bancs du collège dans mon Siou natal. Il en est aussi particulièrement de l’engagement de Me Yawovi Agboyibo en faveur de la promotion et de la défense des droits de l’homme au titre de sa contribution déterminante à la création de la Commission nationale des droits de l’Homme en 1987. En ces tempslà, la belle entente et complicité entre le célèbre juriste et avocat et le Président de la République d’alors, Feu Gnassingbé Eyadema, aura contribué au dénouement de biens de dossiers délicats. Pour ce qui est de mon rêve d’embrasser la carrière d’avocat, pour l’instant, les circonstances en ont décidé autrement.
La vie et le hasard de certaines rencontres plutôt heureuses m’ont conduit sur d’autres chemins et rivages. Il n’en reste pas moins que le droit et la justice nous sont restés en partage. Bien des années plus tard, nous nous retrouvions, Me Agboyibo et moi, en mars 2002, indépendamment de ma volonté et de la sienne, grâce au Président Gnassingbé Eyadema que je me permets de continuer à appeler très affectueusement et avec la déférence et l’hommage qu’il sied, « le Vieux ». À cette époque-là, je m’étais permis l’outrecuidance, d’adresser un fax au « Vieux » pour lui exprimer modestement et respectueusement mon sentiment à propos de la détention de Me Agboyibo dans une ténébreuse affaire dont les tenants et les aboutissants échappent encore à beaucoup de Togolais. Sans surprise, aucune réponse formelle à mon initiative audacieuse n’a été reçue. Mais comme seuls les grands hommes d’Etat et les sages savent le faire, le Vieux me fit venir à Lomé en mars 2002, et Me Agboyibo est libéré avant que je ne reprenne le chemin de retour pour retrouver mon poste comme fonctionnaire international des Nations unies. Au lendemain de mon entrée au gouvernement, en 2005, Me Agboyibo m’a fait l’honneur, avec la bénédiction de mon patron, le Président de la République Faure Essozimna Gnassingbé, qui lui a toujours manifesté une estime sincère et profonde, de m’inviter à partager le breuvage dont il avait eu le mérite dans les années 1980, de défendre la libéralisation. Nous nous retrouvions assez souvent, en ce lieu particulier, à Kodjoviakopé, chaque fois avec le même rituel : montée d’escaliers escarpés et traversée d’une sorte de labyrinthe puis nous nous attablions sur une petite terrasse, en nous adonnant à quelques verres de ce breuvage, et pour cogiter des heures durant sur les voies et moyens pour renouer un dialogue politique structuré et fécond. Je le quittais généralement un peu embrumé mais encore lucide pour pouvoir retrouver mon bureau à quelques encablures de là !
Puis vint le dialogue politique inter- togolais, dont il fut un des artisans de la réussite en présidant le bureau des conclaves de Lomé qui avaient abouti à l’accord politique de base avant que les pourparlers ne fussent parachevés sous les auspices de la facilitation du Président burkinabé Blaise Compaoré, à Ouagadougou. Après Ouagadougou, homme d’Etat et un des serviteurs les plus passionnés de la République, il est nommé Premier ministre et, ensemble avec le Chef de l’État, ils ont initié et mené d’importantes réformes politiques ayant notamment conduit aux élections législatives d’octobre 2007. Chez Me Agboyibo, dans sa personnalité, le rigoureux politique côtoie le bon vivant et le fin gourmet. De nombreuses péripéties et anecdotes en portent illustrations. Je me souviendrai encore longtemps, avec quelques autres, des ignames grillées, les« colico » à la togolaise, agrémentés de différents breuvages, généralement en compagnie du « Lion », du grand frère Assouma, de Me Hégbor, de vénérée mémoire, et de Monsieur Tchakondo. Le Bélier noir de Kouvé savait ainsi entretenir et consolider le bon gouvernement d’ouverture au service de la réconciliation nationale. Le lion et le félin, sobriquets dont Me Agboyibo avait affublé les ministres Pascal Bodjona et Gilbert Bawara, ont passé des instants uniques en sa compagnie. «L’habit ne fait pas le moine », dira le Grand Maître. Qui d’entre nous n’a pas souri le 23 septembre 2007, lorsque le Premier ministre Yawovi Agboyibo arriva au Camp Général Gnassingbé Eyadema, dans une veste spéciale qui descendait jusqu’aux genoux et qui contrastait avec la solennité des circonstances ? Qui parmi les Togolais à l’époque n’a pas souri, lorsque Maître Yawovi Agboyibo, Président du CAR, et ses militants se convertirent à la couleur rouge à la veille des élections législatives d’octobre 2007 ?
Nous gardons tous de Me Agboyibo quelque chose d’ineffaçable : le Togo en éternel dialogue des hommes et de l’indispensable développement au service de ses filles et fils. Le combat de la tenue de la conférence nationale en 1991 et la promotion du sodabi en sont évocateurs. Je garderai de Me Agboyibo, l’homme politique simple et accessible, viscéralement ancré et attaché à son terroir, à son Kouvé natal au développement et à l’épanouissement duquel il n’avait jamais cessé de se vouer. S’il est un acteur politique disposant véritablement d’un fief électoral, d’une citadelle politique presqu’imprenable et dont l’assise ne saurait point être questionnée, ce fut incontestablement Me Agboyibo dans son Yoto natal. Il était un pacifiste convaincu et aimait ainsi profondément son pays en refusant en permanence le chemin de l’exil, quoiqu’on puisse lui reprocher sa proximité soudaine aux heures sombres de 2017 avec les auteurs qui avaient tenté l’aventure de déstabiliser et de renverser les institutions démocratiques. Me Yawovi Agboyibo laisse, certes, un héritage questionné. Le temps et l’histoire feront le bilan notamment des années 1991, 1993, 1994, 2007et 2017 à charge et à décharge. Au-delà des conjectures, personne ne saurait dire ce qu’aurait été lé cheminement du pays et le destin propre à Me Agboyibo, si ce dernier avait négocié différemment certains tournants et rendezvous politiques, particulièrement ceux de 1994 au lendemain des premières élections législatives post-conférence nationale. J’ai eu, en novembre 2018 à Paris puis en décembre 2019 à Lomé, l’occasion d’aborder de nombreux sujets d’intérêt national avec lui et d’apprécier avec respect et admiration sa parfaite lucidité et son honnête jugement sur certains épisodes de notre histoire et sur les acteurs politiques et les hommes d’Etat qu’il eût à côtoyer. Somme toute, l’avenir et le devenir de la République sont restés pour Me Agboyibo, un souci permanent et « Fondamental ».
Le félin.
Gilbert Bawara