Le rôle assigné à l’Afrique depuis le début de la guerre en Ukraine est évocateur de l’image qu’ont encore les grandes puissances de notre continent: leur zone d’influence. L’Afrique n’a pratiquement aucun impact sur l’ordre mondial actuel alors qu’elle subit très drastiquement les conséquences de cette crise qui affecte notamment sa sécurité alimentaire. Elle ne revêt un intérêt aux yeux des grandes puissances que lorsqu’elles se retrouvent en difficulté. Avant de se préoccuper du positionnement de l’Afrique dans le conflit ukrainien, il faut se préoccuper d’abord de la place – ou plutôt du strapontin – que l’Afrique occupe sur la scène mondiale. Pour preuve, dans toutes les discussions relatives au conflit russo-ukrainien, l’Afrique a été mise à l’écart.
L’Afrique, entité purement instrumentale
Le projet d’intégration africaine reste certes toujours en chantier. Toutefois, un consensus s’est dégagé au sein de l’Union africaine sur la nécessité pour le continent d’obtenir deux sièges de représentants permanents au sein du Conseil de sécurité, en plus des deux sièges de membres non permanents réservés aux Etats africains. Or malgré ce consensus de 55 Etats membres, les réticences des cinq membres permanents à voir l’Afrique occuper cette place ne font aucun doute. La voix de l’Afrique n’est pas entendue, car certains ne veulent tout simplement pas que l’Afrique soit un continent fort.
Les grandes puissances veulent réduire l’Afrique à une entité purement instrumentale au service de leurs causes. Elles s’efforcent le plus souvent à amener les Africains à adhérer à leur «narratif» et, in fine, à soutenir un camp contre un autre, selon une logique diplomatique utilitariste. Quand il s’agit de voter une résolution au Conseil de sécurité, nous sommes activement sollicités d’un côté comme de l’autre. L’Afrique est alors très courtisée, voire mise sous pression par certains de ses partenaires.
Une multitude de partenaires
Ces états d’esprits et agissements qui relèvent d’une autre époque s’expriment dans un contexte historique où l’Afrique a pris conscience de sa responsabilité propre. Elle parle de plus en plus d’une seule et même voix. Les fractures de l’époque coloniale entre une Afrique dite francophone et l’autre anglophone se sont estompées, tout comme les idéologies «post-guerre froide» qui ont dominé toute la seconde partie du XXe siècle.
L’Afrique actuelle n’est plus celle des années 1945, encore moins celle des années 1960. Nous avons aujourd’hui en Afrique une multitude de nouveaux partenaires comme la Chine et la Turquie qui font partie intégrante de la nouvelle géopolitique mondiale, bien loin des deux blocs antagonistes qui ont structuré l’après-guerre. Le monde s’est décentré pour devenir multipolaire. Pour paraphraser Blaise Pascal, le monde est devenu un tout dont le centre est à la fois partout et nulle part. Et l’Afrique ne peut et ne veut plus être les wagons d’une seule et même locomotive.
Beaucoup de pays africains ne se sentent aujourd’hui plus liés – au sens d’embrigadement – par l’histoire coloniale et se montrent enthousiastes à travailler avec de nouveaux partenaires. Cela devrait amener les grandes puissances à changer de logiciel. En tout cas, si elles veulent continuer de travailler avec les Africains. Il y a un défi de changement de mentalité et de comportement chez nos partenaires qui viennent tous en Afrique, sans exception, avec des agendas avant tout dictés par leurs propres intérêts. Pour l’Occident tout comme pour l’Est, je ne crois pas que les mots «partenariat» ou «alliance» soient toujours bien compris, quand il s’agit de notre continent.
Ecouter l’Afrique
Pour avoir pris part à plusieurs rencontres organisées par l’Afrique et ses partenaires extérieurs ces dernières années et avoir été le négociateur en chef des Etats d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) dans le cadre des négociations post-Cotonou avec l’Union européenne en 2020, je pense qu’il y a une constance. Et tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique ne doivent pas la perdre de vue: l’Afrique attend plus d’égalité, de respect, d’équité et de justice dans ses relations et partenariats avec le reste du monde, avec les grandes puissances, quelles qu’elles soient. Aujourd’hui les Africains veulent être de vrais partenaires du reste du monde.
Dans le concert des nations, il faut que l’Afrique soit écoutée pour que le dialogue ait un sens. Le déficit d’écoute pervertit le sens du dialogue qui se transforme en une juxtaposition de monologues et de raisons partiales, parfois sous le couvert d’un pseudo-multilatéralisme dont le danger réside dans la distorsion de la relation. Or, dans le monde qui est le nôtre, ce n’est qu’en mettant ensemble nos intelligences que nous pouvons nous accorder sur les objectifs à atteindre.
Pas les mêmes mégaphones
Bien que les problématiques essentielles de notre temps demeurent les mêmes, l’appréhension des mêmes problématiques diverge selon qu’on parle du nord ou du sud. Ecouter les voix africaines ne peut pas être une simple variable d’ajustement. Le continent n’a certes pas les mêmes mégaphones que les grandes puissances de ce monde. Mais sa voix compte et doit compter si l’on veut avoir l’Afrique comme partenaire sur les grands sujets internationaux.
Plutôt que d’attendre à chaque fois un soutien inconditionnel du continent, nos alliés doivent faire l’effort d’accepter l’esprit d’un vrai partenariat. L’Afrique veut coopérer avec ses alliés sur la base de ses intérêts bien compris. Pour ce faire, nos partenaires doivent se défaire des imaginaires qui se sont en grande partie forgés aux XIXe et XXe siècles. Ils sont en dissonance manifeste avec notre siècle marqué par les défis nationaux et régionaux qui ont des implications globales. Tandis que les défis mondiaux ont des déclinaisons et ramifications régionales, nationales, voire locales. Les répercussions et les perturbations économiques actuelles à l’échelle internationale, résultats directs du retour de la guerre en Europe, en sont une belle illustration.
Robert Dussey est ministre des Affaires étrangères du Togo depuis 2013. Il est l’un des rares diplomates à maintenir le dialogue à la fois avec Paris et les militaires putschistes de Bamako, qui défient la France avec l’aide de la Russie.