On nous l’a souvent administrée, cette gifle, sous des formes diverses.
Ça marche toujours, jusqu’ici, et ça marchera peut-être encore une fois. La gifle, la plus terrassante possible, sans laquelle il ne saurait y avoir de pouvoir au Togo, puisque ce n’est pas par la volonté du peuple que celui-ci existe, puis le baiser pour que le giflé se tienne tranquille, pendant cinq, dix, vingt… ans. Il est évident qu’aucun Togolais n’est dupe : l’annonce faite par Gnassingbé, lors des échanges de vœux avec le corps diplomatique, de la création prochaine d’une nouvelle institution, le Haut-commissariat à la réconciliation qui prendra la relève de la Commission de réconciliation, fait partie tout à fait d’un scénario connu, classique depuis la gifle inaugurale du régime, le coup d’État sanglant du 13 janvier 1963. Le fait d’ajouter aux notions déjà connues de « réconciliation nationale » et « d’union ou d’unité nationale » celle de réparation permettrait-il au pouvoir de tromper les citoyens avisés?
Nous savons tous que les détenteurs de ce pouvoir ne croient un seul instant à aucune de ces notions qu’ils clament sur tous les toits. Je résiste à peine à la tentation de me citer moi-même dans On joue la comédie . Au policier qui leur demande, à lui et sa troupe ce qu’ils fabriquent, Chaka, le meneur de jeu, parodiant le Messie, le Sauveur, le Rédempteur qu’il a bien conscience de ne pas être , répond : « La meilleure comédie du monde! Je vous assure que c’est un produit entièrement sain, débarrassé de tout élément toxique et dangereux, soigneusement étudié par les meilleurs savants dans les meilleurs laboratoires du monde, qui peut être utilisé pour les esprits les plus irritables, sans provoquer la moindre démangeaison! »
Ainsi, le problème du pouvoir illégitime du Togo comme celui de tout pouvoir du même genre est de trouver le produit qui, non seulement limite les démangeaisons qu’il pourrait provoquer dans certains esprits, mais encore, apporte, comme un calmant, un semblant d’apaisement à ceux qui seraient susceptibles de s’agiter et donc de provoquer certaines agitations.
La gifle, violente pour le corps et l’esprit, mais qui soit acceptée, reçue comme une douce caresse, comme un massage bienfaisant. Ce que l’on ne veut pas admettre, c’est que cette gifle administrée à l’esprit est plus douloureuse et plus mortelle que balles réelles, coups de machette, de gourdin… et que l’encaisser en faisant semblant de ne pas en pâtir, et même, de remercier le ciel de son cadeau, non seulement ne nous guérit nullement du mal dont nous souffrons, mais encore nous humilie, nous diminue en tant qu’hommes. Et élargit notre plaie.
Laissons de côté les notions de vérité-justice-réconciliation sur lesquelles les Togolais ont suffisamment disserté. Dont ils se sont gaussés subtilement ou ostensiblement.
Mgr Barrigah, l’homme commis par Gnassingbé pour les inculquer aux Togolais dans le sens où le pouvoir le veut, ne doit, normalement plus avoir l’ombre d’un doute sur ce que nous en pensons. Peut-être, est-ce le constat fait par le prélat lui-même du peu de crédit accordé par nos concitoyens à l’institution qu’il préside, qui l’a contraint à rendre le tablier.
Soit dit en passant, la présidence de la CVJR automatiquement attribuée à un évêque catholique est le fait de la confusion des genres et des rôles à laquelle nous sommes habitués au Togo, comme dans d’autres pays d’Afrique : puisque ces notions de justice, vérité, réconciliation…représentent des valeurs et relèvent du spirituel, un ministre de culte est forcément bien placé pour les gérer. Un compatriote bien en vue, puisqu’il s’agit d’un chef de parti( il se reconnaîtra lui-même ici, s’il lit cet article) m’a dit, après la prise du pouvoir dans le sang, en 2005, par le fils d’Eyadema : « Faure est allé voir le Pape à Rome, donc il lui a pardonné tous ses crimes ». Il les lui a donc pardonnés pour qu’il recommence à en commettre d’autres! Bien sûr, puisque les moyens de se rendre à Rome ne lui manquent pas. Dans la logique de cette conception du pardon, il n’a même pas besoin de remonter si haut jusqu’au Vatican. Des évêques, des prêtres, des pasteurs pourraient se mettre à sa disposition pour lui donner l’absolution à chaque fois qu’il en aurait besoin!
Attardons-nous sur la notion qui aujourd’hui nous irrite l’esprit, celle qu’on veut nous faire admettre comme nouvelle, de la réparation. Qui répare quoi à qui?
Au bout des longs mois d’audition de la Commission Vérité-Justice-Réconciliation et avant que Mgr Barrigah ne rende son tablier, avons-nous simplement une idée des offenseurs et des offensés? Sont-ils nommément et clairement identifiés? Qui, parmi les personnes auditionnées a vraiment avoué ce qui lui était reproché, exprimé des regrets, fait un petit semblant d’acte de contrition? Et si l’on dressait une liste des offenseurs, remonterait-on aux commanditaires des actes d’offense? Et si on remontait jusqu’aux commanditaires, citerait-on nommément (car qui qu’ils soient ils ont des noms, des visages ) ceux actuellement au pouvoir? Mais, si on ne les citait pas, comment convaincrait-on les citoyens, particulièrement ceux dotés d’un esprit irritable que la vérité, toute la vérité a été dite, que justice a été faite (au moins une justice symbolique et spirituelle) et que nous pouvons nous sentir réconciliés? Ou au moins sur la voie de la réconciliation?
Sans les réponses satisfaisantes à ces questions, l’esprit irritable que je suis, continuera de penser que la Commission Vérité-Justice-Réconciliation de Mgr Barrigah a joué sa petite comédie…et cède la scène à une autre troupe, sans même que le décor soit changé, puisque c’est une autre version de la même pièce qui va nous être jouée.
Il ne s’agit surtout pas de détruire le vieux décor, mais de le démonter, le « déconstruire », un peu, à des nuances près, comme ce que propose pour la linguistique Jacques Derrida, qui lui-même se réfère au Abbau de Heidegger, qu’il voulait distinguer du mot « destruction » ( Zerstörung) . Plus simplement, j’ai travaillé avec une troupe dont le metteur en scène, à la fin de la dernière représentation, ordonnait, pour signifier que c’était fini : « Abbauen! » Quand c’était la fin d’un tableau ou d’une scène où il fallait juste changer le décor, surtout pendant la répétition, il disait : « Umbauen » et quand les comédiens devaient aussi changer de costumes et se démaquiller: « Umziehen! Abschmincken!» (Changez de costumes! Démaquillez-vous! ). J’ai l’impression qu’au Togo, sans peur du ridicule que crée l’encombrement, on veut monter un nouveau décor sur l’ancien, parce que c’est plus commode, on veut coller un nouveau maquillage sans se débarrasser d’abord de l’ancien, on veut garder les mêmes costumes pour toutes les pièces, parce que cela ne coûte pas grand chose. Pire, on plaque du faux nouveau sur du faux ancien. Jusqu’à quand?
Mais, c’est surtout à partir d’un adage populaire mina que j’ai appris la nécessité de la déconstruction, à ne pas confondre avec la destruction, celle qui correspondrait à notre sujet :
« Adjeɖatɔ be xoa meɖe mu tɔ nɛ zo o; ɖe wo ko nɛ » ( On ne brûle pas la case du menteur, mais on la démonte, morceau par morceau.) En fait, ce n’est pas seulement la parole du menteur ( comment la distinguer des autres? ) qu’il fallait déconstruire, mais celle de chaque personne auditionnée par la CVJR pour savoir ce qu’elle contient de vrai et de faux, d’utile ou de nuisible pour la construction d’une nouvelle nation. Ce genre d’opération a-t-il été fait, avant de passer à autre chose?
Les esprits irritables ne sauraient attendre quoi que ce soit du Haut Commissariat à la Réconciliation, ni du Fonds de Réparation.
Bien sûr, le Fonds est tentant et comme je l’ai écrit dans une autre de mes pièces , l’on va faire la queue, l’on va se bousculer devant la porte du Haut Commissariat pour avoir sa part de viande. La viande! La viande! Le pouvoir est habitué à acheter les voix, les consciences. Qui l’empêcherait désormais d’acheter définitivement l’impunité? Cela marche peut-être mieux que ces longues et ennuyeuses séances de « vérité ». Personne au Togo n’est dupe, ni les tenants du système, ni les citoyens : pour les premiers, il importe simplement qu’hommes, femmes et enfants, vraies et fausses victimes confondues, fassent la queue et l’on pourra parler du succès de l’opération, justifier la création de la nouvelle institution…et les médias, aussi bien nationaux qu’internationaux seront mis à contribution pour répandre la bonne nouvelle. Pour les seconds, je veux dire les citoyens intéressés avant tout par la viande, l’attitude est celle qui dit: je ne suis pas né de la-mère-qui-refuse-les-bonnes-choses (pardonnez la traduction un peu lourde de l’expression bien rythmée en mina: mu nyi kpɔgbenɔe djim o). Ainsi dans la réparation, les uns et les autres savent bien ce qu’ils veulent, voient autre chose qu’un acte qui constituerait une étape vers la véritable réconciliation des Togolais entre eux, laquelle réconciliation nous mettrait bien sûr à l’abri de la répétition des atrocités qui nous ont conduits aux ressentiments, à l’amertume, à l’affliction et au deuil de centaines de foyers, à la méfiance réciproque, aux conflits permanents, au désir de vengeance, à la haine les uns des autres.
Je donnerai un exemple littéraire d’une réparation, ou plutôt d’une tentative de réparation. Exemple littéraire qui a un fond philosophique, calqué sur un fait historique universellement connu qui ne laisse pas indifférents philosophes, théologiens, écrivains, juristes, historiens, artistes : l’holocauste. Une femme, Hanna Schmitz a été surveillante dans un camp de concentration nazi; certaines des détenues qu’elle surveillait en même temps que d’autres collègues, sont mortes dans l’incendie, suite à un bombardement d’une église désaffectée où elles étaient enfermées, parce que les surveillantes n’ont pas ouvert les portes de l’église au moment où l’édifice était en proie aux flammes et s’effondrait. Manque d’humanité? Absence de volonté? Refus d’assistance à personnes en danger? Il y a eu des rescapées, dont une jeune fille et sa mère. Hanna Schmitz accusée, jugée, condamnée à trente ans de réclusion criminelle, bénéficie, au bout de dix ans d’une remise de peine pour conduite exemplaire. Mais, à la veille de sa libération, elle se donne la mort, après avoir rédigé son testament. Elle charge son ancien amant de remettre à la jeune fille rescapée, une boîte et une somme d’argent. Cette dernière dit à l’ancien amant : « Vous avez une suggestion pour l’emploi de cet argent? L’utiliser pour quoi que ce soit qui ait rapport avec l’holocauste, j’aurais l’impression que ce serait comme une absolution et je ne veux, ni ne peux la donner »
La réparation ne saurait intervenir sans, au préalable, qu’offenseurs et offensés soient clairement identifiés. Or, au bout de la messe présidée par Mgr Barrigah, qui a été identifié comme offenseur et s’est reconnu comme tel? En allemand, le mot confesser (bekennen ) a le même radical que celui de reconnaître (erkennen ).
La réparation, sans reconnaissance, vous semble-t-elle encore une chose si facile qu’il suffise d’un décret créant une institution pour la réaliser? Et encore un décret pris par qui? Par l’un des principaux commanditaires et bénéficiaires des actes incriminés, à qui on peut demander des comptes, tout au moins, des 500 Togolais massacrés en 2005 si l’on se fie au rapport de la commission d’enquête dépêchée par l’ONU! Réparation sans reconnaissance. Or, dans le cas de Hanna Schmitz, les étapes et facettes de la reconnaissance par lesquelles elle est passée nous sont clairement exposées : non seulement elle a été jugée et reconnue coupable, elle a purgé largement sa peine, vis-à-vis de la société, mais encore, il y a eu reconnaissance vis-à-vis d’elle-même. Le séjour en prison lui a permis de réfléchir sur sa propre responsabilité. Mais tout cela n’a pas suffi pour que l’acte de réparation soit accepté et que celui-ci puisse conduire à l’absolution.
Voici le point de vue d’un théologien avec qui, je suppose, Mgr Barrigah sera d’accord : « La remise devient définitive, et la paix succède à l’armistice lorsque l’amendement du pécheur se confirme… La Bible n’offre aucun exemple d’impunité. »
La réparation, dans ce sens, ne saurait être l’objet d’un décret, ni être effectuée par un fonds public, devenir une affaire de bureaucratie, de formulaires à remplir, de paperasserie. C’est Hanna Schmitz qui, après le travail des institutions (justice, prison), seule avec sa conscience, a décidé d’un geste à l’endroit de son ancienne victime. Je ne juge pas son suicide qui, dans la conviction religieuse qui est la mienne, ne peut tenir lieu d’acte propitiatoire. Mais, je le répète, tout cela n’a pas suffi pour conduire à l’absolution. « Je ne veux, ni ne peux la donner » a dit la victime. A-t-on, au Togo, demandé aux victimes, à chacune des victimes, si elles acceptaient ou non une réparation? Et quel genre de réparation? Comment peut-on réparer les offenses de tout genre, amalgamer offenses morales, physiques, matérielles…personnelles et collectives? Qui veut et peut donner l’absolution? Qui veut, mais ne peut pas? Qui peut, mais ne veut pas? Chaque catégorie a ses raisons et ce serait une simple prétention si je voulais ici m’étendre sur elles, examinant les différents cas possibles.
J’en arrive à cette conclusion que le discours sur la réparation, dans les conditions qui prévalent aujourd’hui au Togo, ou bien est mal réfléchi, imbécile, ou bien relève simplement d’une vilaine comédie que le régime veut encore nous faire avaler.
Bonne Année 2013 à tous!
Sénouvo Agbota ZINSOU