« 0n peut commencer une histoire par le milieu puis, d’une démarche hardie, embrouiller le début et la fin. On peut adopter le genre moderne, effacer les époques et les distances et proclamer ensuite, ou laisser proclamer qu’on a résolu enfin le problème de l’espace-temps ». (Günter Grass, Le Tambour, traduit de l’allemand par Jean Amsler, éd. du Seuil, 1960, p.11)
« … l’esclavage ne permettant plus de mettre en œuvre les techniques nouvelles, l’abolition de l’esclavage, et le début du « colonialisme » proprement dit, c’est-à-dire la domination politique et militaire de l’Afrique et de la plus grande partie de l’Asie pour garantir des investissements éminemment rentables dans l’industrie et le commerce, en imposant par la force le prix bas de la main-d’œuvre et les plus hauts prix des produits importés …».( Roger Garaudy, Pour un dialogue des civilisations, l’Occident est un accident, éd. Denoël, 1977, p. 39 )
Le père G. se rendait au commissariat pour rencontrer l’homme que jusqu’ici nous avons appelé Kpakpavi, du nom que beaucoup de Loméens lui avaient donné par pure ironie (méchante, affectueuse ou simplement objective, c’est à vous, lecteurs d’en juger). En tout cas cet homme était redouté et naturellement détesté comme tous ceux qui sont redoutés : il dirigeait la police de la capitale togolaise ces années-là. Nous allons donc nous efforcer de ne plus l’appeler par son surnom qui signifie en mina Petit Canard et lui donner du « Monsieur le Commissaire », car c’est un grand Monsieur, même si moi qui ne le connais pas vraiment, je le soupçonne d’être, de taille, plutôt petit, avec des lèvres très minces qu’il allongeait vers un nez aquilin, comme si une odeur désagréable le dérangeait ; en bon Petit Canard il marchait en se dandinant, un pas à gauche, un pas à droite…comme il portait des souliers que nul ne prendrait le risque d’aller lui enlever, nul ne pouvait non plus affirmer qu’il fût ou non, à la place de pieds comme vous et moi, nanti de palmes de canard. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne donnait pas seulement la chasse aux jeunes gens qui se livraient aux jeux d’argent interdits que nous appelions « tchatcha » sur les places des petit et grand marchés et aux propagandistes de l’Ablodé qui circulaient dans presque tous les quartiers de la ville, comme vous le savez maintenant, mais aussi aux garnements qui ne résistaient pas à la tentation d’aller marauder les fruits succulents, bien tentants dont était plantée la cour de sa maison à Yovokomé, le quartier des Blancs, à quelques mètres du stade.
Parlons de l’atmosphère. Monsieur le Commissaire tenait donc tant à ses beaux manguiers, ses grenadiers aux fruits parfumés et goyaviers irrésistibles qu’il les faisait garder par des gardes à chéchias rouges bien costauds, armés de bâtons et de lance-pierres…mais cela ne suffisait pas. Il paraît ( à moins qu’il s’agisse d’un mythe inventé par le commissaire lui-même ou ses chéchias rouges pour effrayer les gens), qu’ il avait injecté un poison à ces arbres innocents pour décourager les maraudeurs. Ce qui devait mettre le commissaire dans une colère de dragon, c’est que ces garnements considéraient comme un acte de bravoure et de défi à son autorité et à celle de toute l’administration coloniale, de tromper la vigilance des chéchias rouges et d’arriver malgré tout à cueillir ces fruits, au moins une mangue, une goyave, une grenade et à détaler à toute vitesse alors que les chéchias rouges tiraient de leur lance-pierre contre eux. Pire, lorsque ces garnements étaient hors de portée, ils montraient le fruit cueilli aux chéchias rouges et criaient « Ablodé !». Quand ils ne criaient pas « Ablodé », ils émettaient des cris imitant un canard qui cancane, surtout quand on attrape la bête et qu’on s’apprête à lui couper le cou : « kpin !kpin !kpin ! ». Dans les deux cas, chacun comprenait que c’était de Kpakpavi que l’on se moquait, comme si on lui disait : « Kpakpavi, malgré ton armée de chéchias rouges et leur arsenal, on t’a eu ». La guerre, en tout cas était ouverte entre les chéchias rouges de Kpakpavi et les polissons maraudeurs de la ville. Ces derniers, dans leur uniforme scolaire, complet kaki (écoles publiques ou évangéliques) , culotte kaki et chemisette blanche (écoles catholiques), ceux-là qui défilaient sagement en rangs bien ordonnés sous la direction de leurs maîtres devant le Haut-Commissaire de la République le 14 juillet et les jours des autres fêtes bien françaises…et les autres, en haillons ou un pagne noué autour du cou pour ceux qui n’allaient pas à l’école, tous s’adonnaient à un autre type de défilé, celui-là, au domicile de Kpkpavi : surprenant les chéchias rouges dans les moments où ceux-ci vidaient leur calebasse quotidienne de tchoukoutou et taquinaient les vendeuses, trompant d’une façon ou d’une autre leur vigilance, ils s’introduisaient dans la cour du commissaire et en quelques secondes réussissaient à cueillir les fruits et à s’enfuir.
Naturellement, la course-poursuite s’engageait aussitôt, suivant un itinéraire imprévisible, mais qui le plus souvent passait par l’enceinte du vaste stade qui portait le nom d’un certain Montagné. Un des enfants entraîna un jour une chéchia rouge, non sans un plaisir méchant dans l’enceinte du stade et le contraignit à tourner autour de la statue en bronze d’un certain Georges Clémenceau moustachu et sévère (nous prononcions Djodji Klémanso). La statue était populaire. Mais le monsieur qu’elle représentait était totalement inconnu, encore plus inconnu de nos populations que ledit Montagné qui, lui, était gouverneur. En tout cas, c’était mentionné sur la plaque indiquant la rue : « Rue du Gouverneur Montagné ». Quand l’enfant et le chéchia rouge, entrèrent dans l’enceinte du stade, comme pour livrer un match, quelques garçons torse nu jouaient au foot avec une balle de tennis et un peu plus loin d’eux, un groupe de jeunes filles se livrait à ce jeu gymnique qu’on appelait « apé » qui consistait à sautiller sur ses jambes en chantonnant au rythme de battements des mains. Le garnement maraudeur et son poursuivant avaient d’abord l’air de venir s’ébattre là eux aussi en ce lieu propice au jeu, comme un enfant et son père et ce, d’autant plus que le maraudeur rigolait à gorge déployée. Personne ne pouvait soupçonner que ce « jeu » tournerait mal. Ils faisaient leurs tours, appuyaient de temps en temps les mains sur le socle de la statue, se regardaient les yeux dans les yeux, haletaient, soufflaient tous les deux, l’enfant riait toujours, puis ils recommençaient à courir. Pour l’enfant, le nombre de tours effectués autour de l’impressionnante statue de Djodji Klémanso avait pour but de donner le tournis au vaillant chéchia rouge et de le fatiguer à la course, en sorte que, de guerre lasse, il retournât bredouille au domicile de Kpakpavi, au risque de se voir engueulé et peut-être même puni par le commissaire. Mais, le polisson ne gagna pas ce jour-là. Au bout d’un certain nombre de tours, le chéchia rouge le saisit par le pan du seul pagne qu’il portait noué autour du cou en guise de vêtement. Il voulut s’enfuir tout nu, mais le « chéchia rouge », de carrure athlétique, quelque peu aguerri aux techniques de la lutte, lui fit un croc-en-jambe. Il tomba dans les herbes folles qui poussaient dans le sol sablonneux autour de la statue. Le garde, d’un plongeon digne d’un gardien de but se jeta sur lui, l’attrapa vigoureusement par les pieds, le ramena à lui en le traînant dans l’herbe piquante. Il se mit ensuite en devoir de lui administrer des fessées. L’enfant, d’un ton mi- éploré, mi- humoristique, pour ne pas penser à la vive douleur ressentie à chaque coup retentissant qui s’abattait sur ses fesses nues, criait au début de la punition, comme s’il implorait l’intervention de la statue, premier témoin de la scène, en sa faveur, conscient cependant que la statue ne bougerait pas d’un pouce, ni n’ouvrirait la bouche pour lui porter secours : « Djodji Klemanso xↄ nam,! Djodji Klémanso xↄ nam ! (Georges Clémenceau, au secours ! »). Peut-être pourrait-on dire aussi : « Georges Clémenceau, soyez clément ». Mais au bout de quelques coups, il cessa ses appels répétés à Djodji Klémanso et pleura en poussant des cris de fauve. Le soleil tapait dur. Il transpirait de tout son corps. Sur son visage, larmes, sang, morve et sueur coulaient, se rejoignaient, se mélangeaient. Les garçons qui jouaient au foot et les jeunes filles qui faisaient « apé » furent les premiers à se rassembler autour d’eux et à implorer le pardon du chéchia rouge qui martyrisait ainsi le pauvre enfant. Passants, vendeurs à la sauvette et badauds intervinrent ensuite et le supplièrent longtemps avant qu’il ne consentît à relâcher son petit prisonnier. Mais il lui confisqua son pagne et voulut le renvoyer tout nu à la maison : « Va dire à tes parents que les manguiers, les goyaviers et les grenadiers de Kpakpavi sont vraiment empoisonnés et que ce poison, c’est nous, les chéchias rouges de Kpakpavi, poison rouge comme quand Kpakpavi rougit et rugit de colère, capable de te mettre dans cet état ! ». C’est en vain que les passants demandèrent au chéchia rouge de rendre à l’enfant son pagne, qu’il considérait comme son trophée. Une femme, prise de pitié lui en donna un des siens pour se couvrir, car, généralement, les femmes en portaient deux ou trois. L’enfant se couvrit surtout ses petites fesses endolories tannées dont il avait honte devant les garçons et les filles qui jouaient par-là.
Ainsi grandissait et se propageait la « légende de Kpakpavi », un homme à redouter. En tout cas, il fallait que Kpakpavi fût craint et il faisait tout pour être craint. Ses hommes, policiers et chéchias rouges semblaient n’avoir pour fonction que de le faire craindre.
Quelquefois, la course suivait un itinéraire plus long. C’est celui que choisit un des garnements qui, toujours pour semer le chéchia rouge qui le poursuivait, slaloma entre les coquettes villas, toutes plantées de fruitiers et bien fleuries des fonctionnaires coloniaux du quartier blanc. L’itinéraire, entre le grand stade et la gare aboutissait au petit marais qui jouxtait le stade Péchoux (nous disions Péchoux Parc), marais herbacé où paissaient des bœufs suivis de leurs pique-bœufs tout blancs, sveltes et élégants. Dans l’eau saumâtre et verdâtre les crapauds et les grenouilles coassaient à étourdir les passants. C’est cet endroit qui sera aménagé, après la victoire des indépendantistes en 1958, pour recevoir le monument de l’Indépendance, entouré de très belles rues larges, bitumées et merveilleusement éclairées au néon qui fera la fierté des Togolais à cette époque. C’est aussi là, en face du moment de l’Indépendance que sera construite plus tard la maison du RPT. Le Péchoux Parc était lui-même refait, modernisé et devenait, ces années-là, en plus d’être un terrain d’entraînement des grandes équipes, Étoile filante surtout (on voulait voir de près les grands joueurs comme Anoumouvi, vainqueur de la coupe d’AOF) et de matchs pour les équipes plus petites, un lieu de retrouvailles et de promenade le soir pour la population : familles, amoureux… On retrouvait là une telle joie de vivre sur les visages, dans les chansons du tam-tam « akpê » tout autour du monument de l’Indépendance et du stade, espace bien électrifié la nuit !La victoire des indépendantistes aux élections de 1958, l’indépendance, la victoire de l’Étoile Filante de Lomé championne de l’Afrique Occidentale Française…Cette phrase du reporter sportif qu’était Mathias Ajavon , futur proviseur du lycée de Tokoin, puis ministre, résonnait dans la tête de tous les amoureux du football : « Anoumouvi descend balle au pied… ! » Presque tous les garçons de Lomé l’avaient au bout des lèvres. « Anoumouvi descend balle au pied… »
Mais, revenons à la guerre que livraient les chéchias rouges aux enfants maraudeurs. Et au petit maraudeur qui descendait sans balle au pied. Ce jour-là, l’enfant se faufilait facilement et rapidement entre les bœufs qui n’avaient rien à redouter d’un enfant, qui broutaient et beuglaient. Mais le chéchia rouge arriva en courant, armé d’un long bâton, avec un courroux visible, une agressivité telle que les pique-bœufs dans un grand vacarme déployèrent leurs ailes et s’envolèrent, le heurtèrent au visage et à la poitrine, le troublèrent au point qu’il lui fallut jouer des bras balancés dans tous les sens en l’air pour se protéger ; les bœufs paniqués, nerveux, dressèrent leurs cornes effrayantes, terribles, beuglant de plus belle, se ruèrent sur lui avec la même agressivité. Il n’eut d’autre solution que de faire demi-tour, mais déjà épuisé par la chasse au polisson, battu et chancelant sous les coups des pique-bœufs, râlant, il tomba la face dans le sable mouillé du marais. Ce qui permit à l’enfant, tandis que le chéchia rouge, honteux, se relevait, le visage enfariné, de disparaître entre l’école publique de Nyekonakpoe et la mairie.
Nokafuyesukristo allait donc voir Monsieur le Commissaire. Il méditait et se demandait comment créer une société où les descentes des hommes en uniforme n’occasionneraient pas tant de désordre, de désastres et de désolations. L’ordre et la sécurité sont-ils possibles sans violence, sans que l’on ait besoin de faire peur d’abord aux hommes ? Une telle société n’est pas compatible avec l’état d’esclavage dans lequel les rapports entre maîtres et esclaves ne sont basés que sur la violence des uns et la souffrance résignée des autres, mais elle n’a pas non plus été compatible avec l’occupation allemande où les châtiments corporels étaient de règle, confère le fameux « One for Kaiser », pas plus qu’avec la colonisation française où la répression brutale et sanglante s’abat sur tous ceux qui osent exprimer leur volonté de liberté. Ailleurs, dans d’autres colonies, on a carrément coupé le bras à ceux des indigènes qui n’arrivaient pas à fournir aux colons la quantité de latex d’hévéa exigée. On n’hésitait donc pas à tuer, massacrer, amputer l’homme pour assouvir sa soif de puissance et pour augmenter le profit économique. C’est ce qui s’appelle « mission salvatrice et civilisatrice ». Mais cette société dans laquelle l’Homme créé libre à l’image de Dieu, l’Homme dans lequel tous voient et respectent le divin, jouira pleinement de ses droits viendra-t-elle au Togo avec l’indépendance ? Pour le Père G. il ne s’agissait pas seulement de l’homme togolais, ou de l’homme africain, ou de l’indigène d’Afrique ou d’Asie ou de l’Amérique colonisée par l’Occident. Il s’agissait de l’Homme tout court. Et les femmes et les hommes molestés au marché de Gakpodji, et les hommes interpelés, incarcérés dans les cellules du commissariat, cruellement battus sans cause ne sont pas différents de leurs tortionnaires, ni du commissaire lui-même. Au fond, la société à laquelle rêvait le Père G. présentait des avantages certains pour le Commissaire lui-même. Plus personne ne l’appellerait Kpakpavi, plus personne ne se moquerait de lui en lui faisant au nez le son nasal moqueur kpin ! kpin ! kpin ! Mais, qui comprendra cela ?
Mais laissons là d’abord le bon père G. à ses méditations.
En général, en temps normal, nos grands-mères, nos mères, nos tantes et nos sœurs dont l’activité principale était le petit commerce installaient leurs étals à l’ombre de ces arbres majestueux et protecteurs que sont les kokétis et le yovozintis.
Mais, les jours de drame, ou ceux où l’on redoutait qu’un drame se produise, les rues étaient désertes. Il en était ainsi le dimanche 13 janvier 1963 et les jours qui ont suivi immédiatement le coup d’État, il en sera ainsi le dimanche 25 janvier 1993 et ses lendemains, il en sera ainsi pendant la grève générale illimitée de cette année-là.
Et pourquoi Monsieur le Commissaire s’en prenait-il particulièrement aux résidents de ces quartiers où vivaient la plupart des paroissiens du père G. ? Est-ce parce que c’était le secteur de la ville où la présence de la France était le plus difficilement acceptée par la population ?
Il y aura, en 1958, dans ce secteur, un évènement dont le retentissement remontera jusqu’au Palais du Haut-Commissaire de la République, entendez simplement Gouverneur, puisque le locataire dudit palais y remplaçait le Gouverneur allemand et résidait donc dans ce quartier que nous appelions Govinakondji.
Cet évènement pourrait être interprété comme une manière de narguer l’administration coloniale française. Au lendemain de la victoire du CUT aux élections législatives du 27 avril 1958, Sylvanus Olympio, libéré de la prison de Djougou où il était incarcéré, s’ est rendu dans ce même quartier, d’abord, en tenue de ville ordinaire, dans sa maison familiale accompagné par un long cortège bigarré, aux sons de différents tam-tams folkloriques, de fanfares, défilant à travers plusieurs artères de la ville. Il en ressortira quelques instants après, drapé dans un pagne de tissage traditionnel lokpo chatoyant sous les rayons éclatants du soleil comme un roi Ewe, pour être ovationné par des centaines de milliers de Togolais enthousiasmés, de manière émouvante ! Aux cris de Ablode, Mie xoe ! Ablode, mie xoe !Non, il fallait libérer ce quartier de l’Ablodé du symbole de ce triomphe du « Portugais ». Le Portugais éblouissant ou le César ewe drapé dans sa toge, dont le rayonnement est parvenu jusqu’au palais du Haut-commissaire de la République ! Inadmissible !
Pendant les années de la lutte pour l’indépendance, lorsqu’un meeting devait se tenir, généralement, c’était soit à Koganmé, la cour d’une maison Antony, au sol sablonneux, planté de neems, cet arbre que nous appelons Kiniti ( arbre à quinine), située entre l’Avenue des Alliés, la rue Duquesne et la rue de la Marne, soit à la maison Augostino de Souza.
C’était vers la fin de l’après-midi. Dans le patio de la vaste maison d’un des « Portugais » les plus populaires, Agostino de Souza. Les vendeuses commençaient à ranger fébrilement leurs marchandises déjà à partir de midi. Celles qui commençaient tard se hâtaient. Car, personne ne savait ce que la brutalité des policiers qui ne supportaient pas seulement d’entendre le mot d’ordre d’Ablodé pouvait engendrer. Ils avaient certainement reçu en ce sens des consignes de leurs supérieurs hiérarchiques. Les bataillons de policiers débarquaient assez tôt, tonitruants, intempestifs et assiégeaient le quartier, prenant position surtout autour du bastion du CUT, parti de l’Indépendance, Souza-xome (la maison de Souza ), sise rue de l’Eglise, parallèle à la rue Thiers. Faisons semblant d’oublier que les indépendantistes n’étaient pas tous des « Portugais »( par le nom, s’entend), habitants de cette rue ou de rues proches, qu’ils n’habitaient même pas tous ce quartier, et qu’ ils venaient du tout Lomé et même de tout le Togo pour crier leur volonté d’en finir avec le joug colonial, leur soif d’indépendance.
La rue Thiers était l’une sur lesquelles se formaient les cordons de policiers de l’administration coloniale pour arroser de gifles et de coups de matraque les hommes et les femmes qui s’entêtaient à vouloir assister aux meetings de l’Ablodé. A quelques pas de la maison de Souza( non loin de l’actuel Goethe Institut), les policiers s’acharnaient sur eux, faisant voler les claques et maniant, au risque de provoquer la bousculade la plus dangereuse, leurs matraques que nous appelons, kpovi sur les têtes, les dos, les fesses( en ewe policier se dit kpovito, porteur de petit bâton, c’est-à-dire de matraque) de ces militants de l’Ablodé. Le chef de la police de l’époque, nous le connaissons maintenant. Quand Kpakpavi était présent sur les lieux, debout, impassible, dans sa jeep de commandement ou faisant, à pied le va-et-vient, d’un pas nerveux et agité, les mains derrière le dos, l’air déterminé à faire perdre à cette foule de nègres sa prétention à l’indépendance, les policiers, les canetons donc redoublaient de zèle. Vous comprenez qu’on ne les appelait pas canetons à cause des pans de la veste de leur uniforme kaki, rebondissant sous le ceinturon qui encerclait parfois leur bedaine, pans qui sautillaient derrière comme des queues, quand ils se déplaçaient, sautaient eux-mêmes, gambadaient, couraient à la poursuite des petits voyous de la ville. Petits voyous, ce n’est pas là le grand problème. Les pires ennemis de l’administration coloniale, c’était ces gens qui criaient « Ablodé ! ». Contre eux donc la troupe de Kpakpavi s’activait, courant dans tous les sens pour distribuer leurs coups : Et klatcha ! klatcha ! Et klatcho ! klatcho ! Et kliya a ! kliya a… ! C’était parfois, transpirant, les vêtements déchirés, saignant, des dents cassées, un œil abîmé, boitant, le front et d’autres parties du corps couverts d’hématomes que les militants de l’Ablodé continuaient cependant leur chemin en chantant, ( les femmes surtout dansaient), non sans une nuance de mépris et d’arrogance :
« Mi to ne polisia be mu gba po tome na mu o
Frᾶsewo la va yi axue…
Frᾶsewo la va yi axue
Mi la dogo le du ya me…
(Dites au policier de ne pas me gifler
Les Français vont rentrer chez eux…
Les Français vont rentrer chez eux
Et nous nous retrouverons dans ce pays…)
Ou encore :
« Ablodea mixoe vↄ… »
(L’indépendance, nous l’avons déjà acquise).
Oui, par la détermination et par la foi, ils l’avaient déjà acquise, l’indépendance. Nous sommes, (faut-il le préciser), avant le vote du 27 avril 1958 qui assura l’accession des indépendantistes au pouvoir.
Il ne fallait pas seulement se montrer déterminés et impitoyables à étouffer les cris de : « Ablodé ! Mie xoe ! » « Ablode gbadja ».
Ah, ces femmes ! Ces femmes ! Elles ne se contentaient plus de chanter et de danser pour narguer la police. Il y avait aussi certainement un plaisir érotique à bastonner ces femmes qui venaient aux meetings dans leurs belles toilettes, qui répandaient jusqu’au nez des policiers leur bon parfum et qui en plus ne se contentaient pas de la gestuelle de leurs mains, mais se permettaient aussi de se tortiller, de remuer leurs fesses et de jouer de leurs yeux perfides à des fins de provocation… Parfois ce que ces femmes clamaient n’avait pas de rapport direct avec l’indépendance qui était le thème et la justification de leur présence face aux policiers, mais on sentait qu’elles voulaient simplement les exciter dans tous les sens du mot, les humilier. Par exemple il y avait ce récitatif rythmé qu’elles exécutaient avec une gestuelle provocante :
« Dↄme ve n’ameɖea ne ɖe veve gbᾶ
Dↄvi so n‘ameɖea ne nya kↄ sↄ tre e!“( Si votre bile bouillonne, sortez-la et répandez-la!
Si vos intestins sont lacérés, malaxez de l’argile pour les recoller ! )
Ah, ces femmes ! N’avaient-elles donc pas pitié d’eux, ces pauvres policiers qui avaient le droit de gagner leur pâte de maïs de chaque jour ? Un policier parlait si souvent d’une impressionnante Flora que sa propre femme le soupçonnait d’avoir le béguin pour elle. « Nous bandons oui, répondait-il! Si tu voyais quelles fesses, quelle poitrine elle a ! Nous aussi, nous sommes des hommes, non ? Quand ces femmes, surtout Flora, sous le feu de nos gifles et de nos matraques tombaient à la renverse, peux-tu imaginer ce qu’elles nous montraient, je veux dire ce que cachent les femmes en situation normale ? Oui, quand elles tombaient à la renverse et que leur corps s’étalait, tu voyais ce qu’il y a sous leurs pagnes involontairement soulevés, leurs onctueuses cuisses et leurs seins qui jaillissaient hors de leur corsage et de leur soutien-gorge ? » Ce genre de spectacle permettait aux policiers de ne pas penser qu’ils font un travail ingrat et totalement abrutissant pour défendre la cause du Blanc. Et, après avoir mangé un bon plat de pâte de maïs ou de mil à la sauce de gombo, arrosé de sodabi, bien sûr, ils pouvaient prendre un plaisir inavoué à parler de Flora et des autres femmes indépendantistes qui chantaient et dansaient soi-disant pour les narguer. Travail ingrat au service du Blanc ? Mais, non ! C’était la bonne cause pour empêcher les indépendantistes de conduire le pays sur une voie formellement interdite par le maître blanc qui savait mieux que les Noirs ce qu’il leur faut. Parole de Kpakpavi.
Dites au policier de ne pas me gifler
Les Français vont rentrer chez eux…
Et nous nous retrouverons dans ce pays…
La police coloniale, avec Kpakpavi en tête est partie. Peut-être que Kpakpavi n’est plus de ce monde, qu’en savons-nous ? Mais, l’Ordre de Kpakpavi, cet ordre qui remonte à la Bible, à Noé et ses trois enfants, surtout Cham, le Nègre, est-il parti aussi ? Nous allons, pour les besoins de la cause, je veux dire du récit romanesque, faire revenir notre personnage.
Kpakpavi était en colère. Il allait et venait devant le carré de policiers en uniforme impeccable au garde-à-vous qui tous le dominaient de leur taille, car il fallait être bien grand et costaud pour être recruté dans la police dont la fonction première était d’impressionner. Kpakpavi martelait le sol cimenté du commissariat et seul le bruit de ce martellement emplissait l’immeuble, car les policiers, les canetons dirait un enfant moqueur, un de ces enfants qui prenaient un malin plaisir à sauter par-dessus le mur de sa villa pour marauder dans sa cour, qui cueillaient en quelques secondes les fruits puis s’enfuyaient, malgré la présence des chiens dits méchants qui aboyaient et surtout celle des garde-cercle à la chéchia rouge. Tout l’énervait dans ce territoire : les indépendantistes auxquels il livrait une guerre sans merci, les polissons maraudeurs qui violaient sa résidence, citadelle qu’il voulait imprenable, les chéchias rouges inefficaces et maintenant ces policiers incompétents. Il avait l’impression, ce matin-là, d’échouer et que son échec personnel n’était que l’image de l’échec de la grande entreprise qu’il représentait : la mission de la France dans les territoires. Voilà. Le rapport était là, sur son bureau. Après l’avoir lu, son sang n’avait fait qu’un tour. C’est pourquoi il avait aussitôt convoqué, non seulement les policiers en faction dans ce quartier difficile, ce secteur de la ville habité par les francophobes, depuis Adahlouato jusqu’à Freau Jardin, et même au-delà jusqu’à Zongo, le quartier des Haoussas et des Kotokolis, mais aussi tous les agents placés sous son commandement. Ce sont les jeunes de ce secteur qui donnaient le plus de fil à retordre aux policiers, non seulement les propagandistes de l’Ablode, mais aussi ceux, désœuvrés qui se livraient à des jeux interdits d’argent (cartes, dés, cauris) sous les hangars du grand marché. Cependant, le fait dont il sera question aujourd’hui est encore plus grave que tout : une femme, au sortir du meeting dans le patio de la maison de Souza, alors que les uns et les autres s’agitaient, que certains de ces
Indépendantistes chantaient et dansaient leur victoire utopique et que les policiers essayaient de maintenir l’ordre, c’est- à -dire de les contenir, de leur dire de rentrer chez eux tranquillement, en cessant surtout de lancer leur slogan de Nègres excités « Ablodé ! Ablodé ! »…une femme douée d’une force égale à celle de dix hommes, s’était lancée dans la bagarre et avait terrassé des policiers, battant et blessant sérieusement trois d’entre eux. Pire, elle avait mis en fuite des agents de l’ordre à qui elle avait arraché leur casquette et déchiré la veste. Inadmissible ! Inadmissible !
« Qu’ils m’appellent dans leur langue, Kpakpavi ! Kpakpavi !… »
Les policiers, déjà immobiles, tétanisés dans leur garde-à-vous impeccable se raidirent, se composant le visage durci et impassible de gens qui comprennent que la situation appelle à la gravité.
« Oui, poursuit le commissaire, Kpakpavi, vous allez me dire que vous n’avez jamais entendu ça ? Puisque vous, vous êtes faux, tous faux, moi, j’ai mes propres agents secrets qui me rapportent ce qui se dit à mon sujet et me traduisent les propos de nos ennemis, des ennemis de la France ! Moi, petit canard ? J’ai même entendu des gens parmi lesquels des enfants qui, assurés d’être hors de portée, me criaient, pour me narguer, en imitant le cri du canard : « Kpin-kpin ! ». Eh bien, je vais leur montrer de quel bois se chauffe le Petit Canard. Et, ironie du sort, cette femme qui bat et met en fuite des policiers, mes policiers à moi, porte, comme prénom, le nom d’une fleur, Rosa, Flora ou Délia… Eh bien, trouvez-la-moi et je vais la broyer, cette Rosa, Flora ou Délia. Je suis un canard, dévoreur de fleurs ».
Il fit, simultanément, le geste tremblotant des mains, des bras et du corps entier de quelqu’un qui broie un objet, puis la mimique et le bruit d’un canard qui dévore une proie.
Cette pause d’humour et de mimique comique dans son discours, ne fit pas rire les canetons. Au fond de leur cœur, ce qu’ils attendaient dans cette position immobile qui commençait à leur peser, à causer à certains une crampe des mollets, c’était le mot : « Rompez ! » qui les libérerait, qui leur permettrait, même s’ils devaient aussitôt se mettre à la recherche du nom de Fleur en question, d’aller se soulager, manger leur pâte de maïs ou de mil quotidienne et, évidemment de baiser leur femme. Ah, ce Kpakpavi, vrai kpakpavi… pensaient certains. Evidemment, ils ne pouvaient pas exprimer ce qui leur traversait l’esprit.
Mais, Kpakpavi n’avait pas fini de les faire attendre et ne voulait donc pas encore les libérer. Il avait une haute idée de la mission qu’il était envoyé pour remplir dans cette colonie.« Moi ici, il n’y aura pas de désordre ! clama-t-il. Pas de désordre dans un tout petit coin du vaste empire de la France. Comprenez tout de suite qu’il n’y aura pas d’indépendance. C’est quoi, l’indépendance ? Que des femmes fassent trembler des hommes ? Répondez-moi »
-Non, Patron, ânonnèrent les policiers en chœur.
-Qu’elles déchirent l’uniforme des agents de l’ordre ?
-Non, Patron.
-L’uniforme, c’est sacré, ajouta un zélé, aussi sacré que la France que nous servons.
-Alors, que les femmes dans ce territoire français courent les meetings politiques et refusent de rester à la maison pour vous préparer á manger et pour bien s’occuper de vos enfants ?
-Non, Patron.
-Que les enfants ainsi abandonnés à leur sort aillent marauder les fruits dans les villas des colons pour les défier, les narguer ?
-Non, Patron.
Kpakpavi n`était pas seulement un amoureux de l’ordre. Il se croyait le représentant d’un ordre supérieur dont l’origine remonte aux temps bibliques, car il était bon catholique et allait, avec toute sa famille, à la messe tous les dimanches. D’après cet ordre-là, que les femmes battent des policiers, c’est le commencement de la fin du monde.
« Les femmes battent les policiers. Les Nègres réclament leur indépendance. Les enfants se font maraudeurs pour nous défier. Si on ne met pas fin à ce foutoir, à ce bordel, où allons-nous ? Où va le monde ? »
Personne ne lui répondit. Il se tut un instant. Silence total. On pouvait entendre les mouches bourdonner dans le local où se tenait la réunion. Les hommes au visage noir, luisant de sueur étaient toujours debout. Il alla s’asseoir à son bureau, se versa une tasse de café contenu dans une bouteille Thermos, but une gorgée. Puis il tapa violemment sur la table et proclama :
« Moi vivant, il n’y aura pas de femmes qui battent des policiers. Et il n’y aura pas non plus d’indépendance pour les Nègres ! ».
Il aurait bien voulu que les policiers répètent cette dernière phrase après lui, il ne l’exigea pas, de peur de provoquer un remous qui pourrait nuire à son autorité. Il se contenta de les observer. Selon des informations qui restent à confirmer, certains de ces hommes en face de lui ont une sympathie pour les indépendantistes. Ceux qui ont été surpris à ce double jeu dans la police comme dans d’autres secteurs de l’administration coloniale ont été révoqués. Il avala encore une gorgée de café. Puis il interrogea ses hommes :
-Savez-vous pourquoi cette femme, cette Flora, Rosa ou Délia a eu raison de vous, a été plus forte que vous ?
Silence de quelques secondes. Il répondit lui-même.
« C’est parce que vous les Nègres, vous aimez trop le sexe ! ».
Là, les murmures fusèrent, à la fois parce que les hommes étaient sûrs de leur anonymat et parce qu’ils croyaient que les propos du commissaire prenaient une certaine allure de plaisanterie pour détendre un peu l’atmosphère. Mais Kpakpavi tapa aussitôt sur la table pour imposer le silence à nouveau :
« Je ne plaisante pas, les gars ! J’ai moi-même surpris certains d’entre vous causer amicalement avec les femmes, au lieu d’accomplir sérieusement leur travail. Et sous prétexte de les taper, les vicieux que vous êtes, ne leur font-ils pas des attouchements aux fesses, aux seins…Et même quand vous leur assénez des coups de matraque, des gifles et qu’elles tombent à la renverse, ne vous intéressez-vous pas à leurs seins jaillis hors de leur soutien-gorge, de leur camisole… à leurs entrejambes quand leurs pagnes serrés autour de la taille s’ouvrent ou se détachent sans qu’elles le veuillent ? Vous n’êtes pas sérieux, Messieurs. Ces dames le savent. C’est pourquoi certaines d’entre elles viennent à leurs meetings dits de l’Ablodé en toilettes pimpantes et bien parfumées. J’ai tout observé. Certains d’entre vous bandent, alors que vous êtes là pour empêcher l’irréparable de se produire : l’indépendance. »
Quand il fut assuré du retour du silence propice à la leçon dans le cadre de la formation de ses hommes au maintien de l’ordre, il but encore une petite gorgée de café, se leva, marcha droit vers l’un des policiers, le toisa et lui demanda :
-Toi, qu’est-ce que tu es ?
– Moi ? Je suis…je suis un policier.
-Bien, mais, quoi encore ?
L’homme interrogé bredouilla : « Je suis…je suis … »
-Tu ne sais pas ce que tu es.
Il se tourna vers les autres :
-Vous ne savez pas ce que vous êtes. Eh bien, moi je vais vous le dire. Vous êtes des agents au service de la mission salvatrice et civilisatrice de la France. Et pour bien accomplir votre mission, vous devez vous débarrasser de certaines propensions, de certaines faiblesses, comme par exemple de penser au sexe aux heures de service. Aux heures de service, vous ne connaissez rien d’autre à part le travail. Dans la Bible, il y avait un homme appelé Noé, qui avait engendré trois fils : Sem, le Juif, Cham, le Nègre et Japhet le Blanc. Noé avait bu, s’était saoulé et son pagne est tombé. Cham, le Nègre ne s’est intéressé à rien d’autre qu’à regarder son sexe en érection pendant qu’il dormait. Il a fait pire. Il a rigolé de manière grossière et a dansé en mimant l’acte sexuel. C’est là l’origine de toutes ces danses obscènes et des autres sauvageries dont se délectent les Nègres. Notre mission ici est de limiter tous ces agissements grâce à la culture. Les deux autres fils de Noé se sont dépêchés de couvrir sa nudité. Eh bien, Noé a maudit Cham le Nègre. Il doit être esclave. Voilà l’Ordre biblique, divin. En choisissant d’être policier, vous avez choisi de faire respecter cet Ordre divin. Maintenant, allez me chercher la Fleur capable de réduire les forces de police dans un état déplorable. Allez, rompez !
Ils rompirent les rangs. Chacun allait pouvoir aller manger sa pâte de maïs et faire tout le reste.
L’homme que nous appelons Kpakpavi mange lui aussi, non pas la pâte de maïs, mais la nourriture des Blancs, car nous ne mangeons pas la même chose…et tout le reste. Il mange donc à table avec sa femme et ses enfants et leur raconte sa journée, en particulier l’épisode de cette femme Fleur et ne manque pas d’insister sur la réunion qu’il a eue avec ses hommes. Cessons à présent de l’appeler Kpakpavi et donnons-lui un nom, ou au moins un prénom, par lequel sa femme devait l’appeler. Il s’appelle Louis et sa femme le nomme amoureusement Loulou. Cette femme, Thérèse, s’inquiète sérieusement de l’ampleur que prend la tournure des évènements, la politisation grandissante des jeunes et des femmes. Elle dit à son mari :
-Loulou, crois-tu sincèrement que nous allons continuer à vivre dans cette atmosphère, en sécurité, dans ce pays, si la France refuse toujours d’accorder à ces gens ce qu’ils désirent avec tant d’ardeur, l’indépendance ?
-Mais, écoute, Thérèse, l’indépendance et l’indépendance totale, Ablodé gbadja comme ils disent, savent-ils au moins ce que c’est réellement ? Ils ont déjà l’autonomie interne avec le Parti du Progrès de Grunitzky. Eh bien, moi je pense qu’ils ne peuvent pas dépasser ce stade. Les Africains ne sont pas capables de se gouverner eux-mêmes. Le Nègre, de la race de Cham n’est pas né pour l’indépendance. Et sais-tu, ma chérie, ce que chantent leurs femmes ? Que les Français vont bientôt quitter ce pays. Ça va être le foutoir, un sacré bordel !
-Ah, moi, dit Thérèse, j’aurais du mal à quitter ce pays où je me plais beaucoup : la belle plage au sable doré de Lomé, le ski nautique sur le lac à Togoville, et surtout cette belle maison coloniale avec mes manguiers, mes grenadiers, mes goyaviers, mes fleurs multicolores…Et le personnel civil et les chéchias rouges à notre disposition…On n’a que des avantages dans ce pays.
-Ah, Thérèse, comme dit l’autre, que l’Afrique serait merveilleuse sans les Africains !
-Et même sans mon ami Kossi à qui j’apporte des fruits de temps en temps à l’école ? demanda le petit Antoine qui avait six ans.
Son papa lui sourit. Il lui caressa doucement les cheveux.
Thérèse se tourna vivement vers lui, avec dans les yeux une intensité qui exprimait bien son état d’excitation et d’inquiétude.
-Ah, qu’est-ce que nous allons devenir ? Si tu restes, qu’est-ce tu vas faire ? De quoi allons-nous vivre ?
-Ben, je peux faire beaucoup de choses : le commerce, la sécurité…Oui, conseiller en sécurité ou conseiller tout court. Un Français peut devenir conseiller en tout en Afrique. De toute façon, ils auront besoin de conseillers dans tous les domaines dans ce pays, s’ils veulent éviter le bordel. Ou alors…( il éclata d’un rire cynique et sonore, en fronçant ses sourcils de canard ) il nous faudra foutre le bordel pour qu’ils sentent qu’ils ont besoin de nous pour régler la situation, remettre de l’ordre dans le pays.
-Tu te ferais conseiller de ceux qui aujourd’hui réclament l’indépendance ?
-Ah, ceux-là ! Il faut d’abord tout faire pour que jamais ils ne parviennent au pouvoir.( Il réfléchit quelques instants). Mais s’ils y parviennent quand même…on a trop d’avantages à conserver ce beau pays dans le giron de la France, notre France et ce n’est pas à cause de quelques exaltés nommés indépendantistes que nous allons tout quitter. Allons nous coucher, ma chérie. J’ai eu une journée très chargée. Et demain, nous avons une réunion au ministère. Mais d’abord, je dois recevoir un curé qui m’enquiquine. Ah, celui-là ! Il cherche à me voir depuis trois jours !
Kpakpavi est parti et « nous nous sommes retrouvés dans ce pays », comme dit la chanson, depuis les 27 Avril 1960 mais…bon !
Le feu des policiers de l’administration coloniale, allumé au moyen des gifles et des coups de matraque atteignait à cette époque le visage, les joues, la tête des militants de l’Ablodé, dévorait leur chair et leurs vêtements, sans pouvoir brûler, consumer, anéantir en eux la volonté d’obtenir l’indépendance. Pouvait-on se douter que, bien des années plus tard, en 2005, non loin du lieu où se déroulaient les meetings de l’Ablodé, un feu d’un autre type serait allumé au Goethe Institut, non pas par l’arrosage des gifles et des coups de bâton, mais par l’aspersion d’essence, toujours selon la méthode klatcha a ! klatacha a !…avec des flammes crépitantes, bien dévorantes, pour y brûler des livres aux fins de…punir, bien sûr des citoyens togolais qui y lisaient les ouvrages pervers qui contenaient des idées subversives, mais aussi des Allemands qui voulaient soutenir des Togolais assoiffés de démocratie, c’est-à-dire, qui se sont mis dans la tête l’idée de libérer le Togo du système tyrannique Gnassingbé. Ah, j’oublie toujours que ces Togolais sont des « entièrement à part », ou même des « Portugais ».
Kpakpavi voulut se montrer détendu et aimable en accueillant le Père G. Il lui dit d’entrée de jeu :
« Mon père, j’espère que notre entretien ne se déroulera pas à la manière de celui que vous avez eu tout récemment avec le ministre. Vous vous êtes bagarrés à ce qu’il paraît. Ou plutôt, il vous a brutalisé… certains disent qu’il vous a boxé ou giflé… ( Il secoua la tête, roula les yeux avec jubilation, malice et fierté, sûr d’impressionner le prêtre ).C’est ce que chante Alofa, le chantre populaire. Vous voyez, mon père, j’entends tout, même les rumeurs, je sais tout, je connais tout le monde dans cette ville. Il ne me reste plus qu’à apprendre le mina et je suis un parfait Loméen !»
Il se mit à rire.
Nokafuyesukristo, impassible, lui répliqua :
-Ce n’est pas de cela que je suis venu vous parler, Monsieur le Commissaire. Il s’agit pour moi d’obtenir la libération de personnes innocentes que vos agents ont enfermées dans vos cellules. J’ai une liste. Ces gens n’ont rien fait pour mériter d’être interpelés.
Il lui remit la liste. Le commissaire la parcourut d’un air distrait.
« Vous avez la conviction que ces gens-là sont innocents ? Bon, va pour l’instituteur. Il va être relâché. Mais, j’en ai parlé avec les responsables du ministère de l’éducation. Il ne sera pas maintenu à son poste. Il sera muté à l’intérieur du pays, à Sansané-Mango. »
-Pourquoi ? Est-ce une punition ?
-Si vous le pensez ainsi. De toute façon, c’est un esprit dangereux et vous comprenez qu’on ne puisse pas le laisser propager ses idées partout. Surtout dans le chef-lieu du Togo.
Le prêtre sourit ironiquement.
-Cet homme a prouvé qu’il n’est pas contre la France. Moi non plus. Mais il faut comprendre les aspirations d’un peuple.
Le commissaire parlait en s’excitant de plus en plus, avec force gestes. Ses lèvres remuaient fébrilement :
« Le vieux monsieur qui prenait son repas tranquillement devant sa maison est déjà relâché. Quant à ce délinquant appelé Kanlia que certains veulent idéaliser comme un héros de l’indépendance, c’est un gbévoun comme vous l’appelez en mina. Nous en avons les preuves. Cependant, nous agissons envers lui selon les principes d’un État de droit. Il est à l’hôpital, au cabanon où on est en train de soigner ses plaies. Il est de ceux qui donnent du fil à retordre à mes agents. Il nous nargue, il fait pire. Quand les policiers le poursuivent au bord de la mer, il a une technique spéciale pour leur envoyer du sable dans les yeux à l’aide de ses pieds, tout en continuant de courir. Quand il constate qu’il est à une bonne distance d’eux, il s’arrête et souriant ironiquement, leur fait signe de venir, puis détale à nouveau. Il n’est pas facile de mettre la main sur lui. Vous comprenez que mes agents lui réservent un traitement spécial quand il est pris. Mais la police n’est pas là pour se venger du mal fait aux policiers. Nous devons être rigoureux en faisant respecter l’ordre et l’autorité. Voilà tout. »
-Soyez rigoureux, Monsieur le Commissaire, mais cessez d’infliger des châtiments corporels aux citoyens.
-Mais, on le fait soigner…Vous voyez, Monsieur le Curé, pour être rigoureux, à cheval sur les valeurs de l’ordre dans les colonies, on n’est pas inhumain. On n’oublie pas les principes des droits de l’Homme et du Citoyen dont la France est la mère patrie.
-Vous croyez que ce sont les valeurs d’ordre dans les colonies qui exigent que les policiers soumettent les personnes interpelées aux châtiments corporels avant même que la justice ait eu à les entendre ? Regardez à côté de chez nous en Gold Coast : les policiers ne battent pas, même les criminels présumés qu’ils arrêtent. La police des territoires français a beaucoup à apprendre de son homologue des colonies britanniques. Et moi, cela m’inquiète beaucoup que même avec l’indépendance, nous ne puissions nous défaire de certaines habitudes, certains héritages de la colonisation française. Les forces de l’ordre, aussi bien dans les colonies françaises qu’en France métropolitaine traitent durement et de manière discriminatoire certaines catégories d’hommes, même ceux qui sont citoyens français.
Kpakpavi ne supporta pas cette déclaration qui lui semblait de guerre et fit éclater sa colère.
-Vous avez, vous, Monsieur le Curé, de très mauvaises habitudes, comme celle de trouver négatif ce qui se fait de ce côté-ci de la frontière entre les territoires français et anglais. Si la comparaison continue, vous allez me dire aussi que les produits manufacturés coûtent moins cher dans les territoires britanniques et que c’est pour cette raison que les revendeuses de Lomé se rendent à Accra ou à Aflao pour les acheter…Le ministre a eu raison de vous chasser de son bureau en usant de la manière forte. Regardez ! Allez à Accra ou même à Aflao, il y a bien des hôtels de tous standards, pour tous les prix. Le ministre a-t-il commis un crime en voulant initier au Togo une industrie hôtelière ? Il n’existe en matière d’hôtel pour la capitale du Togo que l’Hôtel du Golfe. C’est là que descendent souvent les marins de passage. Non content d’avoir prêché en chaire contre le brave ministre, vous êtes allé à son cabinet pour le braver, pour lui seriner vos propos que je ne saurais qualifier que d‘insolents. En fait, ce que vous avez contre le ministre du gouvernement autonome du Togo n’a rien à voir avec un hôtel. C’est ce gouvernement lui-même que vous combattez, parce qu’il accepte la présence de la France. Et vous, vous n’aimez pas la France. Vous faites de la politique, Monsieur le Curé. Vous n’aimez pas la France. Je comprends la colère du ministre et comme lui je pourrais vous inviter à sortir de mon bureau tout de suite.
Nokafuyesukristo garda son calme et sourit encore.
-Vous savez, Monsieur le Commissaire, que lorsque les conquistadors espagnols débarquèrent chez les Indiens d’Amérique, ils ne massacrèrent pas seulement les populations. Ils introduisirent aussi dans ces pays des maladies jusqu’alors inconnues, en particulier des maladies vénériennes comme la syphilis qui finirent de décimer ce qui restait encore de ces peuples déjà martyrisés, déjà affaiblis par une défaite et une occupation militaire. Moi, je veux bien que l’on construise des hôtels, mais à condition que l’on prenne d’abord des mesures de protection de nos populations vulnérables contre certains germes que transportent des marins pervers en mal d’aventures sexuelles et qui, grâce au pouvoir que leur donne l’argent sur nos femmes qu’une situation de misère créée par l’exode rural, la colonisation…
Il se leva d’un bond, tapa sur la table, fit tourner son cou de canard, arrêta son regard un instant sur la photo du Général de Gaulle qui trônait dessus de lui, remit de l’ordre dans ses dossiers qui avaient sauté quand il avait tapé sur la table. Puis il se composa un visage courroucé, les lèvres pincées, allongées vers le nez, et lança au prêtre.
-La colonisation a bon dos ! Vous nous haïssez dans ce pays. Tous, même un prêtre !
-Je n’ai jamais haï personne, mon fils.
Ça suffit ! Maintenant, taisez-vous et sortez !
Il gagna la porte de son bureau d’un pas précipité et nerveux, l’ouvrit et la tint pour inviter le prêtre à sortir.
-Mon fils, lui dit le Père G….
Il garda le silence un moment. Il marcha d’un pas égal vers la porte à son tour, puis ajouta :
« Loué soit Jésus-Christ », en guise de salutation.
Le commissaire ne lui répondit pas.
Par Sénouvo Agbota ZINSOU
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