D’abord parce que c’est le premier voyage qu’il effectue en Afrique subsaharienne depuis son élection. Ensuite parce que sa participation au Sommet, incertaine durant des mois, pour des raisons liées à la situation politique congolaise, n’a été annoncée que fin août, un mois seulement avant la tenue des assises auxquelles participeront également des chefs d’Etat de pays qui ne sont pas officiellement francophones. Ce n’est pas le moindre paradoxe des Sommets dont les thèmes sont de moins en moins linguistiques et culturels, de plus en plus politiques et géostratégiques.
Un carrefour d’ambiguïtés
La francophonie est une notion mal définie et lourdement connotée du fait de son lien avec un passé colonial dont le passif n’est pas encore soldé mais que l’on voudrait considérer comme dépassé. Le terme évoque certes la langue française, mais aussi, inévitablement, le rôle central de la France. Ce qui, chez les peuples récemment sortis de la colonisation et jaloux de leur indépendance, ne rassure pas mais intrigue. Car le radical franco- est ambigu.
Il n’est, pour s’en convaincre, que de consulter n’importe quel dictionnaire de langue aux différents mots dérivés : francophone « (individu) qui parle habituellement le français » ou « (collectivité) dans laquelle le français est pratiqué comme langue maternelle ou officielle », francophile « qui aime la France », francophobe « qui est hostile à la France », etc.
Des francophones non français, y compris dans les pays de langue maternelle française comme le Québec, la Belgique wallonne ou la Suisse romande, dénoncent volontiers les visées hégémoniques, conscientes ou non, de la France dans l’entreprise francophone. Un auteur suisse romand écrit : « En réalité la France ne promeut pas le français, elle promeut l’idée de la France, idée plus politico-économique que culturelle. »
L’écrivain camerounais Mongo Beti, agrégé de lettres classiques et auteur à l’écriture française irréprochable, n’y va pas, non plus, avec le dos de la cuillère. Il considère l’usage du français comme nécessaire, au moins provisoirement, pour l’expression de l’identité africaine sur le plan international mais refuse d’adhérer à l’idée d’une Francophonie institutionnelle qu’il assimile à une forme déguisée de francophilie aliénante, impérialiste et néo-colonialiste.
Dans Perpétue et l’habitude du malheur, l’un de ses romans-phares, il fait dire à l’un de ses personnages : « Décidément, […] l’Afrique est ravagée par trois grands fléaux, la dictature, l’alcoolisme et la langue française, à moins que ce ne soient trois visages d’un même malheur. »
Malgré la violence du verbe, Mongo Beti demeure un authentique francophone, fier de l’être. Il établit une distinction nette entre l’utilisation de la langue française, qui relève du libre choix des locuteurs et des écrivains, et l’appartenance à la Francophonie en tant qu’institution qu’il suspecte d’être le « nouvel alibi d’une vieille domination ».
Or la francophonie désigne, à la fois, le fait de parler français et l’ensemble des Etats où le français est langue officielle. A cette définition géolinguistique est venu se substituer, progressivement et subrepticement, une définition géopolitique qui met l’accent sur la notion d’influence.
Celle de la France soucieuse d’être reconnue, dans les relations internationales, comme une puissance de premier rang. La Francophonie institutionnelle (qu’il convient d’écrire avec une majuscule) désigne désormais l’ensemble des pays, officiellement francophones ou non, dont les dirigeants participent, autour du président français, aux « Sommets ».
Cette définition pose problème parce qu’elle intègre des Etats qui ne sont pas officiellement francophones et qui, de ce fait, ne se sentent nullement concernés par le destin de la langue française. Ce qui engendre malentendus, quiproquos et paradoxes.
Un champ de paradoxes
L’ambiguïté entretenue entre la francophonie des peuples, qui est une réalité objective, et la Francophonie des Etats, dont les contours sont malaisément définissables, crée un effet de brouillage amplifié par le fait que cette institution veut désormais jouer dans la cour des grands en se posant comme un acteur majeur en matière de gouvernance politique et économique.
La Francophonie est devenue un gros « machin » où il n’est plus question que de fric et de froc, de bric et de broc. On y parle de plus en plus de la France et de ses alliances, de moins en moins du français et des langues partenaires. Les peuples sont loin d’y trouver leur compte en termes de développement et de mieux-être, alors que les Etats francophones d’Afrique se placent toujours dans les derniers rangs sur l’échiquier mondial.
L’énorme machine francophone a du mal à fonctionner, en raison de l’extrême hétérogénéité de ses membres. Et apparemment il n’y a pas de limite au recrutement : bientôt le Roi du Swaziland, l’Empereur du Japon et la Reine d’Angleterre participeront aux Sommets francophones. Sur les 75 Etats et gouvernements qui y siègent déjà, en tant que membres permanents ou observateurs, seule la moitié a le français comme langue officielle.
Dans ce regroupement tentaculaire où les francophones sont devenus minoritaires, les conditions d’efficacité d’une action commune sont à peu près nulles. Tandis que les risques d’entropie sont au maximum. Comme disent les Belges, c’est l’union qui fait la force. Pas le nombre.
La Francophonie n’a pas les moyens de sa politique devenue trop ambitieuse. On le voit bien quand surgissent des crises majeures dans les pays francophones, comme naguère en Côte-d’Ivoire, aujourd’hui au Mali et au Congo-Kinshasa. Dans tous ces dossiers épineux la Francophonie emprunte un profil bas et s’en remet à l’Union africaine ou à l’ONU, en laissant l’initiative de l’action « aux Africains eux-mêmes ».
Elle parle d’une voix si embrouillée, si assourdie, qu’elle en devient inaudible. Il y a un côté monarchique, passablement obsolète et archaïque, des Sommets francophones qui apparaissent, aux yeux de beaucoup, comme une doublure amplifiée des sommets franco-africains.
Le continent africain occupe, de fait, une place centrale dans l’entreprise francophone, à la fois comme partenaire et comme enjeu. Il est désormais le lieu où se joue le destin mondial de la langue française. L’Afrique indépendante a d’ailleurs fait beaucoup plus pour l’enseignement et l’apprentissage du français que les puissances coloniales elles-mêmes avant 1960.
La littérature africaine de langue française est, aujourd’hui, l’une des plus dynamiques qui soient dans tout l’espace francophone. Mais elle est ignorée des instances de légitimation situées au nord et qui, de temps à autre, attribuent des prix littéraires prestigieux à des auteurs du sud. Pour se donner bonne conscience. Ces auteurs, même couronnés, ne sont pas enseignées en France. Les langues africaines, dites « partenaires » du français, sont les seules à ne pas figurer au programme des langues étrangères appliquées dans les universités.
Aujourd’hui les Africains représentent 56 % des locuteurs francophones dans le monde. Ils seront probablement plus de 80 % en 2050. Combien en l’an de grâce 2100 ? Sans doute cent pour cent. Déjà on parle du « français langue africaine » comme pour conjurer le sort d’agir dans ce sens.
Il n’y a pas d’avenir mondial pour le français et pour la francophonie sans l’Afrique. Voilà qui devrait inspirer, au-delà des beaux discours, davantage de solidarité agissante en faveur des populations « francophones » en détresse. La Francophonie doit faire la preuve de sa capacité à impulser le développement dans les pays membres. Sans cela rien n’empêchera les leaders africains d’aller voir ailleurs.
NGALASSO MWATHA MUSANJI