« Si l’on a pu croire après la chute du bloc soviétique que les valeurs occidentales rayonneraient sur l’ensemble du monde, les années 2000 et les conflits de l’ère Bush ont démontré qu’il n’en serait rien. Face à l’émergence de nouvelles puissances, et au retour de certaines, il est temps de revoir un logiciel diplomatique déjà dépassé afin de défendre nos intérêts à la juste mesure de nos moyens ».
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Atlantico : Peu après la Syrie, le théâtre ukrainien semble révéler les limites d’une diplomatie occidentale qui ne saurait considérer un seul instant le recours aux moyens militaires pour défendre ses prérogatives. Comment expliquer une telle prudence, voire une certaine paralysie ?
Hubert Védrine : Il faut tout d’abord rappeler que, chaque fois que l’Occident intervient, il ne prétend pas le faire au nom de la défense de ses « prérogatives », mais au nom de la communauté internationale. On entend souvent dire que cette dernière est indignée par le comportement d’un chef d’Etat comme Vladimir Poutine, mais une communauté internationale sans la Russie n’a déjà plus de fait un caractère si international que cela. Cette forme d’abus de langage est typique d’une vision qui oscille sans arrêt entre le fait de traiter avec le monde, autrement dit d’exercer la diplomatie telle qu’elle a toujours été exercée, et la volonté de le changer. L’on parlait aux siècles passés d’une « évangélisation » du globe, et c’est d’une certaine manière l’extension des valeurs des Droits de l’homme qui a repris le flambeau aujourd’hui. Plus précisément, c’est une partie de l’Occident, notamment les Etats-Unis et la France, qui considère actuellement qu’elle a un rôle particulier à jouer dans le concert des nations, (exceptionnalisme, universalisme)
Cette logique de l’intervention au nom d’un ensemble de valeurs ne date certes pas d’hier, mais elle s’est particulièrement renforcée avec la fin de l’Union soviétique, la chute du dernier rival de Washington laissant présager, du moins le croyait-on, l’arrivée d’un monde global sur fond de triomphe de l’Occident. La théorie de la « Fin de l’histoire » qui se popularise au même moment dessine ainsi l’émergence d’un unilatéralisme qui marquerait la dernière étape d’un processus historique continu et linéaire. Dans un climat aussi favorable, il devenait en tout cas bien plus facile pour les puissances occidentales d’intervenir sur différents points de la planète sans déclencher de risques géopolitiques majeurs. Si certaine de ces ingérences ont reçu l’assentiment du Conseil de Sécurité, comme pour la première Guerre du Golfe en 1991, l’intervention de 2003 en Irak était bien l’illustration de la volonté d’une puissance contre l’avis d’autres nations. On voit néanmoins aujourd’hui que les opinions occidentales sont fatiguées de cette longue période d’interventions, notamment suite à l’affaire d’Afghanistan.
Chacun sait ainsi que Barack Obama a justement été élu essentiellement pour mettre fin à ce que l’on considérait comme les guerres de l’ère Bush dont l’impopularité est allé croissante au fil du temps. Cet épuisement s’illustre notamment par une capacité de plus en plus faible à générer l’assentiment populaire ainsi que par une difficulté toujours plus grande à faire pression sur les gouvernements afin d’emporter l’aval des organisations internationales. Le fait que plusieurs de ces interventions n’aient pas atteint leurs objectifs initiaux, combinée à l’émergence de problèmes internes à l’Occident ont par ailleurs rendu la « gestion du monde » de plus en plus complexe, d’où la perte d’enthousiasme constatée actuellement. En vérité, les Occidentaux, bien qu’ils conservent la puissance et la richesse, ont déjà perdu depuis plusieurs années le monopole de la conduite des affaires du globe, les cas de la Syrie et de l’Ukraine n’étant clairement pas les éléments déclencheurs d’une telle tendance.
Bob Corker, sénateur républicain, a récemment affirmé que la politique de soutien de Washington arrivait « toujours un jour trop tard et un dollar trop court » pour appuyer le gouvernement provisoire de Kiev. Peut-on dire que l’on a encore les moyens de nos ambitions à l’Ouest ?
Il s’agit là avant tout de commentaires conjoncturels. Plus largement, on peut dire que la perte relative d’influence de l’Europe et des Etats-Unis résulte mécaniquement de l’émergence de nouvelles puissances. Rappelons que lors de la création des Nations-Unies le 24 octobre 1945, on ne comptait « que » 49 Etats-membres contre 193 aujourd’hui. Plusieurs de ces nouvelles nations, que l’on a longtemps baptisé « pays en voie de développement » par politesse, ont ainsi commencé à émerger sur la scène planétaire, d’abord avec les fameux « dragons » asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taïwan…) puis avec des géants comme la Chine et l’Inde. Perçu comme un phénomène « pittoresque » dans un premier temps, ce développement de nouvelles puissances a fini par devenir un réel défi pour les Occidentaux, ces derniers réalisant petit à petit que d’autres pays allaient vouloir partager le leadership mondial avec eux.
Quant à savoir si nous disposons encore des « moyens de nos ambitions », il faudrait préalablement définir ce que ces dernières doivent être. Si notre logique, comme je le disais précédemment, est de traiter avec le monde extérieur au mieux de nos intérêts (sécuritaires, économiques, culturels…) il est évident que nous en avons tout à fait les moyens aujourd’hui, et quand bien même ce ne serait pas le cas il n’y aurait aucune raison de baisser les bras devant les difficultés. La perte du monopole mondial de puissance ne doit pas nous entraîner dans une sorte de déprime qui aboutirait à ce que nous ne défendions même plus nos intérêts stratégiques.
Si à l’inverse les Occidentaux continuent d’être inspirés par une logique d’hégémonie totale, tant sur le plan économique que militaire et moral, cette illusion sera de plus en plus contestée par les nouveaux acteurs. Si cette supériorité a toujours été illusoire (personne n’a réussi à faire de la Chine ou de la Russie un « gros Danemark » sur le plan de la démocratie et des Droits de l’homme) ce serait un paradoxe de continuer à y croire aujourd’hui. L’enjeu est donc de dépasser les croyances simplistes et de jouer intelligemment les cartes qui sont les nôtres.
Depuis 1945, on s’est mis à théoriser l’idée que la démocratie libérale était forcément liée à la croissance économique, ce système étant d’une certaine manière appelé à s’imposer aux destins des peuples. L’émergence de puissances de premier plan comme la Chine ne vient-il pas remettre en cause ce constat aujourd’hui ?
Il est vrai que la théorie selon laquelle un pays sous-développé ne pouvait atteindre la prospérité qu’à travers la démocratie a été en vogue dans les année 1990, après la fin de l’URSS et donc la victoire du capitalisme sur le collectivisme. Se croyant les maîtres du monde, certains ont fabriqué une théorie rétrospective et historiquement inexacte : on ne peut pas dire que l’essor de la révolution industrielle en Europe ait été lié à l’émergence des démocraties telles que nous les définissons désormais. Le démarrage économique de la plupart des pays du monde s’est fait sans démocratie, (mais déjà avec un début d’état de droit). Le lien nécessaire entre ce type de régime et la croissance n’a été article de foi que dans une courte période (les 15 ans qui ont suivi la chute de l’URSS) et dans un espace délimité (les pays Occidentaux).
Cela ne revient pas à dire pour autant que les régimes autoritaires sont les plus capables de développer l’économie, le cas de la Chine étant particulier. La réalité est plus subtile. Il y a des phases où pour continuer à continuer à croître, il est nécessaire de favoriser l’initiative, l’individu, la décentralisation, une meilleure sécurité juridique. Des actes que permet effectivement, à un instant précis de l’histoire d’une nation, la démocratisation. Affirmer que le développement ne peut commencer qu’avec la démocratie n’en relève toutefois pas moins de la croyance. C’est itératif.
Avons-nous finalement eu tort de croire que l’Europe était définitivement sortie de l’histoire depuis la chute du Mur? Notre grille de lecture géopolitique est-elle finalement dépassée ?
La vraie date n’est pas tant la « chute du Mur » en octobre 1989 mais la dissolution de l’URSS fin 1991. A partir de là, l’Occident adopte une politique désinvolte et incohérente, considérant que Moscou et ses revendications pouvaient être négligés. C’est dans cette période qu’ont été prises une série de décisions et de projets qui, du point de vue des Russes, pouvaient être considérées comme des agressions, mais cette perception ne comptait pas pour les Européens comme des Américains. Nous avons cru que l’effondrement du système soviétique déboucherait quasi automatiquement sur la démocratie.
Cette théorie, l’Occident y a cru à l’époque de Dmitri Medvedev, juriste qui se disait favorable à la libéralisation du pays. Sans disculper l’actuel dirigeant du Kremlin, dont la stratégie opportuniste et aventuriste mériterait d’être dissuadé plus fermement, on peut donc affirmer que les diplomaties occidentales n’ont pas été les plus intelligentes vis à vis de la Russie. Détester Poutine n’est pas une politique en soi ! Je pense depuis longtemps, avec d’autres, qu’il faut traiter Moscou en prenant en compte une histoire très différente sous de nombreux rapports de celles des démocraties d’Europe occidentale. Une logique de dialogue aurait peut-être permis de limiter voire d’éviter les déchirements que l’on observe en Ukraine actuellement. Il n’y a pas de solution miracle pour régler la crise, mais une mise en perspective historique serait utile pour mieux gérer la suite.
L’Occident et plus particulièrement l’Europe, doivent-ils finalement apprendre à retourner dans l’Histoire après en être sortis dans les années 1990 ?
La formule est tentante, mais dans les faits les gouvernements européens ne sont jamais que la représentation des sociétés dont ils sont issus. Aucun dirigeant n’a explicitement affirmé que nous étions sortis de l’Histoire, ce sont les opinions européennes qui l’on intériorisé, et ce depuis 1945 avant-même que l’historien Fukuyama ne développe cette théorie. Les Européens ont voulu croire à la fin des rapports de force, à un monde « post-tragique » à l’émergence d’une « communauté » internationale capable de tout réguler, ainsi qu’à la société civile et aux ONG comme outils de stabilisation politique.
Si l’on veut que l’Europe se réveille, sorte de sa léthargie stratégique, il faut commencer par réveiller les opinions publiques en les alarmant, sans les paniquer pour autant, sur la situation de l’Europe dans le monde tel qu’il est. Or, si nous sommes toujours compétitifs sur le plan des valeurs, nous ne le sommes plus sur le plan psychologique, la déprime et l’autocritique permanente étant envahissante chez nous Mais un tel changement de mentalité ne peut pas seulement résulter d’une décision politique, par exemple d’un Conseil européen, ce doit être plus vaste. Cela nécessite une clarification des attentes envers l’Europe, que l’on en attende pas tout et n’importe quoi, que sa valeur ajouté soit mise en évidence, que l’on dissipe ce qui est anxiogène, (le flou sur qui fait quoi, le flou sur les limites géographiques, le flou sur ce que doit être l’Europe dans le monde). Sursaut français et clarification européenne sont liés.
Propos recueillis par Théophile Sourdille, atlantico.fr