Je n’écris pas ici un commentaire du poème de Victor Hugo, ni une réflexion philosophique sur la conscience (c’est le titre du morceau du poète français du 19e siècle en question), encore moins une homélie basée sur le texte biblique, le récit de la Genèse chapitre 4, du meurtre d’Abel par son frère Caïn, qui a servi de source d’inspiration au poète. Mon propos est, à partir du poème de Victor Hugo, de nous amener à nous interroger, qui que nous soyons, sur cet œil qui pourrait être partout ( et d’abord en nous-mêmes) et nous observerait à chaque instant de notre vie, et même après notre mort, où que nous soyons, quoi que nous pensions, disions ou fassions. Et si cet œil existait réellement ? Il pourrait, selon presque toutes les religions connues, être l’œil de Dieu. Job, on peut dire, croyait négativement à cet œil de Dieu qui le suivait, le surveillait sans cesse, comme il surveille chaque être, chacune de ses créatures :
« Qu’est-ce donc que l’homme pour en faire un si grand cas, pour fixer sur lui ton attention,
Pour l’inspecter chaque matin
Pour le scruter à tout instant ?
Cesseras-tu enfin de me regarder
Pour me laisser le temps d’avaler ma salive ?
Si j’ai péché, que t’ai-je fait à toi
L’infatigable surveillant de l’homme ?
Ne peux-tu tolérer ma faute ?
Car bientôt je serai couché dans la poussière,
Tu me chercheras et je ne serai plus (Job 7, 17-21)
S’il existe une beauté de Dieu, la philocalie, que tout être humain créé á l’image de Dieu aspire à atteindre en recherchant notamment ce qui est beau, ce qui est vrai et ce qui est grand, c’est qu’il y a aussi une laideur du diable caractérisée par la méchanceté, la fausseté et la bassesse. Cette laideur du diable effraie tout homme conscient, et d’abord et avant tout l’homme qui l’arbore. Est-ce bien Dieu qui a condamné Caïn à errer ? A mon avis, ce sont les échecs de Caïn qui l’ont couvert de la laideur du diable. A ses propres yeux d’abord. L’homme entièrement envahi par la laideur du diable est celui en qui toute conscience s’est éteinte, et c’est cette laideur en lui-même que Caïn fuit perpétuellement dans le poème de Victor Hugo La conscience . Ce poème est d’une vérité humaine universelle. On peut donc partir de ce texte pour expliquer différents comportements de l’homme.
Un homme, au Togo, a continuellement besoin de se cacher derrière quelqu’un, quelque événement ou quelque chose : dans le désordre, hommes ou partis politiques, religions, purification, institutions, armées, maîtresses, miliciens, mesures démagogiques, chefs d’États étrangers « lois », journalistes á la solde…A tous, il crierait volontiers « Cachez -moi », comme le Caïn de Victor Hugo, « vêtu de peaux de bêtes, échevelé, livide… » . Soit dit en passant, l’allusion aux « peaux de bêtes » n’est pas seulement une référence aux vêtements de l’époque et un simple détail réaliste, mais cela traduit surtout la volonté du poète d’identification de Caïn, en qui l’humanité s’est éteinte depuis son crime, à une bête sauvage. Ce n’est donc pas la description physique et corporelle de Caïn qui est soulignée ici, mais aussi sa bestialité intérieure. Et quand Hugo décrit l’atmosphère dans laquelle se déroule tout le parcours de Caïn « au milieu des tempêtes », ce ne sont pas seulement les signes du temps instable et trouble que nous lisons, mais aussi et surtout les troubles intérieurs, les tourments de la bête traquée, de l’animal aux abois qu’est Caïn que nous percevons. Cette bête qui fuyait
«…sinistre dans l’espace
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve
Sans repos, sans sommeil… » (Vers 14-18)
Cet homme est tout ce qu’on veut, sauf calme et serein. Cet homme condamné à une errance sans fin (les trente jours et trente nuits, si l’on se réfère au symbolisme du chiffre trois exprime bien cela).
« Cachez-moi ! ».(Vers 25) Ce cri de désarroi appartient à un réseau de termes qui explique l’errance de Caïn :il dit par exemple à son fils Jabel « Étends de ce côté la toile de la tente° ( vers 29 ) ; il répond à Tsilla, sa petite-fille qui lui demande s’il ne voit plus rien : « Je vois cet œil encore » ( vers 34 ) ; et quand on l’eut mis derrière un mur de bronze « Cet œil me regarde toujours »( ( vers 39 ) ; puis toujours à Tsilla anxieuse, tremblant pour son aïeul : « Non, il est toujours là « ; et enfin, vers fatidiques :
« Je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire
Je ne verrai plus rien, rien ne me verra plus ». (vers 62-63 ) :
L’errance de Caïn ne finira donc que quand il se sera lui-même complétement éteint, corps, âme et conscience.
Dans le poème extrait de La légende des siècles, Caïn, fuyait devant Jéhovah, selon le poète, mais en fait, selon moi, c’est aussi devant sa propre laideur de criminel, sa propre image d’homme qui a échoué. En quoi a-t-il échoué ? D’abord, le premier fils d’Adam, dans son désir de plaire à Dieu, d’avoir la préférence du Créateur sur son frère Abel. Son sacrifice de fruits des champs n’a pas été agréé, au contraire de celui d’Abel. Deuxième échec : quand de colère et de jalousie il concevait le meurtre de son frère, Dieu l’a prévenu
« Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, tu relèveras la tête, mais si tu agis mal, le péché est tapi à ta porte et ses désirs se portent vers toi ; mais toi, domine sur lui » (Genèse 4, 6et7).
De n’avoir pas su dominer son irritation d’esprit est le second échec de Caïn, échec fatal, puisque c’est celui-là qui le conduira au meurtre, la déchéance définitive aux yeux de l’humanité.
Bien sûr que pour beaucoup de gens, il s’agit d’un mythe. On n’est pas obligé d’y croire. Cependant, que l’on soit croyant ou pas, le mythe n’est pas moins plein d’enseignements pour l’homme.
Victor Hugo prend le personnage de Caïn, après le meurtre d’Abel, quand Dieu l’eut condamné à l’errance.
Alors entouré de sa femme, de ses enfants, de ses petits-enfants, cet homme marqué par ses échecs va tout essayer pour se cacher à l’œil de Dieu, en fait, devant ses propres manques, sa propre laideur.
Caïn et son entourage vont naturellement user de violence, une violence aveugle contre tous ceux qui n’appartiennent pas á leur clan ; (dans l’interprétation, ce n’est pas seulement de la tribu qu’il s’agit ici, mais aussi de la petite minorité qui gravite autour du personnage en question parce qu’elle en profit) : ils « chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ( vers 47-48) »
Et même contre les éléments de la nature
« Et le soir, on lançait de flèches aux étoiles » ( vers 49 )
Notre homme Gnassingbé, convaincu de sa propre médiocrité, de sa petitesse, de l’absence totale de valeurs intrinsèques qui lui permettraient de mériter la place de chef d’État a erré ça et là, sans vraiment trouver ce qui lui manque terriblement. Peut-être la première personne derrière laquelle il s’est caché était son géniteur sans lequel il ne serait rien, en tout cas pas chef d’État, cela est évident. Nous savons, cependant que quand il croira son trône assez solidement installé, il voudra être caché contre l’image de ce même géniteur qui le gênait « Lui, c’est lui, moi c’est moi », dira-t-il au début, comme s’il voulait dire « Cachez-moi de l’image de mon père ». C’est simplement en ces jours de révolte de la population contre les cinquante ans du règne des Gnassingbé qu’il cherchera á nouveau à revenir se cacher derrière le revenant de son père, notamment face á des gens que celui-ci avait acquis á sa cause à prix d’argent.
Pour revenir au début du règne de Gnassingbé II, le jour où, comme des millions de gens dans le monde, je l’ai vu à la télévision, affublé des insignes de président de la République, je me suis dit en moi-même , comme aussi des milliers d’hommes et de femmes : « Voilà un petit bonhomme de rien du tout qui se cache derrière le nom de son père et les insignes de chef d’État pour nous jouer la comédie de Président de la République. ». Puis il lui a fallu se cacher derrière une constitution tripatouillée à merveille au cours d’une seule nuit pour se faire admettre légalement comme Président. Cela ne suffisant pas, il a usé de l’armée, dont son frère Kpatcha était le patron en tant que ministre de la défense, massacrant sans état d’âme plus d’un millier de citoyens togolais. Des chefs d’État comme Jacques Chirac, Olusegun Obasanjo, OmarBongo …, des hommes comme Glchrist Olympio et d’autres encore lui ont prêté main forte. Puis, ce fut le tour de l’APG, des élections frauduleuses, des appareils de domestication de l’opposition, des institutions trompeuses comme le CVJR, le HCRUN ou des mises en scènes ubuesques comme la fameuse purification qui a précédé de près le soulèvement de la population pour réclamer son départ du pouvoir. La laideur morale qui le couvre après ses massacres pour parvenir au pouvoir, ses fraudes électorales pour donner à celui-ci des dehors de démocratie, ses mensonges récurrents et la médiocrité en matière politique sont toujours là et le hantent. Et, savez-vous le plus ridicule de ses recours ? Une revendeuse de pain du marché Niamtougou.
Gnassingbé sera perpétuellement en train de crier : « Cachez-moi ! », sans trouver personne pour le dérober á ses manques…jusqu’à ce qu’il choisisse d’entrer définitivement dans l’obscurité où plus personne ne le verra. Comme Caïn. Qu’il affirme, comme il l’aurait fait á un certain journaliste acheté depuis des décennies par le système Gnassingbé, qu’il est fier d’être le fils de son père, cela n’a rien d’étonnant. Dans un certain nombre d’article, j’ai baptisé le fondateur du règne Gnassingbé du nom de cadavre spirituel. Qu’est l’héritier actuel du trône ? Quel est cet homme qui reste sourd, aveugle, muet face à un million de manifestants dans la rue qui réclament son départ ? Pire, qui est prêt à les massacrer, à les réprimer de la manière la plus sauvage, avec le même aveuglement que Caïn ? Gnassingbé est un homme en qui les valeurs humaines se sont éteintes. Gnassingbé qu’encombre sa propre laideur intérieure qu’il ne peut cacher ni aux autres ni à lui-même est un homme spirituellement éteint.
Sénouvo Agbota ZINSOU
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