Fanny Pigeaud : «Les projets de Gbagbo gênaient les intérêts français en Côte-d’Ivoire. Son attitude, ses idées dérangeaient Paris»

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Très tôt, il y a eu des tentatives de coups d’Etat contre lui

Quatre ans après son transfert à La Haye, l’ancien président ivoirien attend toujours d’être jugé pour «crimes contre l’humanité» par la Cour pénale internationale. L’ouverture du procès, prévue aujourd’hui, vient d’être repoussée au 28 janvier. Cette fois à la demande de la défense, en raison de l’état de santé de l’accusé.

Pendant que la bataille juridique autour du procès de Laurent Gbagbo s’enlise, une autre guerre fait rage, sur le front médiatique. Décrit à longueur de colonnes comme responsable «de la crise née de son refus de céder le pouvoir à Alassane Ouattara à l’issue de la présidentielle de 2010», Gbagbo semble condamné d’avance. L’image utilisée en 2006 par Michel de Bonnecorse, chef de la cellule Afrique de Chirac, lui colle encore à la peau : il s’agirait d’«un fasciste» qui commandait «seulement une minorité de la population» en utilisant «des agitateurs de rue et des voyous armés».

Loin du vacarme ambiant, Fanny Pigeaud se fait l’écho de voix plus discrètes. Celles de diplomates, de militaires et de politiques anonymes, qui racontent une histoire infiniment plus complexe que la fable forgée dans le feu de la guerre. Journaliste indépendante, ancienne correspondante de Libération en Afrique centrale et auteure d’un précédent livre sur le système Biya au Cameroun, elle retrace dans France-Côte d’Ivoire, une histoire tronquée (Vents d’ailleurs) vingt ans de turpitudes françafricaines. Une enquête détonante qui invite à dresser froidement le bilan de l’ère Gbagbo.

Votre livre dresse un portrait de Gbagbo à l’opposée de l’image qu’on se fait habituellement de lui. Comment le voyez-vous ?

Ses amis le décrivent comme un bon vivant, toujours dans la séduction, aimant avant tout la chose politique. Il a longtemps milité de manière pacifique pour le retour du multipartisme dans son pays. Il avait un certain nombre d’idéaux et un programme qu’il voulait appliquer. Mais il a été très vite confronté à des adversaires qu’il a, à mon avis, très mal évalués. Rien de ce que j’ai trouvé en faisant mes recherches ne correspond à l’image d’homme détestable que la plupart des médias et dirigeants français ont véhiculée. Il apparaît plutôt comme un homme de compromis, tombé dans un piège qu’on lui a tendu.

Quel était son programme lorsqu’il a été élu en 2000 ?

Il représentait le Front populaire ivoirien (FPI), un parti socialiste. Il a fait par exemple voter une loi instaurant une assurance-maladie universelle, s’est attelé à rendre l’école obligatoire et gratuite. Mais rien ou presque de son programme n’a vraiment abouti.

Pourquoi ?

Ses projets gênaient les intérêts économiques et militaires français en Côte-d’Ivoire. Au début de son mandat, Gbagbo a voulu ouvrir le pays à de nouveaux partenaires. Il a donc revu les conditions d’attribution de marchés publics. Cela n’a pas plu aux Français, qui avaient le monopole sur plusieurs secteurs de l’économie. Il voulait aussi fermer la base militaire française d’Abidjan. Et avait critiqué l’existence du franc CFA. Il était à l’opposé de Ouattara, son successeur, un libéral proche des milieux financiers et politiques français et américains.

Il a donc été selon vous victime de la Françafrique ?

Oui. Un certain nombre de faits ramènent toujours dans la même direction, à savoir des acteurs politiques ou militaires français. Arrivé au pouvoir sans que la France l’ait choisi, Gbagbo pensait qu’il pouvait avoir un rapport d’égal à égal avec l’ancienne métropole. Son attitude, ses idées dérangeaient Paris. Chirac a manifesté ouvertement son hostilité à son égard. Très tôt, il y a eu des tentatives de coups d’Etat contre lui. Celle de 2002 s’est faite avec le soutien évident du président burkinabé Blaise Compaoré, étroitement lié à la France. Tout indique également que des officiels français ont appuyé une autre tentative de putsch, en 2004, à la suite du bombardement de Bouaké [ville du centre de la Côte-d’Ivoire, à 350 km au nord d’Abidjan, et capitale de la rébellion occupant la moitié nord du pays, ndlr]– probablement lui aussi manipulé par Paris, comme l’ont suggéré des officiers français devant un juge d’instruction. Enfin, Paris a tout fait pour écarter Gbagbo du pouvoir en 2010 à l’issue d’une présidentielle présentée comme transparente et juste, alors qu’elle était en réalité truquée. Sous couvert d’un mandat de l’ONU, les militaires français ont fait la guerre à l’armée régulière de la Côte-d’Ivoire, sans le dire.

Des violences ont été commises par ses supporteurs en 2010. Notamment dans le quartier d’Abobo, ou lors de la répression de la marche du 16 décembre. N’est-il pas responsable ?

Je ne suis pas là pour établir des responsabilités. Ce qui m’intéresse, c’est de comprendre ce qui s’est passé. En retraçant les faits, je me suis rendue compte que ce qu’on nous a raconté à l’époque ne correspond pas à ce qui s’est passé. La marche du 16 décembre 2010 est un très bon exemple. On a accusé Gbagbo d’avoir donné l’ordre de réprimer une manifestation «pacifique». En réalité, cette manifestation comptait des éléments armés de la rébellion des Forces nouvelles pro-Ouattara qui ont attaqué. Il y a donc eu répression en face. Le camp Gbagbo savait que les rebelles voulaient prendre la radio publique et la présidence. Il a agi comme s’il était en guerre. Et il l’était.

Pensez-vous que son procès permettra de faire la lumière sur les événements de 2010-2011 ?

Jusqu’ici, les juges ont pris des décisions systématiquement défavorables à Gbagbo. Cela fait maintenant quatre ans que cette histoire dure, et le procès vient d’être encore reporté. Le procureur n’a apparemment pas d’éléments solides pour défendre son dossier, la défense de Gbagbo a déjà apporté de quoi remettre en cause l’histoire présentée par le procureur. Mais comme il s’agit d’une affaire éminemment politique, on peut s’interroger sur la volonté de la CPI de dire le droit. Ceux qui ont amené Gbagbo là où il est aujourd’hui ont peu intérêt à ce qu’il dise tout ce qu’il sait au cours d’un procès. Plus les choses traînent, plus ça les arrange. Les juges attendront-ils qu’il meure de sa belle mort pour refermer le dossier ?

Emile Rabaté
Source: liberation.fr 

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