« Qui connaît son ennemi comme il se connaît, en cent combats ne sera point défait. Qui se connaît mais ne connaît pas l’ennemi sera victorieux une fois sur deux. Qui ne connaît ni son ennemi ni lui-même est toujours en danger, » nous apprend le premier traité de stratégie militaire écrit au monde, l’« Art de la guerre » de Sun Tzu.
Ce postulat reste incontestable. Vous ne pouvez pas attaquer un ennemi que vous ne connaissez pas. Connaissons-nous l’Etat islamique? Pour un Européen moyen, l’Etat islamique se limite à des gens armés d’un kalachnikov, qui sont faibles d’esprit et bien manipulables. « Ce n’est qu’une partie immergée de l’iceberg », nous a confié Samuel Laurant, consultant international, spécialiste du djihad, auteur du livre « Etat islamique: organigramme, financements, filières », qui nous a ouvert les portes de tous « les sales secrets » de l’Etat islamique.
L’architecture du Daesh est assez particulière. « Il a deux gouvernements: un pour la Syrie et l’autre pour l’Irak — sous l’autorité centrale du calife, précise notre interlocuteur. Dans chacun de ces deux pays, il y a un ministère des Finances, un ministère de la Guerre, un ministère de l’Armement, un ministère de l’Intérieur avec des services de renseignement (l’AMNI) qui sont des services à la fois de renseignement et de contre-espionnage. Ils organisent, par exemple, de fausses filières de renseignement soi-disant montées sous la coupe des Américains ou des Occidentaux jusqu’en Turquie pour piéger les agents doubles à l’intérieur du territoire du Califat.
Au sein du ministère des Finances, il y a des gens qui s’occupent du pétrole. Il y a même l’émir des « Péages ». A chaque fois qu’une ville ou qu’un village est conquis, c’est lui qui est chargé de revendre à la fois voitures, télévisions, antiquités etc. au marché noir turc, mais qui est également en charge de revendre les esclaves soit à l’intérieur de la Syrie ou de l’Irak (on sait qu’il y a des marchés aux esclaves, par exemple, à Mossoul), soit en Turquie et ailleurs. Le bois apporte beaucoup à l’Etat islamique. Sorti de Syrie, il est racheté par les Turcs qui en font du charbon. Ensuite, les mêmes Turcs renvoient le charbon en contrebande en Syrie. »
La source principale de financement des djihadistes, le pétrole, pose un problème de l’implication américaine. Première chose: comment des terroristes arrivent-ils à le vendre sur le marché international, si surveillé par Washington? Lors du congrès mondial des compagnies pétrolières en juin dernier à Moscou, il s’est révélé que le pétrole d’al-Nosra en Syrie est exploité par Exxon-Mobil américain (qui règne sur le Qatar), celui de l’Etat islamique est vendu par Aramco saoudien. Ne serait-ce une sorte de patronage de l’Etat islamique par les Américains? « Est-ce qu’on a frappé les installations pétrolières?— se demande Samuel Laurent. C’est facile d’affamer l’Etat islamique, il suffirait de bloquer le pétrole, ce qui est tout à fait faisable avec les bombardements. J’ai du mal à croire les Syriens et les Irakiens qui disent que l’Etat islamique continue à exporter du pétrole. Si c’est le cas, c’est grave parce qu’on n’avance absolument pas.
Le rapport de forces en Syrie est écrasant en faveur de l’Etat islamique (90%) pour la bonne et simple raison qu’il n’y a pas d’opposition. En ordre d’importance décroissant vous avez la principale force d’opposition Daesh, ensuite — Jabhat al-Nosra (le mouvement d’Al-Qaïda en Syrie), le Front islamique (le mouvement salafiste créé par les Saoudiens), Ahrar al-Sham (la brigade salafiste de la côte). Et finalement, vous avez de tous petits groupes soutenus par les Américains qui sont notamment l’Armée syrienne libre.
En Irak, les choses sont un peu différentes. Vous avez les Kurdes qui font du bon travail, mais cela reste régional. L’armée irakienne n’existe pas. Les 20 milliards déployés par les Américains pour reconstruire l’armée, sont allés dans les poches des officiers généraux. Au mois de décembre, le premier ministre Haïdar Al-Abadi a confirmé que 5.000 soldats virtuels ont été raillés des listes. De plus, c’est une armée qui fuit le champ de bataille. Le jour des premiers bombardements de Mossoul, 30.000 hommes ont abandonné la ville.
Pour revenir au rapport des forces, sur le terrain irakien, vous avez Asa’ib Ahl al-Haq, la ligue des vertueux, ce sont les pires, ensuite Kata’ib Hezbollah qui sont très disciplinés et très forts. La principale force en Irak aujourd’hui c’est les brigades chiites soutenues par l’Iran. Mais il y a un problème. Quand bien même tous ces gens remportent de vraies victoires contre l’Etat islamique, qu’ils ont libéré les environs de Bagdad, Samarra, la province de Diyala, qu’ils sont en train de pousser au Nord vers Tikrit, ils n’arriveront jamais à prendre Mossoul sans une armée conventionnelle. Or, si les soldats occidentaux mettent un pied en Irak, les forces en présence les traiteront en ennemis et les combattront comme au moment de la guerre d’Irak.
Quoi qu’il en soit, le terrain qui est récupéré par les brigades va être acquis à l’Iran qui, pour le moment, tient tout. C’est plus compliqué en Syrie. L’Etat islamique ne va pas sortir de la région qu’il occupe depuis deux ans. Il n’y a aucune force en présence qui peut aujourd’hui mener une offensive contre eux. Même si l’Etat islamique perd du terrain syrien, ce n’est pas une bonne nouvelle pour nous. Car les seuls qui soient en mesure de récupérer ces régions, ce n’est pas l’armée de Damas, ce serait, probablement, Jabhat al-Nosra. Le véritable enjeu — c’est la guerre entre l’Etat islamique et Jabhat al-Nosra.
Dans tous les cas de figure, la guerre va durer très longtemps. Il ne faudrait surtout pas qu’il y ait une intervention terrestre, ce serait une véritable boucherie. De plus, le problème des djihadistes étrangers laisse croire qu’on est déjà dans une guerre mondiale. »
L’un des points forts de l’Etat islamique est le type de guerre qu’il mène contre les infidèles — c’est la guerre asymétrique, dont le concept fut analysé par Sun Tzu (l’« Art de la guerre ») que nous avons évoqué au début de l’article. Mener une guerre asymétrique signifie utiliser différentes stratégies, attaquer directement et indirectement sur tous les fronts. N’est-ce pas ce que nous voyons dans les actes de l’Etat islamique? La guérilla et le changement constant de tactique lui assurent une prépondérance sur le terrain. De différentes méthodes punitives, des massacres réguliers rendent efficace le concept de frappes stratégiques rapides (Prompt Global Strike). En même temps, les crimes de l’Etat islamique sont largement médiatisées ce qui amplifie la peur et pousse à la soumission.
En poursuivant dans cette logique, on peut dire que l’Etat islamique profite de sa présence dans deux pays voisins, à la fois en Syrie et en Irak. Il mène une sorte de guerre transfrontalière qui vise à briser les frontières politiques par des actions militaires, idéologiques et sociales. Ce type de guerre permet de se cacher, de se disperser et d’étendre son influence dans d’autres zones. Les particularités de l’organisation de l’Etat islamique et de la « lutte sainte » qu’il mène pour établir un califat mondial portent à croire qu’il sera très difficile de combattre cette organisation et qu’elle sera viable pendant de longues années.
Sputnik News