Ces derniers, je veux dire les doctes messieurs et dames, sont presque tous maîtres, donc maîtrisant la tribune ou transformant tout lieu en tribune, goudron brûlant, pistes poussiéreuses, papiers, béton rude, herbe mouillée par la fraîche rosée du matin, sol marécageux, terre battue, sable mou, écrans de télé, d’ordinateurs…
Ou ils sont tous docteurs même s’ils ne savent pas forcément tenir un stéthoscope, manier un bistouri, ni même une seringue, presque tous professeurs qui ont oublié la craie ou l’ont troquée contre les criailleries des micros, des mégaphones se délectant eux-mêmes du grésillement amplifié de ces machines. Et par quoi rêvent-ils de remplacer tribunes, salles de classe, craie? Bureau ministériel? Sièges à l’Assemblée nationale?
Au total tous savants, ils savent tout et parce que maîtres et professeurs, ils veulent nous réduire tous au rang d’élèves, parce que docteurs, doctes, ils veulent voir en nous des malades, des faibles d’esprit, des ignorants, croyant en leur propre charabia, comme doté d’un pouvoir magique, ils s’en enivrent, s’en gonflent, ne contrôlant plus le trop plein d’écumes qu’ils déversent sur nous par vagues et marées.
Ils nous enveloppent, nous mènent en bateau et nous cousent dans des sacs comme on dit chez nous, nous subjuguent, nous submergent, nous noient dans le verbe bruyant, tourbillonnant et abyssal. Où est la différence avec l’autre, le despote qui jetait les cadavres au fond des mers ? Peut-être que les cadavres savent qu’ils ne savent plus rien, ne sentent plus rien. Alors que nous…nous souffrons de ce que nous savons et sentons.
Oui, ils savent tout, sauf que nous savons nous aussi qu’ils nous servent de l’opium, de la drogue, depuis les tribunes, qu’ils nous les injectent, nous les inoculent pour pouvoir aisément nous jeter dans le gouffre.
Ils nous volent notre temps, une fois nos tympans remplis, débordants, dégoulinant des mots qui traînent dans la mare, les ruisseaux, les lagunes, la mer, des eaux qui nous sortent de partout comme cela arrive à tout noyé. Ils nous volent, eux qui ont largement de quoi vivre sans inquiétudes, les petits sous que nous récoltons de notre système D quotidien, les petites ventes à la sauvette, au carrefour Deckon, devant les magasins et en d’autres lieux, les petits tas de cacahouètes exposées sur une petite table boiteuse en bordure de la rue pour assurer notre survie.
Ils nous volent nos pieds soumis à des marches forcées de forcenés. Nos pieds endoloris par ces marches sans lendemain, dont eux seuls tirent profit en fin de compte. Nous marchons et eux, marchands avisés calculent par milliers, par centaines de milliers nos pas, les détournent, les mettent à leur compte et les vendent le moment venu au prix fort.
Ils nous volent jusqu’à notre détestation de ce régime abominable, notre exaspération face à une situation intolérable qui semble sans issue, faite d’injustices subies et de crimes d’État impunis, et ils en font une monnaie d’échanges que l’on retrouve sur leurs comptoirs, leurs tables, si vous voulez, de négoce ou de négociations, de mini, macro et méga-dialogues ronronnants qui se soldent toujours par des résultats négatifs pour nous, mais dans lesquels ils persistent. Comme larrons en foire, despote et doctes s’entendent toujours pour parvenir à ces résultats nuls, parce que sans cela, ils ne sauraient justifier leur existence. « Nous dialoguons, donc nous sommes », diraient-ils comme le philosophe. Ce sont donc de doctes philosophes !
Ils nous volent nos sueurs, comme des perles qu’ils recherchent, qu’ils, récoltent, ramassent, dont ils remplissent des bidons, des tonneaux et que, doctes alchimistes, ils transforment en une essence dont ils alimentent les véhicules qui les conduisent au but, aux destinations qu’ils se sont secrètement fixées eux-mêmes. Jamais au destin que nous avons à l’horizon, nous, et qu’hypocrites, ils font miroiter à nos yeux. Ils méprisent ce destin.
Ils nous volent nos corps maigres, affamés, assoiffés de liberté surtout, qu’ils font vibrer d’espoirs toujours vains pour nous, mais convertibles pour eux-mêmes en prestige, postes, salaires, villas, voitures de luxe, piscines, meilleur standing de vie.
Ils nous volent nos cordes vocales, nos cris, nos chants, nos voix, nos votes pour en faire des chants de victoire à exécuter du haut de leurs sièges de députés, de ministres ou autres. A nos dépens, c’est clair.
Ils nous volent, nous violent les poitrines, nues, gonflées, fermes ou flasques de nos sœurs, de nos mères, de nos grands-mères exposées au soleil, luisant de sueur et de graisse, crépitant sous l’effet du feu, brûlées, rôties, vendues « amelã tchatchãga, kponɔ! kponɔ! » ( brochettes de viande humaine, vingt-cinq francs l’une! ). Comme dans ce conte d’horreur, néanmoins burlesque où Yévi l’araignée aux yeux globuleux et au ventre proéminent comme une excroissance sur ses pattes squelettiques (combien d’hommes lui ressemblent, non pas tant par le physique que par leur avidité, leur gloutonnerie, leur promptitude et leur habelité à tirer profit de toutes les situations, de crise surtout) avait à sa disposition une quantité si abondante de cette viande que, rassasié lui-même, il ( c’est un monsieur) décida, cynique, de se livrer à un petit commerce avec tout le reste. Nous sommes véritablement dans un conte ubuesque, tragicomique où tout se vend. Est-il exagéré de dire qu’ils nous vendent, morceau par morceau, à bien vil prix kponɔ! kponɔ! , c’est-à-dire, encore plus vil prix que Yévi, compte tenu de l’inflation et de la dévaluation, d’autant que kponɔ, aujourd’hui ne permet même plus de s’offrir un petit tas de cacahouètes pour tromper sa faim, un peu de piment pour la sauce sans viande ni poisson, bien entendu, un petit verre de sodabi ou une calebasse de tchouk pour oublier notre misère, nos souffrances quotidiennes.
Ils nous volent, faut-il encore le rappeler, notre sang versé, séché, coagulé ou jaillissant vif à offrir sur l’autel d’un dieu, toujours avide de ce genre d’holocauste et insatiable dont ils se disputent l’adoration, donc les faveurs avec le despote qu’ils prétendent combattre : le Pouvoir.
Ils nous volent nos dieux, nos valeurs, après nous avoir éblouis, de concert avec le despote, par une poudre qu’ils croient magique, de couleur violette que leur a fournie un prêtre installé dans une chapelle de Fausseté, Hypocrisie et Compagnie, vieille de plus de cinquante ans. Chapelle en ruine que despote, doctes et prêtre tentent d’embellir. De qui se moque-t-on ?
Que nous reste-t-il à faire? Une seule chose : Renverser tout cela. Chapelle et le reste, bien entendu. Ne reconnaître ni maîtres, ni prêtre, ni docteurs, ni professeurs. Doctes et despote, dehors ! Cela s’appelle, sans ambages, sans détours « Révolution ». Révolution pacifique si on veut, mais d’abord Révolution. Pour rétablir les vraies valeurs!Pour reconstruire !
Sénouvo Agbota ZINSOU