Antoine Ati Randolphe est un ami et un compagnon de lutte. Nous nous sommes retrouvés dans plusieurs réunions de la diaspora togolaise en Europe. C’est un homme pétri des valeurs humaines et démocratiques, qu’il met au-dessus de tout. Un homme de conviction. Ce qui est arrivé à Antoine peut arriver à n’importe lequel d’entre nous qui vivons en exil et que la nostalgie brûle ardemment. Hier, c’était Koffi Folikpo, revenu au pays, arbitrairement arrêté dans les rues de Lomé, détenu à la prison civil sans motifs, puis un jour relâché, sans jugement, sans que personne n’ait jamais su ce qu’on lui reprochait. C’est à cela que servent les forces dites de l’ordre au Togo? C’est à cela que servent même la justice, et les prisons? C’est de cette façon qu’un système réellement démocratique fonctionne ? C’est cela l’État de Droit ? Je ne rappelle plus ce qui était arrivé à David Do Bruce, lui aussi enlevé et disparu : personne ne connaît son sort final. Je n’évoque pas non plus le cas d‘Atsutsé Agbobli, kidnappé, assassiné, noyé, dans des circonstances qu’aucune enquête n’a élucidé de manière convaincante.
Nous devons être vigilants et prudents. On nous dit : vous pouvez rentrer chez vous. La sécurité est garantie pour tous. La liberté d’expression y règne. La vie est belle au Togo…Combien de fois n’ai-je pas entendu ce discours? Combien de fois, des personnes que je peux dire bienveillantes ne m’ont-elles pas parlé dans ces mêmes termes? Presque des chansons d’animation qui reviennent sous une autre forme, par d’autres personnes que par les animateurs interposés.
Une fois, j’ai failli retourner au Togo, dans une délégation du ministre allemand des Affaires Etrangères et de la Coopération, sur une proposition du directeur du Goethe Institut à Lomé. Je n’avais pas dit non, jusqu’au moment où la condition était que j’aille à l’Ambassade du Togo en Allemagne me faire délivrer un nouveau passeport togolais. Là, j’ai répondu carrément non. J’ai fui un système et tant que ce système sera en place, il n’est pas question que j’aie quelque rapport officiel que ce soit avec lui ou ses représentants, que je formule quelque demande que ce soit qui signifierait que je le reconnaissais. Rentrer au Togo, je ne souhaite que cela. Mais, une fois au Togo, détenant un passeport togolais et plus légalement le passeport de réfugié dont je jouis en ce moment, que se passerait-il si des agents dits des forces de l’ordre, ou même en secret, des hommes au service du système m’enlevaient comme Folikpo ou même me faisaient subir le même sort que Do Bruce?
Une autre fois, des collègues de l’université de Lomé que je connais bien, des amis, à qui je pouvais faire confiance, ont organisé une journée d’hommage à mon intention pour mes oeuvres. J’étais invité, c’était normal. Je devais prendre l’avion jusqu’à Cotonou et faire le reste du voyage en voiture. Mais, comment traverser la frontière? La réponse qui me fut donnée est : faire comme tout le monde, c’est-à-dire soudoyer policiers et douaniers. Moi, Zinsou? Pris en flagrant délit de corruption d’agents de l’État? Ce serait le meilleur argument que je fournirais moi-même à ceux qui ne me souhaitent pas du bien de m’arrêter et de faire de moi ce qu’ils veulent. Ou bien Zinsou, clandestin, voyageur sans pièce !
Si Antoine Randolphe a été enlevé alors qu’il se trouvait sur la plage de Lomé, cela ne signifie-t-il pas que ce système, le même depuis des décennies peut nous kidnapper, nous faire disparaître partout où nous nous trouvons, surtout sur le territoire togolais, que ce soit à notre domicile, dans la rue, à la plage, à la frontière?
J’ai dit : cet homme, l’homme qui dirige la Bodémakuterie est faux, le jour même où, pour la troisième fois, contre la volonté du peuple togolais exprimée par le moyen des urnes, il s’est fait proclamer élu. Et je le maintiens : IL EST FAUX ! Le grand problème, c’est qu’il est difficile de se faire comprendre de certains de nos compatriotes, je veux surtout parler de ceux qui se disent de l’opposition. Nous voilà, presque tous, à notre corps défendant, installés, en train de nous enliser dans la fausseté du système Bodémakutu. Comme si nous étions tous insensibles à la voix, sinon de la vérité, au moins de la conscience. Je suppose que chacun en a une. Par résignation, lâcheté pour certains. Mais pire, à cause de l’argent.
Ce n’est pas sans raison que je faisais dire aux personnages de On joue la comédie :
« Quand nous voir argent-là, nous être ensorcelés comme par grand sorcier » . En réalité, il ne faut pas un grand sorcier pour nous faire perdre notre âme, notre conscience, notre être.
Qui a vendu Antoine Randolphe? Qui avait vendu Koffi Folikpo? Qui avait vendu Atsutsé Agbobli? Même si personne, nommément, ne les a vendus, des gens nous ont tous vendus, vendu ce peuple togolais qui connaît et a bien exprimé, de mille manières cette réalité : nous ne connaîtrons la vraie liberté de parole, de circulation…et la vraie démocratie que le jour où nous mettrons fin à ce système.
Bien sûr que le plus urgent est la libération d’Antoine Randolphe. Mais, par-delà cette libération, il faut que nous envisagions sérieusement la fin du système Bodémakutu. Et, ce n’est pas avec une opposition domestiquée, achetée, neutralisée… (Je ne dirai pas décapitée, car elle n’a jamais véritablement eu de tête) sous le couvert d’une nomination par décret d’un chef de file, que nos souhaits seront réalisés.
Sénouvo Agbota ZINSOU
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