En Côte d’Ivoire, des femmes libres et sans mari

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C’est mal vu d’être une femme vivant seule

 

Plutôt vivre seules que mal accompagnées : la devise n’a rien d’éculé pour ces Ivoiriennes. Eduquées, actives, financièrement indépendantes, elles refusent de jouer le rôle d’épouses soumises habituellement dévolu aux femmes dans leur pays. Une liberté teintée d’amertume.
Dans ce bar où elle a l’habitude de retrouver ses copines, comme dans tous les endroits branchés d’Abidjan, Amie 30 ans, connaît chaque prénom, du gérant aux serveurs. Cet excellent sens du contact mêlé à un subtil brin de séduction lui permet de passer sa ­commande sans relever la tête de son téléphone : textos à ses amis, publications destinées à ses nombreux ­followers sur Facebook, courriels à ses clients…, la batterie de son Smartphone à la coque fluo est constamment déchargée.

Mère d’une petite fille de 3 ans et responsable du département Internet de Voodoo, l’une des sociétés de communication les plus en vue de la Côte d’Ivoire, Amie a peu de temps pour décompresser. Et sous ses allures de femme fière et décidée se cache une profonde blessure. Peu de temps après la naissance de sa fille, elle a quitté son conjoint après une dispute de trop dont elle refuse pudiquement d’évoquer les détails. « J’ai réalisé que j’étais dans une relation où je ne pouvais pas m’affirmer, alors j’ai décidé d’y mettre un terme. Mes parents ont insisté pour que je reste avec lui et m’ont demandé d’être soumise, mais vu que je me prenais en charge financièrement, j’ai pu leur imposer mon point de vue. »

Par cet acte, Amie a intégré une catégorie sous-représentée en Côte d’Ivoire, celle des femmes qui, grâce à des études souvent longues, n’ont pas besoin d’un homme pour les entretenir et peuvent ainsi se permettre d’être exigeantes. Trop peut-être : dans une société qui conditionne l’épanouissement d’une femme à son mariage, elles ont bien du mal à trouver leur place.

Le 11 janvier 2015, Amie Kouamé avec sa fille, 3 ans, pour qui elle a organisé une grande fête d’anniversaire à Cocody Riviera, un quartier résidentiel d’Abidjan.
Pression sociale au quotidien

Mère célibataire et autonome, Amie a bien conscience de sa différence, il lui suffit d’observer le regard que les autres femmes de son âge posent sur elle. Un regard teinté de désapprobation, parfois d’envie. « Je sors avec des amis, ce n’est pas convenable aux yeux de la société, explique-t-elle. Mais les gens sont obligés d’accepter parce que j’ai une situation professionnelle qu’ils admirent. » Mais Amie vit cela comme un célibat subi.

« Je ne veux et ne peux plus rentrer dans le carcan de la femme qui n’a pas son mot à dire. »

« Je n’arrive pas à trouver un homme qui accepte ma conception du couple, déplore-t-elle. Je ne veux et ne peux plus rentrer dans le carcan de la femme qui n’a pas son mot à dire. Le couple, c’est une équipe complémentaire, avec d’abord de l’amour et du respect mutuel. » Cette vision de la vie à deux est loin d’être partagée en Côte d’Ivoire. Que la modernité des infrastructures à Abidjan ne nous trompe pas, les ­traditions restent fortement ancrées dans les mentalités. Toutes religions confondues, le mariage est considéré comme la preuve que la femme a été assez bien ­éduquée par ses parents pour trouver un homme qui ­l’accepte. Et la cérémonie, le plus souvent coutumière, revêt avant tout un caractère symbolique qui lie deux communautés.

« Les femmes célibataires subissent une énorme pression sociale au quotidien. Même si elles ont une bonne situation professionnelle, elles sont constamment humiliées, dépréciées, et font l’objet de rumeurs malveillantes : exclues des prises de décision, ou écoutées après les femmes mariées, s’émeut Constance Toma’m Yaï, ancienne ministre de la famille et de la promotion de la femme. Quand elles font des dons à la communauté, on leur rappelle que la somme aurait été plus élevée si elles avaient eu un homme à leurs côtés. »

Le 10 janvier 2015, Amie Kouamé attendant une amie au Rooftop, un lounge-bar à cigare sélect au sommet d’un immeuble d’Abidjan.

Dans ce contexte, Amie et ses amies se définissent comme un « groupuscule en révolution. (…) Parce qu’on n’est pas prêtes à se sacrifier à tout prix pour notre culture ». Ce sont surtout les diplômes qui leur ont donné ce courage. « Ça nous a permis d’ouvrir les yeux : on veut pouvoir affirmer nos exigences », assènent les jeunes femmes en trinquant à la santé de celles qui leur ressemblent, encore rares en Côte d’Ivoire.

Le poids des traditions

D’après l’indice de développement humain 2014 du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), moins de 14 % des femmes de 25 ans et plus ont atteint un niveau d’enseignement secondaire dans le pays. Conséquence : la plupart occupent des emplois très peu valorisés et informels, et sont peu représentées dans les organes de prise de décision publique. « Les familles ivoiriennes misent moins sur l’éducation des filles, considérant que de toute façon un mari les prendra un jour en charge », regrette Constance Toma’m Yaï.

Dans son dernier ouvrage, Les Traditions-prétextes. Le statut de la femme à l’épreuve du culturel (JD Editions), la fondatrice de l’Association internationale pour les droits des femmes (AIDF) tente d’ailleurs de comprendre ­comment le poids du passé empêche l’émancipation des Ivoiriennes. « Les communautés sont très attachées aux ­traditions, et le seul moyen qu’elles ont pour les faire perdurer est de maintenir les femmes dans une précarité financière qui les contraint à rester au foyer », analyse cette militante.

« C’est mal vu d’être une femme vivant seule »

Comme Amie, Mariam a bouclé son master au Maroc, une destination à la portée de leurs parents fonctionnaires. « C’est à ce moment-là que j’ai appris à vivre seule, loin de mes proches », se souvient-elle. Après un passage par Paris et par Londres, la jeune femme est rentrée à Abidjan pour s’installer… dans l’appartement juste en dessous de celui de son père divorcé. « J’ai les moyens de louer mon propre studio dans un autre quartier, mais c’est encore très mal vu d’être une femme vivant seule, même à Abidjan », confie-t-elle.

Mariam est musulmane, comme près de la moitié de la population ivoirienne. La plupart de ses petits amis étaient d’une autre confession, mais elle ne pourrait jamais aller jusqu’à les épouser, même si l’idée lui a déjà traversé l’esprit. « Mes parents ne me laisseront pas me marier avec un non-musulman. Et, quand on y réfléchit, partager la même religion permet de régler plus facilement les problèmes entre les familles », affirme-t-elle, résolue.

« Je suis jolie, indépendante, j’ai ma voiture… Je n’ai pas besoin de vivre aux crochets de quelqu’un, mais ça effraie les hommes. »

A 31 ans, elle souffre de la pression de ses parents qui la poussent au mariage, après l’avoir encouragée à aller loin dans ses études. Aujourd’hui responsable des relations publiques d’un site de vente et location immobilières, elle fait au bureau des journées de douze heures au minimum, pour enchaîner le soir sur la gestion de la communauté Facebook Nappys de Babi, créée en 2011, – qui regroupe près de 8 000 membres – consacrée à l’entretien des cheveux crépus. Cette activité l’a rendue célèbre en Côte d’Ivoire, la propulsant au rang d’égérie de la dernière collection d’une grande marque de pagnes, mais Mariam préfère se cacher derrière son écran d’ordinateur plutôt que de sortir dans les bars. « Je suis jolie, indépendante, j’ai ma voiture… Tout le monde pense que ça devrait m’ouvrir des portes car je n’ai pas besoin de vivre aux crochets de quelqu’un, mais c’est tout le contraire, ça effraie les hommes », s’agace Mariam, qui refuse de se définir comme une féministe.

 Le 9 janvier 2015, Mariam face à son propre portrait sur la page Facebook du groupe Nappys de Babi, qu’elle administre. Elle travaille par ailleurs dans le secteur immobilier.
 Mariam prône plutôt la diplomatie pour doucement progresser vers une égalité hommes-femmes, un concept qu’elle a pourtant du mal à imaginer dans les sociétés africaines. « On n’a pas besoin de revendiquer un statut de femme forte pour s’imposer, il faut juste montrer qu’on est compétente », conclut-elle, pragmatique.

Le « 2e bureau » des maris infidèles

Abdallah Djiguiba Cissé, l’imam de l’une des plus grandes mosquées d’Abidjan, reçoit beaucoup de femmes comme elle. Des musulmanes éduquées et désespérément seules. « Elles ont avant tout un besoin de maternité, explique celui qui s’est fait connaître en Côte d’Ivoire en militant contre les violences faites aux femmes. Elles me demandent de les aider à trouver un mari pour apporter un cadre moral à une grossesse, parce qu’elles savent qu’elles seront la risée de tous si elles font un enfant seules. »

La société ivoirienne « attribue sa valeur à une femme par rapport à sa capacité à se marier », analyse l’imam Cissé.

L’imam Cissé se réjouit que de plus en plus d’Ivoiriennes fassent de longues études, il a d’ailleurs insisté auprès de sa fille pour qu’elle termine son master avant de se marier. Mais avec le temps, il en vient à conseiller aux étudiantes amoureuses d’au moins se fiancer, pour ne pas « rater le coche » une fois diplômées. « Le problème, c’est que plus longues sont leurs études, plus hautes sont leurs aspirations. Mais les hommes qu’elles rencontrent et qui ont de bonnes situations sont le plus souvent déjà mariés. Elles deviennent alors leur maîtresse », regrette-t-il. Le divorce est pourtant une pratique courante et relativement bien acceptée, mais de nombreux Ivoiriens préfèrent intégrer dans leur quotidien ce qu’ils définissent prosaïquement comme leur « 2e bureau » : ils ­sortent avec leur maîtresse, pendant que leur épouse s’occupe du foyer . Une infidélité acceptée par la communauté ; l’expression est même entrée dans le langage courant.

L’imam Cissé a bien conscience des ravages de cette polygamie silencieuse sur ces femmes. Dans une société qui « attribue sa valeur à une femme par rapport à sa capacité à se marier », le religieux met les pieds dans le plat en proposant d’ouvrir le débat sur la polygamie, interdite en Côte d’Ivoire. « Il faut bien sûr que cela reste le choix de la femme, mais je pense qu’on doit être courageux et ne plus se voiler la face. » Une position qui peut surprendre chez celui qui milite depuis de nombreuses années pour la parité, mais il préfère une reconnaissance officielle de ces femmes à l’inconfort de l’illégitimité.

Le 9 janvier 2015, Mariam dans la rue de son immeuble à Yopougon, dans le district d’Abidjan. Elle rentre de la prière du vendredi à la mosquée.
L’envie de maternité

Félicité, 37 ans, a, elle aussi, enchaîné les déceptions sentimentales avec les hommes de son âge. « Dès qu’un garçon entrait chez moi, il cessait subitement de me draguer et je ne comprenais pas pourquoi, se remémore-t-elle en riant. Un jour, un d’eux m’a avoué qu’après avoir vu que j’avais pu meubler moi-même mon appartement, il n’aurait jamais les moyens de m’offrir quoi que ce soit à la hauteur, donc que je n’aurais aucune raison de lui accorder mon ­respect. »

Mais quand elle était âgée de 32 ans, cette ­titulaire d’un ­master en droit très impliquée dans les droits de l’homme a rencontré Valentin (le prénom a été changé). Alors qu’elle avait commencé à se résigner, elle s’est enfin sentie l’égale de cet homme plus âgé. « Il réunissait tout ce que je cherchais chez un homme. Il me dévorait des yeux, il m’encourageait à multiplier les formations professionnelles, il était attentionné au point de m’accompagner dans la cuisine quand je préparais à manger ! », s’étonne encore Félicité.

« Enfanter est une évidence pour tous. Avec ou sans mari, tu dois perpétuer ton clan. »

Valentin est marié, mais elle affirme que sa situation ne la dérangeait pas. « J’avais connu la vie de couple quand j’étais étudiante et j’en étais saturée, son statut ne m’intéressait pas beaucoup. » Car, plus encore que le mariage, c’est la maternité qui occupait son esprit. « En Côte d’Ivoire, on te renvoie sans cesse à ton statut de non-mère, parce qu’enfanter est une évidence pour tous. Avec ou sans mari, tu dois perpétuer ton clan. La preuve, quand j’ai accouché, personne ne m’a interrogée sur le père. » Aujourd’hui heureuse maman d’un petit garçon de bientôt 1 an, Félicité commence à prendre de la distance avec le père de son fils. « Quand un couple n’est pas marié, la tradition veut que le papa vienne revendiquer la grossesse devant les parents de la mère. C’est comme si sa communauté reconnaissait l’enfant, l’acceptait. Mais il ne l’a jamais fait… »

Refusant de se laisser abattre, elle vient de s’inscrire sur un site international de rencontres catholique. « Je désespère de trouver un Ivoirien capable d’être fidèle et qui accepte mon indépendance. Au moins, s’il est catholique, on est sûrs de partager une base commune. » Si sa mère l’aide en gardant son fils quand elle est au bureau et s’abstient de tout reproche, Félicité sait bien que sa famille proche vit mal cette situation. « Pour eux, c’est une blessure profonde de me voir mère célibataire. Mais pour mon père, la réussite professionnelle reste malgré tout le plus important. »

En revanche, ce choix de vie creuse l’écart avec ses amies d’enfance. « Toutes sont mariées. Si elles se réjouissent de l’arrivée d’un enfant qui représente un plus pour la communauté, celles qui sont heureuses en ménage désapprouvent ma situation, explique-t-elle. Les autres envient mon ­autonomie financière, car elles souffrent de ne pas être considérées dans leur foyer, de ne pas être consultées sur des ­questions essentielles, comme l’éducation des enfants ou le quartier de résidence. »

« La plupart des hommes ont au moins une ­maîtresse. Tout le monde le sait, mais les femmes mariées nous regardent comme si elles avaient gagné au concours de la meilleure moralité. »

Même si c’est difficile à vivre, ­Félicité assume son parcours, et s’agace de l’hypocrisie de la société ivoirienne. La jeune femme voudrait que la question de la famille soit ­discutée à l’Assemblée nationale, « au moins pour que les nombreux enfants nés de ces unions illégitimes puissent être reconnus légalement ». Pas sûr que les conjointes acceptent de voir leur statut potentiellement remis en cause. En 2012 déjà, beaucoup ont vivement protesté lors de l’adoption d’une loi instaurant l’égalité au sein des couples mariés, qui impose une gestion commune des affaires familiales, d’un point de vue financier notamment. Ces femmes élevées dans l’idée qu’elles seraient entretenues par leur époux ont mal supporté qu’on leur demande de contribuer à la vie de la famille. « On nous a éduquées pour être soumises et dépendantes », constate, consternée, la ministre Constance Toma’m Yaï, qui rappelle le rôle indispensable du politique pour faire évoluer les mentalités et encourager l’éducation et l’autonomisation des jeunes femmes.

Le 9 janvier 2015, à Yopougon, dans le district d’Abidjan, Mariam se préparant pour un rendez-vous.
La route en solitaire

En attendant une évolution sociétale sans doute lointaine, Amie, Mariam et Félicité se consolent en s’investissant dans un métier qui les passionne. En plus de son travail à plein temps, Amie a également lancé un site il y a quatre ans avec Edith, elle aussi mère active et célibataire. « On a créé Ayana parce qu’on ne se retrouvait pas dans les magazines français comme Elle, Vogue ou Cosmo, explique-t-elle. On avait besoin de conseils et d’informations qui correspondent à notre réalité et on a voulu le partager avec toutes les Africaines de notre génération. » Très attentive à son style, consciente de son sex-appeal mais pas toujours à l’aise avec l’image que cela renvoie d’elle, la jeune femme est un tourbillon qui happe le regard des hommes dès qu’elle entre dans une pièce. Mais elle n’accorde pas une seconde d’attention à ces dragueurs souvent mariés qu’elle connaît si bien. « Ils veulent une femme béni-oui-oui à la maison et une maîtresse indépendante. » Mais rien à faire, elle refuse d’appartenir à l’une de ces catégories…

Joana Choumali pour M le magazine du Monde

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