Ekpevia

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Je reviens aux cailloux et aux pierres …Rassurez-vous, il ne s’agit pas de pierres tombales. Et pourtant, à y regarder de près, et aussi à y réfléchir…Seulement, je ne veux pas imposer ce genre de réflexion à qui que ce soit. Et surtout je ne veux faire peur à personne. Mais voyons la situation en face. Il ne s’agit pas non plus de pierres, comme celles que  lançaient les enfants dont certains avaient moins de 12 ans dans les années 90, ces enfants constitués en armée de pierres, dite Ekpemog, qui allaient à la rencontre de la soldatesque du régime, pierres en main donc, front endurci plongé avec arrogance dans les rayons du soleil, poitrine soulevée  souvent nue, ruisselant de sueur et qui chantaient ce chant de bataille :

Mia ŋtɔe le sa miabe ku…

Ne wo vaa woa wo la da tu

Mia mi la da kpe

Mia ŋtɔe le sa mia be ku

(Nous nous vendons nous-mêmes à la mort

S’ils viennent, ils tireront des coups de fusil

Et nous lancerons des pierres

Nous nous vendons nous-mêmes à la mort).

Et pourquoi ces gamins iraient-ils ainsi devant la mort à votre avis? Pour de l’argent, encore appelé ekpevia ou pour ce à quoi ils croient : la fin d’un régime qui supprime les libertés, qui les massacre, eux-mêmes et leurs parents et leur obscurcit l’avenir?

Cependant, je ne veux pas parler de ces pierres échangées contre des balles réelles de l’armée et de la police togolaises. Et surtout, j’aimerais que l’on  n’entende plus dans nos rues et sur nos places, ce chant de bataille qui rythmait la marche vers la mort de ces martyrs juvéniles, les gestes, la geste héroïque de ces enfants. Ce chant qui nous donnait, à nous les adultes habitués à la lâcheté, réfugiés sous le manteau confortable de la peur et de la honte de nous-mêmes, non pas la leçon, mais au moins le frisson, tandis que ces enfants, montés par dizaines dans de vieux camions  de transport de sable, les pieds fermes sur des tas de pierres, de gravats, de briques de toutes sortes, allaient à la rencontre avec la Mort qui venait en face sur les chars de l’armée. Mort brutale, sauvage,  laide, allégorie d’un système aveugle, sans visage humain, infirme sous plusieurs aspects. Aveugle parce que sans vision de l’avenir. On ne tue pas des enfants quand on a une telle vision.  Non! Que l’on taise ce chant dans lequel transparaissait en sourdine le murmure honteux de la résignation dans laquelle étaient enfermés les adultes pendant plusieurs décennies.

Je ne veux pas non plus parler des cailloux et des pierres que nos dirigeants de l’opposition jetaient régulièrement et jettent encore dans le fleuve ou dans la mer, accompagnés ou non de leurs militants et sympathisants. (Je disais que c’était peut-être là une pratique magique qui aurait ses effets le moment venu, sinon, ils seraient simplement traités de fous. Ou de crétins. Nous verrons ce qu’il en est réellement).

Je parle des pierres que le sens commun nomme en mina ekpevia ( la petite pierre ) ou encore ekpevi đunu ( la petite pierre qui permet de manger ). Lorsqu’on en a suffisamment, en sorte que l’on puisse y plonger et remuer la main dans tous les sens et l’entendre bien sonner, sonner de manière à nous assourdir, à nous faire perdre la raison, à nous détourner de notre chemin, sonner avec vanité pour montrer aux autres qu’on en a réellement, on dit djoboku ! C’est impressionnant non ? Je donne cette dernière précision parce que ceux qui, avidement, désirent avoir ces pierres-là, ceux qui sont obsédés par l’idée d’en amasser le maximum, ceux qui s’enfièvrent à leur vue, sont éblouis, deviennent aveugles et sourds, ceux-là ne pensent pas aux petites pierres pour le repas de chaque jour et pour le toit, mais au djoboku ! J’ai entendu aussi quelqu’un l’appeler, dans une langue pseudo européenne ou pseudo slave, ou simplement akpogbe, gnomoski. Quand on possède cette quantité-là de pierres, ce n’est pas seulement la main que l’on y plonge, mais le corps tout entier, que dis-je ?le corps, non l’être tout entier, corps, âme et esprit qui y plonge, qui y nage : gnɔmɔ !( l’onomatopée fait partie de nos usuelles figures de rhétorique ).Voici un nouveau slogan pour ceux que cela intéresse :« Gnɔmɔ, c’est beau!»

Donc, corps, âme et esprit dans le « gnomoski », voilà notre ambition, notre profession de foi, notre paradis et, nous n’en sommes pas tous conscients, notre pierre tombale. Au moins, les enfants de l’ekpemog étaient conscients que c’étaient eux-mêmes qu’ils vendaient à la mort. Nos adultes eux, ne sont peut-être jamais conscients qu’en plongeant la main dans le djoboku et en plongeant eux-mêmes dans le gnomoski, ils se vendent à la mort. Quelle mort ?

Je vous ai dit dans mon dernier article que Bawara, représentant du pouvoir aveugle conduit naturellement par plus aveugle que lui, savait sur quoi il avait posé le pied quand il proférait ses  propres incantations sous prétexte de railler les incantations de l’opposition. Que tout était calculé pour que le moment venu, les  pierres, djoboku soient lancées à toute volée, sous prétexte de caresser, d’apaiser,  mais en fait, blessent, tuent et ensevelissent ceux qui prétendaient combattre ce régime mais se contentaient de lancer leurs propres pierres  dans l’eau. Et le moment venu, epkevi đunu, djoboku, gnomoski, pleuvent de tous côtés sur  militants  et dirigeants  de partis dits de l’opposition. On a alors peut-être vu les effets de la pratique magique des dirigeants de l’opposition, rivaux, lançant leurs propres pierres dans le fleuve.  C’est à qui en lancerait le plus! S’ils ne faisaient pas ce geste, ils n’auraient pas les pierres du pouvoir. Quelles sont les dimensions et le poids de ces pierres ? Quel prétexte leur permet de les accepter ? Quel article de la Constitution évoque-t-on pour justifier cette pluie de pierres ? Si vous croyez que c’est ce genre de réflexion qui intéresse le régime aveugle, je dis bien aveugle quant à la vision de la nation, si vous croyez cela, vous êtes encore bien naïfs. La principale question est : le régime a-t-il atteint sa cible oui ou non ? On pourrait aussi se poser cette autre question : ceux qui sont atteints, sont-ils en train de mourir oui ou non ? Nous en avons connu d’autres !

Une chose est sûre : tombales ou pas, les pierres lancées par le pouvoir ont plus de prix aux yeux de ceux qui sont attirés ou atteints par elles que les petits cailloux des enfants qui offraient leur vie aux balles de la soldatesque, plus de prix que la vie de tous ceux qui sont tombés sous les balles, les bombardements, les coups de machettes, ou morts des suites de tortures et de mauvais traitements dans les prisons, les cellules de commissariats, de gendarmerie…, ceux qui y croupissent encore ce jour même. Et c’est pour cette raison que, oubliant tous ces drames, on se précipite et on se bouscule sur le beau boulevard qui mène aux élections législatives du 25 juillet 2013.

Sénouvo Agbota ZINSOU

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