« Pauvre Afrique! Je veux dire pauvre Haïti! C’est la même chose d’ailleurs. Là-bas la tribu, les langues, les fleuves, les castes, la forêt, village contre village, hameau contre hameau.
Ici, nègres, mulâtres, griffes, marabouts, que sais-je, le clan, la caste, la couleur, méfiance et concurrence, combats de coqs, de chiens pour l’os, combats de poux! »1
Le nationalisme étroit commence donc par le hameau et il n’est pas sûr qu’il évolue vraiment, même parvenu au stade du village, de la tribu, du fleuve.
Or, la pièce de Césaire commence par un combat de coqs, et ce n’est pas du tout gratuit.
« Autrefois, écrit-il, on appelait les coqs Tambour-Maître ou Becqueté-Zié, si vous voulez, le grand Tambourinaire et Arrache-lui-l’oeil. Maintenant, on leur donne des noms d’hommes politiques. Christophe par-ci, Pétion par-là…Mais quand on y réfléchit…mon Dieu! Ce n’est pas une mode plus absurde que d’autres ».2
Pas plus absurdes que d’autres, les mêmes combats d’hommes politiques, ou d’hommes tout court au nom de la politique ou soi-disant telle, ou encore d’hommes habités par un esprit étroit de nationalisme croyant participer à un débat politique n’a-t-il pas eu lieu et n’a-t-il pas lieu parmi nos contemporains, nos compatriotes ? Je veux parler des évènements comme l’élection présidentielle au Bénin. Il a suffi qu’un journaliste ose titrer à ce sujet, son article « Une belle leçon de démocratie », pour que les passions se déchaînent, que la fièvre nationaliste s’empare de certains de nos concitoyens. La température va encore s’élever de plusieurs degrés chez ces esprits étroits et chagrins, quand les résultats seront proclamés et que le vaincu aura félicité le vainqueur, comme cela se fait dans les démocraties avancées, privilégiant la paix pour tous les citoyens sur les tumultes et à l’instabilité connus par le passé dans ce pays. Par rapport à ces changements objectifs autour de nous, quelle attitude adopter? Faut-il applaudir de loin? Faut-il conclure qu’il s’agit d’un mouvement irréversible à suivre? Faut-il craindre d’y être bon gré, mal gré, entraîné? Ou au contraire faut-il obstinément fermer les yeux et les oreilles, enfoncer la tête dans ses propres sophismes que j’ai appelés dans mon article précédent « ame kuku katãbui » (parapluies de morts), parce que au moins, on est sûr que, même s’ils sont fragiles et donc peu résistants au temps, ces champignons que l’on considère comme des abris, nous protègent pour un temps. Nous voudrions bien que ce soit pour toujours, que leur déploiement nous empêche de regarder et d’entendre ce qui se fait tout autour de nous, de manière à ne jamais être tentés d’imiter le mouvement que nous serions contraints d’observer. Nous avons notre raisonnement tout fait. Oui, raisonnement, nous voulons que le monde entier l’appelle ainsi : « Le Togo n’est pas le Bénin, le Bénin n’est pas le Togo », « Le peuple togolais est bien différent du peuple burkinabé ». « Le Togo a sa propre histoire »« Le Togo a déjà fait sa révolution ». « Le Togo est le premier à avoir fait sa révolution dans la sous région »…Les aphorismes, les sentences et autres affirmations péremptoires ont parfois quelque chose de beau quand ils sont la déduction d’une délibération, d’une réflexion originale et profonde. Mais, comme nous ne nous gênons guère de répéter ce qui relève de la pensée commune, ce que plusieurs ont plusieurs fois ressassé avant nous…eh bien, notre raisonnement est solide. Solide comme les parapluies de morts! Ou comme des paroles mortes, « nya kuku », dirait-on en ewe-mina. Fantômes de discours ?
Jamais ne nous demandez sur quel terreau poussent si allègrement, florissants, nos champignons. N’allez pas dire que c’est sur le terreau, entre autres poussières de nos absurdités, des slogans et chansons d’animation depuis plus de cinquante ans : « RPT a nye xa nyuieđe !… Togo azũ gbãto le Afrika duawo me »( Le RPT est un bon parti…le Togo sera le premier parmi les pays africains ). A l’époque où on chantait et on dansait cela au Togo et où, par un drôle de parallélisme on faisait le « Socialisme scientifique » en République Populaire du Bénin, supposons que Eyadema et Kérékou aient eu à s’affronter ( ce n’est pas tout à fait de la fiction, puisque souvent, les deux hommes étaient réellement descendus dans l’arène), représentés dans un combat de coqs sur le fleuve Mono dans une pirogue, l’un ( des deux coqs, s’entend) s’appelant Étienne et l’autre Matthieu, et que leurs supporters les encouragent, massés de part et d’autre du fleuve « dans une atmosphère passionnée et surchauffée », dans une adaptation de la pièce :
Une voix passionnée : Allez, Étienne !
Deuxième voix, non moins passionnée: Matthieu tiens bon! Matthieu, tiens bon… »3
Et nous prolongeons un peu les répliques de Césaire, pour prolonger un peu aussi notre plaisir de rire :
Une voix : Écrase-lui les couilles, Étienne !
Une autre voix : Tords-lui le cou, Matthieu !
Une voix : Pousse-le dans l’eau, Etienne ! Qu’il se noie et qu’on n’entente plus son cocorico !
Une autre voix : Achève-le, Matthieu ! Ainsi, il n’ira plus nulle part fanfaronner comme un éléphant !
Cela se passerait ainsi, peut-être du matin jusqu’au soir, ou même des jours, des nuits, des semaines en caquetant héroïquement, puis le combat s’arrêterait, les deux combattants iraient se gaver de leurs grains de maïs ou de mil, alors que les supporters d’un camp comme de l’autre, tous parents, cousins, oncles, neveux, tantes, cousines, frères et sœurs, tous aussi pauvres les uns que les autres, aussi affamés les uns que les autres, retourneraient dans la misère de leurs cases délabrées, sans maïs, sans mil, sans gari…sans même une calebasse de vin de palme ou de tchoukoutou pour oublier qu’ils avaient faim avant d’assister au combat et qu’ils ont toujours faim. Et ce n’est pas au prochain combat que l’on penserait un peu à leurs sorts qui ne sont pas différents, de quelque côté du fleuve que l’on se trouve. Alors, que signifierait l’aphorisme « Le Togo n’est pas le Bénin et le Bénin n’est pas le Togo »? On pourrait le multiplier à l’infini. Ce n’est pas la répétition qui changerait quoi que ce soit au sort du Béninois sans un grain de maïs, ni au sort du Togolais sans une poignée de gari.
Ce genre de combat, on l’a eu (du moins on a failli l’avoir) au lendemain de nos indépendances entre le Togo et le Ghana, là, au moins pour une cause qui pourrait se justifier : la réunification des deux Togo anciennement français et britannique pour que le pays retrouve ses dimensions, telles qu’elles étaient pendant la colonisation allemande. Les Togolais avaient manifesté (moi-même, alors adolescent je participais à ces manifestations) ; il y avait un chantre populaire, nommé Alofa, qui avait transformé cette cause en objet artistique par sa chanson :
« Kwuame Nkrumah, ma va Togo o
Ne gloa Afloa ko wa nō
A gblō nya đođa mi… »
(Kwuame Nkrumah ne viendra pas au Togo
Il ne pourra que rester à Aflao
Pour nous envoyer son message)
Évidemment, il aurait été plus rationnel que Kwuame Nkrumah et Sylvanus Olympio, deux hommes remarquables, par ailleurs deux grands visionnaires du panafricanisme, se fussent assis pour discuter et délivrer leur message l’un à l’autre, plutôt que d’envoyer des foules dont des enfants et des adolescents qui ne comprenaient pas vraiment le fond du problème, manifester ou de laisser à un chantre le soin de s’emparer de la chose pour en faire la plus belle chanson de sa carrière qui ne peut pas dépasser le stade d’art pour atteindre celui de la réflexion sur ce que signifient les frontières en Afrique.
Mais, je comprends moins bien le combat des coqs nommés Étienne et Matthieu, rien que pour séduire leur basse-cour respective.
Ce que je ne comprends pas du tout, là, pas du tout, c’est les combats de poux, dont parle Césaire. Je veux dire leur raison d’être. Et dire qu’il y en a qui s’y adonnent allègrement tous les jours, et voudraient nous y entraîner, sous le prétexte de « nationalisme »! Nous ne sommes pas tous des poux ! Que dire donc à ces poux qui s’irritent, sautillent, s’agitent, rougissent, provoquent, attaquent… ?RIEN.
Et je laisse aussi les chiens à leur combat pour l’os. J’ai juste vécu une expérience que je voudrais partager avec le lecteur pour que nous en tirions tous une leçon. Il existe dans mon quartier ou j’habite actuellement un chien, un grand berger allemand bien haut et tout noir. Quand j’avais emménagé dans le quartier, chaque fois qu’il me voyait passer devant la porte de ses maîtres, il aboyait de manière à m’effrayer, courait dans tous les sens, faisant des va-et-vient tout le long de la haie vive de la maison, jappait, râlait, bavait…Peut-être qu’il ressentait mon existence comme une grande menace pour lui-même et pour ses maîtres. Peut-être était-il décidé à me mordre si je franchissais la haie vive clôturant « sa maison » qu’il gardait jalousement. Ou simplement déterminé à défendre l’os que lui jettent ses maîtres pour le récompenser de son dévouement. Je passais, impavide, sur le trottoir. Il sautait, bondissait. Mais, de la même manière que dans ma tête je savais et me disais qu’il ne sauterait jamais par-dessus la clôture pour me mordre, de la même manière, il savait lui aussi où se trouvaient les limites de sa gesticulation.
Ce genre de scènes dura bien des semaines, ou des mois, je ne sais plus. Puis, il avait cessé d’aboyer en me voyant. Depuis lors, il reste calme où il est, il est devenu sage. Voyez-vous, les animaux peuvent être plus sages que certains hommes, des chiens contrôler un peu leur réflexe pavlovien. Dans ma tête, j’ai commencé à l’appeler le « Chien Ami ». Peut-être, sans pouvoir me le dire, il m’appelle aussi désormais le « Monsieur Ami ». Je l’ai adopté. Il m’a adopté.
Ces hommes, de l’autre côté de la frontière, avec qui nous croyons ne rien avoir de commun, qui doivent rester chez eux et nous aussi chez nous, à qui nous cherchons à montrer que nous sommes meilleurs qu’eux, qu’ils n’ont rien à nous apprendre, qu’ils ne peuvent pas nous influencer en quoi que ce soit( rappelez-vous celui qui a proclamé fièrement et gaillardement : « moi je n’aime pas le suivisme »),…peut-être à la réflexion, comprendrions-nous un jour que nous pouvons apprendre quelque chose d’eux. Tout comme eux aussi de nous. Et alors, on sera amis. Mieux encore, désormais délivrés du réflexe pavlovien qu’est le nationalisme étroit, frères
Sénouvo Agbota ZINSOU
1Aimé Césaire, La tragédie du Roi Christophe, éd. Présence Africaine 1963, Acte 1, scène 6,
2Ibidem, Prologue
3ibidem
{fcomment}