Cameroun: Comment Félix Moumié a été empoisonné par les services secrets français

0

Pour éliminer Moumié, il est prévu de verser du thallium dans son Ricard, son apéritif habituel

Liquider Moumié ! Dans les premiers mois de 1960, l’idée fait son chemin à l’Elysée. Cette année est celle des indépendances simultanées de toutes les colonies africaines de la France. Et aussi de la sécurisation des régimes « amis de la France ».

Paris soutient l’installation du président Amadou Ahidjo en mai au Cameroun, tandis que la rébellion UPC d’un militant anticolonialiste, Felix Moumié, se développe dans le Sud (pays Bassa et Bamiléké notamment). L’année 1960 est politiquement stratégique pour consolider le « pré carré » français au Cameroun, pivot entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale. Le calendrier prévoyant le retrait des troupes françaises à la fin de l’année, une importante opération militaire est amorcée dès janvier.

Finalement, pour porter un coup fatal à l’UPC, l’élimination de Felix Moumié est décidée et validée au plus haut sommet de la République, sous l’égide notamment de Jacques Foccart. Les méthodes de la crise algérienne s’exportent vers l’Afrique subsaharienne : doctrine de la guerre révolutionnaire… et assassinats ciblés.

L’opération est confiée au SDECE (services secrets), et plus précisément au service Action du colonel Roussillat. Depuis la fin des années 1950, souvent sous la couverture d’un groupe baptisé « La Main rouge », le SDECE est investi de ce type d’opérations autour des conflits coloniaux. L’affaire est confiée à « Grand Bill », de son vrai nom William Bechtel.

Ancien poilu de 14-18 devenu officier, vétéran des services spéciaux de la France libre (BCRA), volontaire pour l’Indochine, plusieurs fois médaillé et décoré de la Légion d’honneur, William Bechtel est officiellement à la retraite militaire en 1951. Mais on ne quitte jamais vraiment les « services », surtout dans les réseaux issus de la Seconde Guerre mondiale. Le SDECE découvre deux points faibles qui vont lui permettre d’approcher Félix Moumié.

«Grand Bill». Premièrement, en exil depuis 1955, il dirige l’UPC de l’extérieur, en véritable commis voyageur de la cause auprès des grandes capitales de la Tricontinentale (Egypte, Ghana, Guinée, Congo lumumbiste, etc.). A ce titre, il a besoin de la presse pour populariser son combat. Deuxièmement, il n’est pas insensible aux charmes féminins lors de ses séjours. Sur cette double base, « Grand Bill » échafaude un plan.

Il a déjà rodé avec le FLN une technique d’infiltration des milieux nationalistes dans les années 1950. Le temps presse, car en cette année 1960, Moumié redouble d’efforts dans son combat : il voyage entre Conakry, Accra et Léopoldville en quête d’alliés africains, plaide sa cause à l’ONU, est en relation avec des diplomates chinois, achète des armes pour les maquis et imprime des brochures depuis la Suisse…

Bechtel approche une première fois Moumié à Accra, capitale de la cause panafricaine, sous le faux nom de Claude Bonnet et sous l’étiquette de journaliste à Allpress, agence de presse suisse réputée relayer la cause anticoloniale. Un parent de Moumié fait les présentations à l’hôtel Ringsway à Accra. Une seconde rencontre a lieu quelques mois plus tard à Genève, au siège de l’agence, confirmant la crédibilité de « Grand Bill » aux yeux de Moumié, cette fois en compagnie de Jean-Martin Tchapchet, président de la section française de l’UPC.

Le principe d’un dîner est convenu pour le 15 octobre 1960 à Genève, au restaurant chic Le Plat d’argent : y sont conviés Félix Moumié, Jean-Martin Tchapchet, William Bechtel et Liliane F. Cette belle brune est « l’amie » de Moumié ; elle l’accompagne lors de ses séjours genevois. Le rôle de cette « call-girl » apparaît trouble dans l’affaire : proche du chef de l’UPC, elle est présumée être une honorable correspondante du SDECE.

Pour éliminer Moumié, il est prévu de verser du thallium dans son Ricard, son apéritif habituel. Aussi simple que redoutable. Inodore et sans saveur, le poison bien dosé ne doit pas agir avant 48 heures, c’est-à-dire ne pas tuer Moumié avant son retour à Conakry.

Un subterfuge est monté pour permettre à « Grand Bill » de verser le thallium dans le verre du leader camerounais : un complice doit appeler au téléphone le chef de l’UPC tandis que Bechtel présente une série de photos à Tchapchet pour détourner son attention. Mais de retour à table, Moumié se lance dans de grandes diatribes… et oublie de boire son Ricard.

Le repas défile et le verre empoisonné reste ignoré. Bechtel parvient à verser une seconde dose de thallium dans le vin de Moumié, qu’il finit par boire. Manifestement assoiffé, le chef de l’UPC avale aussi d’un trait son Ricard resté sur la table… ingurgitant une double dose mortelle de poison.

Étourderie professionnelle ou précipitation des événements : Bechtel aurait dû, une fois bu le verre de vin empoisonné, renverser « maladroitement » le verre de Ricard pour éviter toute complication et ne laisser aucune trace sur table. Dans des entretiens confidentiels, le général Grossin, patron du SDECE, confiait : « [..] La dose était trop forte […]. Bref, il aurait dû mourir en arrivant à Conakry le lendemain. Mais il est mort à Genève, d’où le scandale. »

Dans la nuit qui suit, Moumié sent les premières attaques du poison. Arrivé au petit matin dans une clinique genevoise, il gémit : « J’ai été empoisonné par mon pastis ! » Il décède le 3 novembre 1960, à la suite d’une agonie de plusieurs jours. Son corps est transporté à Conakry, à bord d’un avion spécialement affrété par Sékou Touré.

Très rapidement, le nom de Bechtel est livré à la police suisse, mais l’agent du SDECE a déjà disparu. Liliane F. aussi. Le domicile de l’espion à Chêne-Bourg est perquisitionné : des traces de thallium sont trouvées dans une des poches de ses vestons et des archives sont découvertes. Elles comportent des documents intéressant la surveillance ou des opérations relatives à des cadres du FLN et à des militants anticolonialistes, ainsi que le plan élaboré contre Félix Moumié. Le lien de Bechtel avec « La Main rouge », ainsi que sa connexion avec Charles Knecht, le chef de la police genevoise, sont mis au jour.

Le voile ayant été levé sur la véritable identité de « Grand Bill », un mandat d’arrêt international est délivré contre lui… Mais le SDECE fera rayer son nom des listes de personnes recherchées en France. Arrêté en Belgique en 1974 et extradé en Suisse, il est finalement libéré sous caution. En 1980, le tribunal de Genève rend un non-lieu. Entre-temps, l’amicale des anciens des services spéciaux de la France libre était prête à se mobiliser pour le sauver par tous les moyens.

Deltombe, Thomas, Domergue, Manuel et Tatsitsa, Jacob, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), Paris, La Découverte, 2011

Par Jean-Pierre Bat, Lopinion.fr

Jean-Pierre Bat

Lopinion.fr

Partager

Laisser une réponse