Bahreïn. Le savoir-faire français, au service de la répression

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Le fâcheux précédent tunisien, au cours duquel Michelle Alliot-Marie, alors chef de la diplomatie française, avait proposé au régime de Ben Ali le « savoir-faire » français, en matière de sécurité, pour mieux maîtriser les manifestants, semble se répéter, dans un autre pays: le royaume de Bahreïn.

C’est en tout cas ce que révèle Jean-Marc Manach, sur son blog Bug Brother du Monde.fr. D’après ce journaliste, des agents anti-émeute toxiques français permettraient aux forces de sécurité bahreïnies de réprimer les manifestants de ce minuscule royaume du Golfe.

Depuis deux ans jour pour jour, les protestataires manifestent au quotidien contre le pouvoir pour réclamer des élections libres et la fin des discriminations. Mais Manama a décidé d’employer la manière forte pour étouffer toute velléité démocratique. Sur les 87 morts recensés depuis février 2011, 43 seraient ainsi décédés des suites de leur exposition au gaz lacrymogène, dont deux – un jeune garçon de huit ans et un vieillard de 87 ans – encore récemment.

Des grenades lacrymogènes dans les maisons

« Des grenades lacrymogènes ont été directement tirées sur les contestataires, et jusqu’à l’intérieur de leur domicile », explique au Point.fr Reda al-Fardan, militant bahreïni du site bahrainwatch.org, qui a publié les photos de ces grenades. « Outre les projectiles américains et britanniques, nombre de cartouches grises et reconnaissables à leur tête rouge appartiennent à la même marque : le français Alsetex », ajoute-t-il. « Un grand nombre de grenades lacrymogènes françaises retrouvées place de la Perle (place centrale de Manama) », confirme au Point.fr Aymeric Elluin, responsable de la campagne « Armes et Impunité » chez Amnesty International. « Le problème est qu’elles sont mal utilisées par les forces de sécurité bahreïnies, de sorte qu’elles tuent autant que des armes à feu. »

Contactée par Le Point.fr, la marque française Alsetex, spécialiste de la « gestion démocratique des foules » et qui a depuis pris le soin de supprimer de son site internet les modèles incriminés, affirme être soumise à une obligation de confidentialité tout en précisant que toute exportation à l’étranger est soumise à une autorisation du gouvernement français. Du côté gouvernemental, on assure que, « suite à l’affaire tunisienne, l’exportation de l’ensemble des produits pour le maintien de l’ordre vers Bahreïn a cessé le 17 février 2011 », tout en rappelant que la France a été parmi les premiers pays à prendre cette mesure unilatérale.

L’aide de l’Arabie saoudite

Pourtant, d’après le militant bahreïni Reda al-Fardan, « des gaz lacrymogènes de marque Alsetex ont bel et bien été observés dans le pays jusqu’à mars 2012 ». « Si de telles cartouches françaises ont été retrouvées dans le royaume, il s’agit peut-être de stocks », indique-t-on à Paris. D’après le chercheur Jean-Paul Burdy, professeur d’histoire à l’Institut d’études politiques de Grenoble, ces cartouches françaises pourraient provenir de pays tiers comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, membres avec Manama du Conseil de coopération du Golfe.

Personne n’a oublié que le royaume avait fait appel à 1 000 soldats saoudiens et 500 émiratis pour lui venir en aide. « Nos exportations de matériel de maintien de l’ordre contiennent des clauses de non-réexportation, tout ne peut pas être contrôlé », admet-on de source gouvernementale. Mais la mouture 2012 du rapport annuel du Parlement français sur les exportations d’armes françaises relance la suspicion autour de nouvelles ventes françaises de gaz lacrymogène à Bahreïn après le 17 février 2011.

Exportations de matériel de guerre

D’après ce document, la France a obtenu en 2011 neuf autorisations d’exportation de matériel de guerre (AEMG) vers Bahreïn pour un montant d’environ 17 millions d’euros, dont 421 000 euros concernent des agents chimiques toxiques « antiémeute » de catégorie ML7. Pour Amnesty International, cette dernière classification peut correspondre à du gaz lacrymogène. Du côté gouvernemental, on assure au contraire qu’il s’agit « uniquement de matériel d’alerte biologique et de détection chimique ».

Le rapport 2012 fait également état de 16 millions d’euros d’AEMG de type ML4 (missiles, roquettes, bombes) et de 500 000 euros d’AEMG de classe ML5 (radar). « Il est problématique de vendre des armes à des régimes dictatoriaux dont on sait qu’ils répriment leurs manifestants », estime le député français Pouria Amirshahi, secrétaire de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale. À Paris, on rappelle qu’aucun embargo sur les ventes d’armes de guerre ne vise Bahreïn et que chaque matériel passe au préalable en « commission interministérielle des exportations des matériels de guerre ». « Le royaume n’est pas du tout dans le même registre qu’un pays comme la Syrie, souligne-t-on. On parle ici de maintien de l’ordre, pas de guerre civile. »

Guerre de faible intensité

« Bahreïn connaît depuis deux ans un état de guerre de faible intensité », estime pourtant le chercheur Jean-Paul Burdy. À en croire ce spécialiste du royaume, qui se rend régulièrement à Bahreïn, les forces de l’ordre agiraient par pure vengeance en ciblant délibérément l’intérieur des domiciles et voitures des opposants, faute de pouvoir contenir les manifestations quotidiennes qui se poursuivent.

Si l’ambassadeur de France pour les droits de l’homme, François Zimeray s’est déplacé en décembre dans la monarchie du Golfe pour lui rappeler qu’il ne faut pas incarcérer des militants pour des propos tenus sur Twitter, ni des médecins parce qu’ils avaient soigné des manifestants, l’ambassadeur de France en poste à Bahreïn, Christian Testot, a par la suite assuré le royaume que la coopération entre les deux alliés n’était pas remise en cause. Il ne faut pas oublier que le roi du Bahreïn a été reçu en catimini par François Hollande à l’Élysée en août dernier pour évoquer un renforcement de cette même coopération.

Trouble jeu de la France

« On ne comprend pas les signaux divergents successivement envoyés à Bahreïn par le gouvernement français, s’insurge le militant Reda al-Fardan. Ce qui est sûr, c’est que Manama n’a aucune raison de mettre fin à la répression lorsque le roi obtient du président français une telle légitimité internationale. » En août dernier, l’agence de presse officielle BNA annonçait que les domaines futurs de coopération entre les deux paystoucheraient la presse, la politique, l’éducation, la culture, la technologie et la défense.

« Défense ne veut pas dire maintien de l’ordre », insiste-t-on à l’Élysée. De son côté, le Quai d’Orsay indique qu’un haut comité de coordination s’est récemment réuni en séance de travail pour identifier les futurs domaines de collaboration. Le ministère des Affaires étrangères rappelle également qu’un accord de coopération militaire lie déjà les deux pays depuis 2009 dans le cadre des opérations de piraterie dans l’océan Indien, mais également de la formation de la garde royale bahreïnie. Celle-ci ne serait pourtant pas le seul corps armé qui bénéficie du « savoir-faire » français.

Un régime répressif depuis 2005

Comme Le Point.fr le révélait en février 2011, les forces antiémeute de Bahreïn, en action depuis le début du soulèvement, ont été formées par des policiers français issus des compagnies républicaines de sécurité (CRS), en vertu d’un accord de coopération en matière de sécurité intérieure signé en novembre 2007 à Paris. À la Direction générale de la police nationale, on assure que la dernière opération de gestion démocratique des foules à Barheïn date de 2008.

« C’est une opération intéressante, car elle privilégie l’emploi d’armes non létales, ce qui est un plus dans ces pays-là », indique une autre source proche du dossier. « Le royaume de Bahreïn est connu pour faire un usage excessif de la force depuis 2005 », rappelle pour sa part Aymeric Elluin, d’Amnesty International. « Et cela concerne à chaque fois l’usage de grenades lacrymogènes. »

Le Point, édité par : moqawama

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