Les cartes d’électeurs ne seront distribuées que du 7 au 25 octobre, jour du scrutin, c’est-à-dire à la hâte.
Mes chers compatriotes, peuple de Côte d’Ivoire,
À moins de 72 heures de l’ouverture de la campagne officielle pour l’élection présidentielle, j’observe que les conditions du scrutin transparent et équitable que j’appelais de mes vœux ne sont toujours pas réunies.
En dépit des mises en garde incessantes sur les risques que notre pays encourt, le pouvoir est resté sourd aux revendications démocratiques de notre peuple. Il refuse notre invitation pressante au dialogue et s’enferme dans ses certitudes, dans l’arrogance et dans l’autisme.
J’ai dit à maintes reprises que les conditions d’une élection préfigurent les problèmes qu’il y aura à résoudre. Ce scrutin présidentiel ne s’annonce ni ouvert ni régulier. Si nous n’y prenons garde, nous nous acheminerons vers une crise postélectorale de plus, une crise postélectorale de trop.
Les responsables politiques de ma génération ont bâti, aux côtés du père-fondateur de la Côte d’Ivoire moderne et sous son ombre tutélaire, le crédit de stabilité de notre pays. Le président Houphouët-Boigny a constamment montré parmi nous l’exemple d’un apôtre inlassable de la paix par le dialogue. Avec lui le PDCI-RDA, notre famille politique, a appris à apaiser nos concitoyens parfois habités par une révolte sourde, par une colère froide.
J’étais membre du gouvernement de la Côte d’Ivoire en 1999, lorsque notre incapacité au dialogue a débouché sur le premier coup de force de notre Histoire. La course au développement et au bien-être engagée par notre pays a été durablement freinée par la brutalité de l’irruption d’hommes armés sur notre scène politique. Quinze ans plus tard, nous n’en sommes toujours pas remis.
Ce coup d’arrêt avait été en partie causé par les conditions d’organisation du scrutin. Depuis lors, toutes les élections présidentielles se sont soldées par des contestations violentes. Le traumatisme et les commotions des dernières élections en date sont encore palpables. Les Ivoiriens n’accepteront pas, aujourd’hui plus qu’hier, des résultats préparés d’avance dans un scrutin arrangé, une élection de convenance.
Mes chers compatriotes, je ne prendrai pas le risque, devant l’Histoire, de me présenter pour légitimer le président sortant, dans un processus dont nous avons désormais toutes les preuves qu’il est complètement à sa main. Tous les actes sont signés par lui, avec lui et pour lui, dans son antichambre. De ce point de vue comme à de nombreux autres égards, notre pays avance à reculons. Nous faisons dangereusement marche arrière à toute vitesse.
Mes chers compatriotes, rien n’est fait pour aboutir concrètement à la normalisation proclamée. La participation au financement de campagne des candidats à la présidence de la République est en principe fixée par la loi. L’annonce faite par le gouvernement d’un « financement exceptionnel », à la discrétion du candidat président, souligne une fois de plus la patrimonialisation du bien public que je dénonce sans cesse.
Le soutien de l’État à l’expression pluraliste des opinions ne doit pas être présenté comme s’il s’agissait d’une aumône. Ce n’est pas le meilleur gage de respect des électeurs ni de construction démocratique. Je vais pour ma part restituer à l’État le chèque qu’il a émis au titre du Trésor public en guise de participation à mes frais de campagne.
Peuple de Côte d’Ivoire, je ne me rendrai pas complice d’une mascarade électorale que certains de nos amis ont le bien grand tort de considérer comme une élection de consolidation du pouvoir en place. Je refuse le rôle de figurant dans une élection où les jeux sont faits, sans se préoccuper de notre désir de paix, de vraie paix, de paix juste.
Mes chers compatriotes, je ne me porterai pas caution d’une combine électorale. Les artifices de la propagande d’État supportée par nos deniers publics ne suffiront pas à masquer la fracture béante qui divise notre société et nos forces armées.
Mes chers compatriotes, nous savons tous que la majorité des Ivoiriens ne se sent pas concernée par cette élection. Le nombre très faible de nouveaux inscrits, 367 609, dix fois moins important que les prévisions annoncées par les gouvernants avant la période d’enrôlement, se passe de commentaire. Il laisse toutefois présager une abstention massive.
Au surplus, tout semble mis en place pour un passage en force. Le nombre de lieux de votes, 10 335, et le nombre de bureaux de votes, 19 841, viennent seulement d’être fixés par décret du 29 septembre 2015. Les cartes d’électeurs ne seront distribuées que du 7 au 25 octobre, jour du scrutin, c’est-à-dire à la hâte. L’identification biométrique des votants vient d’être annoncée à la dernière minute, sans être encadrée par la loi électorale. Le fichier électoral lui-même n’a subi le moindre toilettage. Il n’existe aucune garantie d’accès équitable sur toute l’étendue du territoire, pour tous les candidats ou leurs représentants. Cette situation est hautement préoccupante.
Mes chers compatriotes, l’unique façon de renouer avec l’espérance démocratique est de garantir la lisibilité du scrutin en remettant à plat l’ensemble du processus, à commencer par la Commission Électorale et la sécurisation du scrutin. Or nous n’en prenons manifestement pas le chemin. Au contraire, nous avançons à marche forcée, vers le diktat de résultats imposés.
Mes chers compatriotes, en allant à votre rencontre, j’entendais votre aspiration à voir la situation changer, j’entendais votre appel au changement démocratique. Je ne peux ni les trahir ni les ignorer.
Mes chers compatriotes, en allant à votre rencontre, j’entendais exposer vos craintes, j’entendais formuler vos incertitudes, j’entendais exprimer vos doutes sur la fiabilité de l’élection à venir. Je partage votre méfiance. Elle se justifie un peu plus chaque jour. Je refuse pour la Côte d’Ivoire et pour le commis de l’État que je suis, de me conformer au rôle d’opposant choisi pour légitimer un processus dévoyé.
En conséquence, je suspends ma participation à l’élection présidentielle d’octobre 2015 et subordonne un éventuel maintien de ma candidature à la prise en compte effective des légitimes exigences démocratiques et républicaines du peuple ivoirien.
Que vive la Côte d’Ivoire, juste, pacifique, démocratique !
Amara ESSY
Le 6 octobre 2015
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