Albert Bourgi : « La CPI est influencée par les grandes puissances »

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Il suffit de prendre l’exemple de la République centrafricaine et de la Côte d’Ivoire. Dans le premier cas, la question ne s’est guère posée de savoir si la République centrafricaine avait ou non les moyens de juger Jean-Pierre Bemba, car l’objectif était d’ordre politique

Albert Bourgi est un ami de longue date de Laurent Gbagbo. Albert Bourgi est un ami de longue date de Laurent Gbagbo. Pour le Franco-Sénégalais Albert Bourgi, professeur des universités en droit public, l’action de la CPI est politisée.

Professeur émérite de droit public à l’université de Reims (nord-est de la France), Albert Bourgi est un homme de gauche, proche des partis socialistes sénégalais et français et ami de longue date de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo ainsi que du chef de l’État guinéen, Alpha Condé. Franco-Sénégalais, il est un expert de la politique africaine. Il s’est par ailleurs intéressé de près aux constitutions du continent, un sujet sur lequel il a notamment publié en 2002 « L’évolution du constitutionnalisme en Afrique : du formalisme à l’effectivité » dans la Revue française de droit constitutionnel.

Jeune Afrique : Que reprochez-vous à la Cour pénale internationale (CPI) ?

Albert Bourgi : Les reproches que l’on peut adresser à la CPI procèdent du constat de politisation de l’institution depuis l’entrée en vigueur du statut de Rome, en 2002. La Cour n’a pas répondu aux espoirs de ceux qui, dans les années 1990, – et j’en faisais partie – militaient pour la démocratie et la défense des droits de l’homme sur le continent. Ils voyaient dans l’avènement d’une juridiction pénale internationale le meilleur moyen de lutter contre l’impunité dont jouissaient certains pouvoirs autoritaires, en Afrique comme ailleurs dans le monde.

Or aujourd’hui, et les procédures en cours depuis quelques années en témoignent amplement, la CPI, tant dans son organisation que dans son fonctionnement, n’a plus que les apparences d’une institution judiciaire. Ce constat est largement partagé pas seulement en Afrique, mais aussi au sein de la communauté juridique internationale. Cette dernière avait déjà émis de sérieuses réserves lors de la signature, à Rome, en 1998, du traité portant création de la Cour pénale internationale, y compris sur son statut d’organe juridictionnel. Les attributions de l’organe éminemment politique qu’est l’Assemblée des États parties en matière de désignation du procureur de la Cour, de son adjoint, ainsi que des juges, confortent largement cette opinion. Depuis lors, et au regard des pratiques erratiques et discriminatoires de la Cour, les critiques se sont amplifiées.

Ces critiques proviennent surtout d’Afrique. Le continent aurait-il un problème avec la notion de justice internationale ?

Paradoxalement, les accusations de politisation portées contre la CPI et la critique de ses manquements aux principes d’indépendance et d’impartialité qui sous-tendent toute justice digne de ce nom avaient été soulevées, au moment de sa création, non pas par les États africains, mais par les grandes puissances, notamment les États-Unis. Qui n’a en mémoire l’empressement de la diplomatie américaine à faire signer, à travers le monde et en particulier en Afrique, des accords garantissant l’immunité juridictionnelle des citoyens américains afin d’éviter tout risque d’extradition vers La Haye ? La France elle-même avait marqué quelques hésitations, sans aller pour autant jusqu’à refuser d’adhérer à la CPI, comme l’ont fait les États-Unis, la Chine et la Russie.

À l’inverse de cette attitude de méfiance des grandes puissances qui, depuis, ont su faire un bon usage diplomatique et politique de l’institution en l’intégrant pleinement dans le système international qu’elles contrôlent et régulent, l’Afrique a très largement soutenu la création de la CPI. Au cours des années 1990, les ONG africaines de défense des droits de l’homme ont joué un grand rôle dans sa gestation, et le Sénégal, dirigé à l’époque par Abdou Diouf, a été le premier pays à ratifier le statut de Rome.

Autant dire qu’il n’y avait pas d’a priori de l’Afrique et des Africains à l’encontre de la CPI. La défiance actuelle du continent à l’égard de la Cour, illustrée par le refus solennel de l’Union africaine [UA] de coopérer avec elle « à l’arrestation et au transfert du président soudanais Omar el-Béchir », suspecté de crimes dans la guerre du Darfour, a pris depuis lors une dimension politique et diplomatique, susceptible à terme de saper l’autorité de la CPI.

Comment expliquez-vous que les neuf procédures en cours concernent toutes le continent ?

La réponse à cette question se trouve dans les dérives de la Cour, et dans l’usage politique et diplomatique que celle-ci a fait de sa mission de dire uniquement le droit et en toute indépendance. Ce constat saute aux yeux lorsqu’on observe de près les procédures en cours, toutes africaines, et les acrobaties juridiques auxquelles se livre le bureau du procureur pour dresser les dossiers d’accusation.

Même si les principales critiques adressées à la Cour renvoient surtout aux méthodes expéditives et cavalières auxquelles a eu trop longtemps recours l’ancien procureur, Luis Moreno-Ocampo, elles ont aussi mis en lumière le rôle décisif que jouent dans le fonctionnement de la Cour les grandes puissances, et parmi elles celles qui ne sont pas parties au statut de Rome.

Les procédures en cours devant la CPI, qu’il s’agisse des affaires portées devant elle par des États parties, de celles déférées par le Conseil de sécurité de l’ONU ou encore de celles qui font suite à une saisine par le procureur de la Cour de sa propre initiative, obéissent à un titre ou à un autre à des considérations politiques.

Celles-ci tirent leur inspiration des règles de fonctionnement d’une société internationale qui, depuis 1945, à travers les structures de l’ONU, consacre l’hégémonie des grandes puissances, notamment des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et plus particulièrement, lorsqu’il s’agit de l’Afrique, de ce qu’on appelle le P3, c’est-à-dire la France, le Royaume-Uni et les États-Unis. Ce sont eux qui détiennent le pouvoir de saisine dont dispose le Conseil de sécurité au titre de ses attributions en matière de maintien de la paix et d’action coercitive.

Parmi les trois modes de saisine de la Cour, c’est bien entendu celui reconnu au Conseil de sécurité qui prédomine. Par ailleurs, l’organe restreint de l’ONU peut, à tout moment et en se fondant sur la notion très ambiguë de « préservation de la paix et de la sécurité », demander au procureur de la CPI de suspendre, pour une période renouvelable de douze mois, les enquêtes et les poursuites menées dans une affaire dont la Cour est saisie.

Avez-vous des exemples précis de politi­sation de la CPI ?

Les prises de position du Conseil de sécurité orientent le plus souvent les enquêtes menées par le procureur. Cela s’est amplement vérifié en Côte d’Ivoire. À l’image de ce qui s’est passé pour la Libye et le Darfour, les résolutions du Conseil de sécurité sur la Côte d’Ivoire, notamment celle du 30 mars 2011 (résolution 1975), ont fait le lien entre l’usage de la force destiné à détruire les armes lourdes détenues par le camp Gbagbo et la protection des populations civiles. C’est à partir de cette interprétation partiale, éminemment politique, comme l’a montré la suite des événements, que le procureur Moreno-Ocampo a focalisé ses enquêtes sur la crise postélectorale, ignorant l’autorisation donnée par la chambre préliminaire de la CPI d’enquêter sur les crimes commis entre le 19 septembre 2002, date de déclenchement de la sanglante rébellion conduite par Guillaume Soro, et le 28 novembre 2010, début de la crise postélectorale.

C’est dire qu’en dehors des seules apparences qu’offre le déroulé des séances de la Cour, celle-ci donne l’image d’une justice politique dont l’une des vocations est d’agir en conformité avec la défense des intérêts des grandes puissances, qu’ils soient politiques, économiques ou stratégiques, et ceux de leur clientèle politique locale. La CPI fait ainsi figure de garde-fou pour les chefs d’État en place, leur permettant d’asseoir leur autorité et d’écarter les opposants grâce à la possibilité qu’ils ont, en tant que président d’un État partie au statut de Rome, de saisir la Cour.

C’est pour cette raison aussi que le président et le vice-président du Kenya ont pu éviter le sort qui les attendait s’ils n’étaient pas sortis vainqueurs de l’élection présidentielle, à savoir d’être traduits devant la CPI, ou à tout le moins d’être obligé de comparaître en ce qui concerne William Ruto.

Le départ des 34 pays africains parties au traité de Rome vous paraît-il envisageable et souhaitable ?

Ce départ n’est ni envisageable ni souhaitable. L’Afrique, pour peu qu’elle s’en donne les moyens et en exprime la volonté politique, est en mesure de changer le cours des choses à la CPI. Pour cela, il faudrait aussi qu’elle parle d’une seule voix, pas seulement le temps d’une session de l’UA, mais à travers des prises de position concrètes allant bien au-delà de la seule CPI.

L’inégalité de traitement entre l’Afrique et le reste du monde à la cour de La Haye, qui fait de plus en plus figure d’organe d’exécution du Conseil de sécurité de l’ONU, est malheureusement le reflet de la place a minima qu’occupe le continent sur la scène internationale et de sa faible représentation au sein des instances décisionnaires des grandes organisations comme l’ONU. L’UA est sans conteste une bonne tribune pour les revendications du continent, mais encore faudrait-il aussi qu’elle passe aux actes et fasse enfin valoir ses atouts politiques et économiques sur la scène internationale. On en est, hélas, encore loin.

Comment faire la part des choses entre les chefs d’État qui critiquent la CPI de bonne foi et ceux dont la motivation est d’organiser leur propre impunité ?

Ce clivage existe sans doute. Mais j’ai plutôt l’impression que la très grande majorité des chefs d’État du continent ressent la même indignation de voir que l’institution censée incarner la justice pénale internationale réserve jusqu’à présent ses poursuites et ses jugements aux seuls Africains. À croire que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le crime de génocide sont l’apanage de l’Afrique ! Qu’en est-il des violences commises ailleurs dans le monde, en Irak depuis 2003, en Afghanistan, en Tchétchénie, en Palestine, au Bangladesh, etc. ? L’activisme de la CPI en Afrique est d’autant plus insupportable que le continent est en pleine mutation et qu’il peut se donner les moyens de lutter contre l’impunité sur son sol, en érigeant par exemple une juridiction continentale ou des tribunaux régionaux qui sanctionneraient les crimes relevant aujourd’hui de la compétence de la CPI. L’idée est dans l’air et mériterait que l’UA s’en saisisse.

La CPI s’en tient officiellement à la règle de complémentarité, qui veut qu’elle n’intervienne que lorsque la justice ne peut s’exercer convenablement dans le pays concerné. Est-ce une bonne règle ? Vous paraît-elle respectée ?

Ce principe constitue le fondement de la Cour pénale internationale : cette dernière n’est censée intervenir que si les États normalement compétents pour juger les crimes ne peuvent pas ou ne veulent pas poursuivre, arrêter et juger leurs auteurs et complices.

Cette règle procède de la volonté des rédacteurs du statut de Rome de respecter la souveraineté des États. Mais son appréciation, aussi bien par la CPI que par les pays concernés, est à géométrie très variable. Elle dépend des circonstances et du contexte politique des États concernés, mais aussi des pressions que peuvent exercer des pays extérieurs au continent, comme ce fut le cas de la France en Côte d’Ivoire. Le principe de complémentarité est brandi dans un sens ou dans un autre selon les circonstances, selon qu’il sert ou non politiquement le pouvoir en place.

Il suffit de prendre l’exemple de la République centrafricaine et de la Côte d’Ivoire. Dans le premier cas, la question ne s’est guère posée de savoir si la République centrafricaine avait ou non les moyens de juger Jean-Pierre Bemba, car l’objectif était d’ordre politique, à savoir éloigner le plus vite et le plus loin possible celui qui était considéré comme le principal adversaire de Joseph Kabila en RD Congo. Quant à la Côte d’Ivoire, la question du transfèrement de Laurent Gbagbo à La Haye en 2011 ne s’est pas posée en termes de capacité ou non de la justice ivoirienne de le poursuivre et de le juger, mais a traduit la volonté commune des pouvoirs ivoirien et français de l’époque d’humilier et d’éloigner l’ancien président, histoire de faire place nette à Alassane Ouattara. Cela veut dire que la règle de complémentarité est en fin de compte laissée au bon vouloir politique des pouvoirs en place.

La CPI continue de demander le transfert des Ivoiriens Charles Blé Goudé et Simone Gbagbo, mais elle vient d’accepter que le Libyen Abdallah Senoussi soit jugé dans son pays. Quels commentaires vous inspire cette disparité ?

Dans ces trois cas, l’explication est à rechercher dans des raisons de politique intérieure, ainsi que dans les avantages et inconvénients que revêt pour les pouvoirs ivoirien et libyen la solution retenue.

Dans le cas de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara n’agit certainement pas par humanité en ne transférant pas deux des figures politiques les plus en vue sous Gbagbo, mais par calcul exclusivement politique. Sans doute a-t-il mesuré le risque d’être contraint, après un éventuel transfert de Simone Gbagbo et de Charles Blé Goudé, de faire de même pour d’autres personnes très proches de lui, et dont les mandats d’arrêt émis par la CPI sont toujours placés sous scellés.

Quant au cas de Senoussi, en Libye, il trouve son explication dans la fragilité de l’actuel régime libyen. La question qui se pose est en effet de savoir qui gouverne réellement ce pays.

François Soudan

Jeuneafrique.com  

 

 

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