C’est en effet pour résoudre le problème posé par la candidature de M. Ouattara que les protagonistes de la crise ivoirienne se sont retrouvés à Pretoria, à l’invitation de la médiation sud-africaine en avril 2005. Le point 14 de l’Accord de Pretoria indiquait que « les participants à la rencontre ont discuté de l’amendement de l’article 35 de la Constitution. Ayant écouté les points de vue des différents leaders ivoiriens, le médiateur s’est engagé à se prononcer sur ce sujet après avoir consulté le Président de l’Union Africaine, Son Excellence le Président Olusegun Obasanjo et le Secrétaire Général des Nations Unies, Son Excellence Kofi ANNAN. La décision issue de ces consultations sera communiquée aux leaders ivoiriens ». Le compromis intervenu entre les leaders ivoiriens et les représentants de la communauté internationale, a été suggéré au Président Laurent Gbagbo à travers une lettre du médiateur, le Président Thabo Mbéki, dans laquelle il décidait que « pour les élections présidentielles de 2005, le Conseil constitutionnel devrait accepter l’éligibilité des candidats proposés par leurs partis politiques signataires de l’accord de Linas-Marcoussis ». C’est ce compromis qui a exigé le recours à l’article 48 de la Constitution et qui a été formalisé par le Président Laurent Gbagbo dans sa décision n°2005-01/PR du 05 mai 2005 relative à la désignation à titre exceptionnel des candidats à l’élection présidentielle d’octobre 2005 et dont les termes se trouvaient dans le message du 26 avril 2005 qu’il avait adressé à la Nation et dans lequel il déclarait : « uniquement pour l’élection présidentielle d’octobre 2005, conformément à la lettre du Médiateur Sud-africain, les candidats présentés par les Partis politiques signataires de l’Accord de Marcoussis, sont éligibles. En conséquence, M. Alassane Dramane Ouattara, peut, s’il le désire, présenter sa candidature à l’élection présidentielle d’octobre 2005».
Apparemment, les différentes parties à l’Accord de Pretoria en ont été tellement satisfaites que, réunies par la suite le 29 juin 2005 encore à Pretoria, pour évaluer son application « elles ont reconnu que l’annonce faite par le Président de la République le 26 avril 2005 avait marqué un jalon significatif dans la création d’une atmosphère favorable à la tenue des élections. Les parties se sont engagées à tirer parti de cette réussite. S’il s’avérait nécessaire d’avoir de nouveau recours aux dispositions de l’Article 48 de la Constitution, il faudrait en discuter avec la Médiation et les autres signataires ».
L’élection présidentielle de 2005 a eu finalement lieu en octobre 2010. La candidature de M. Ouattara a été admise sur la base de cette décision présidentielle résultant du compromis de Pretoria. Pourquoi Ouattara ne veut plus respecter les termes de ce compromis, en annonçant déjà sa candidature pour la prochaine présidentielle, alors même que sa candidature n’avait été acceptée que pour une seule élection ? Pourquoi les termes du compromis, obtenus sous l’égide de la communauté internationale, semblent remis en cause sans aucune explication ?
On peut trouver un début d’explication dans la déclaration sur Radio France Internationale de Ahmadou Soumahoro le SG du Rassemblement des Républicains (RDR), dans laquelle il affirme que le projet de toilettage de la Constitution ivoirienne avant les présidentielles de 2015, devrait permettre d’écarter le risque d’inéligibilité de Ouattara.
Mais, si tant est que son analyse n’est pas dénuée de fondement, comment expliquer la fébrilité qui s’est emparée des militants du RDR depuis l’intervention de M. Pascal Affi N’guessan et les menaces de chienlit des membres du RDR (menaces d’interdiction des meetings de M. Pascal Affi N’guessan dans des circonscriptions de militants RDR, y compris par M. Adama Toungara ministre) ?
Quelques explications peuvent être données à ce qui ressemble à une peur panique.
Au plan juridique tout d’abord, les sauts d’obstacle sur la voie d’une (re)éligibilité de Ouattara ne manquent pas. Contrairement à ce que pense Ahmadou Soumahoro qui cache mal sa certitude d’une révision de la Constitution, parce que conforté par sa majorité taillée sur mesure au parlement, un référendum est nécessaire pour en modifier l’article 35. Les matières régies par cet article font partie de celles qui doivent être obligatoirement soumises au référendum aux termes de l’article 126 alinéa 2 de la Constitution : « Est obligatoirement soumis au référendum le projet ou la proposition de révision ayant pour objet l’élection du Président de la République, l’exercice du mandat présidentiel, la vacance de la Présidence de la République et la procédure de révision de la présente Constitution ». Or, l’article 35 traite non seulement du mandat présidentiel, mais aussi des conditions d’éligibilité à la Présidence de la République. A ce titre, la révision de l’article 35 doit être soumise au référendum.
Pour ce faire, les étapes suivantes doivent être suivies :
Etape 1 : le Président de la République ou le Président de l’Assemblée nationale peut décider de proposer la révision de la Constitution (article 124).
Etape 2 : l’Assemblée nationale doit prendre le texte en considération en l’adoptant à la majorité qualifiée de 2/3 (article 125).
Etape 3 : la révision de la Constitution doit être approuvée par référendum à la majorité absolue des suffrages exprimés (article 126).
Etape 4 : Le Président de la République intervient à la fin du processus pour promulguer « le texte portant révision constitutionnelle, approuvé par référendum » (article 126).
Si M. Ahmadou Soumahoro peut s’enorgueillir d’une majorité automatique à l’Assemblée nationale, ce n’est pas le cas d’un référendum dont le résultat ne peut être connu d’avance.
Mais, à supposer que la révision de l’article 35 de la Constitution est approuvée par voie référendaire, la question est de savoir si elle peut résoudre les problèmes de M. Ouattara. En effet, le texte de révision proposé par l’Accord de Linas-Marcoussis est ainsi libellé : « Le Président de la République … doit être exclusivement de nationalité ivoirienne né de père ou de mère Ivoirien d’origine ». Or, sur le fondement de la jurisprudence de la Cour suprême de Côte d’Ivoire, le problème de l’éligibilité de Ouattara pourrait demeurer si la disposition était approuvée telle quelle. Les deux arrêts rendus par la Cour suprême en 2000 sont assez significatifs à cet égard, notamment l’arrêt N° E 10.2000 qui avait décidé « que ALASSANE OUATTARA … ne remplit pas les conditions de l’article 71 du Code électoral qui dispose, entre autres, que le candidat à l’élection des Députés à l’Assemblée Nationale doit être Ivoirien de naissance, c’est-à-dire être né d’un parent au moins Ivoirien ». Est-ce parce que les concernés avaient compris cette contrainte que, comme le déclare le Président Laurent Gbagbo dans son discours à la Nation du 26 avril 2005, « ceux qui avaient demandé la modification de l’article 35 ne le réclament plus » ? Le « et » et le « ou » ne pouvant rendre éligible, y a – t – il une autre formule susceptible d’y parvenir ?
Pis, M. Ouattara ne peut plus recourir à l’article 48 pour prendre une décision comme celle que le Président Laurent Gbagbo a prise en 2005 pour le rendre éligible, parce que les conditions ne sont plus réunies. Le recours aux pouvoirs exceptionnels du Président de la République suppose une menace grave et immédiate sur les institutions de la République et une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels. Il convient d’ailleurs de rappeler que si, à l’époque, le Président Laurent Gbagbo a été obligé de recourir à l’article 48, en lieu et place de la révision constitutionnelle pour laquelle il avait déposé le texte à l’Assemblée nationale, c’est bien parce que le désarmement n’ayant pas eu lieu, le pays restant coupé en deux, il y avait atteinte à l’intégrité du territoire. Or l’article 127 de la Constitution dispose qu’« aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ».
Quant à l’explication d’ordre politique, elle réside dans la position du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Pdci). Récemment, le prof Niamkey-Koffi, porte-parole du Président Henri Konan Bédié, explicitant la pensée de son mentor, sur une éventuelle candidature unique dans le camp houphouétiste, indiquait que ce « projet … n’est pas dans l’absolu une mauvaise chose. Il indique que l’alternance au sein du RHDP est souhaitable et que cela peut se discuter entre partenaires » (Soir info du 3 janvier 2014). Et pour ceux qui s’interrogent sur la portée exacte de cette sortie, il peut leur être rappelé ce passage de l’allocution de Bédié lors de l’ouverture du 12e congrès du PDCI, en octobre 2013 : « A la suite du premier tour de l’élection présidentielle de 2010, il est bon de rappeler que le rang que j’ai occupé n’était pas le mien! Malgré la mauvaise organisation de la direction de ma campagne, j’ai pu noter, preuve à l’appui, que j’avais été spolié d’au moins six cent mille voix et j’en ai informé différentes chancelleries, y compris l’ONUCI… ». Qui donc a profité de cette spoliation et pris la place du Président Henri Konan Bédié au deuxième tour de l’élection présidentielle en 2010 et qui devrait s’en souvenir au moment d’une nouvelle distribution des cartes ? Est-ce cette nouvelle posture du Pdci que M. Kouadio Konan Bertin (KKB) a essayé de traduire récemment, revigoré par sa rencontre récente à Daoukro avec le Président de son parti, l’adversaire d’un congrès ? « La grande bataille qui nous attend est la reconquête du pouvoir en 2015 et pas après. Le Pdci aura bel et bien son candidat, n’en déplaise à certains. Vous pouvez le revendiquer avec fierté parce qu’à côté de nous, les choses se sont passées autrement. Et, ce que je peux vous dire ce soir, c’est que nous serons les gardiens vigilants de cette résolution pour que le Pdci-Rda reste le Pdci », a-t-il déclaré (Soir info du 17 janvier 2014).
En réalité, si les militants du RDR ont des inquiétudes, elles proviennent plus des conséquences de cette prise de conscience et de cette détermination au niveau du Pdci. Les attaques contre M. Pascal Affi N’guessan, le Président du FPI, ne sont qu’un paravent pour mieux cacher la peur de voir le PDCI s’arc-bouter sur un juste retour des choses. Du reste, outre cette frustration de la présidentielle de 2010 de M. Henri Konan Bédié dont les chancelleries sont informées et qui a permis d’apprécier l’esprit de sacrifice du sphinx de Daoukro, Ouattara a déçu ses parrains. Sa gouvernance exécrable a étonné le monde entier. Sa politique de rattrapage qui a approfondi la fracture sociale en Côte d’Ivoire, son manque d’autorité à l’égard des troupes armées qui l’ont porté au pouvoir qui explique l’instauration d’une « justice des vainqueurs » et en partie l’insécurité, sa conception anachronique de la démocratie et des droits de l’homme… Bref, L’échéance électorale de 2015 n’est pas un sujet de préoccupation seulement au bord de la lagune ébrié. Au bord de la seine et au pied de la statue de la liberté, où les parrains ne finissent pas de s’en vouloir pour cette erreur de casting, cette inéligibilité pourrait donc être une aubaine pour redistribuer les cartes et tourner définitivement la page de ce débat nauséabond sur le sort d’un individu.
En tout état de cause, que ce soit pour le référendum ou l’élection présidentielle de 2015, les acteurs politiques doivent se retrouver pour résoudre un certain nombre de problèmes. Le premier est la sécurité des élections par une armée républicaine. La dernière élection présidentielle de 2010 avait été justement faussée par l’intrusion inadmissible des forces rebelles (aujourd’hui rebaptisées abusivement FRCI) qui avaient, soit chassé les représentants du candidat Laurent Gbagbo des bureaux de vote du nord du pays, soit les avaient empêché d’y accéder. Quant à la CEI, outre la forfaiture de son Président qui est à la base de la grave crise postélectorale jamais enregistrée en Côte d’Ivoire, ses représentants dans les bureaux de vote avaient fait une substitution des procès-verbaux. Les solutions à ces préoccupations d’ordre sécuritaire et institutionnel peuvent-elles être trouvées en dehors d’un cadre consensuel, si l’on veut que les consultations de 2015 soient apaisées?
Olivier Assouan, politologue
PhD, University of Massachussetts Boston