Ainsi, lorsqu’une starlette ivoirienne de la chanson monnaie ses charmes 2 millions de F CFA (3 050 euros) la nuit à un footballeur, le prix moyen de la prostitution de luxe à Abidjan flambe mécaniquement.
Nouvelles technologies, marketing, offre et demande, concurrence… À bien des égards, en Afrique aussi, les relations tarifées ressemblent de plus en plus à un business comme un autre. Enquête sur le plus vieux métier du monde à l’heure du numérique et de la mondialisation.
Depuis le mois de septembre, les pays européens sont invités à revoir le calcul de leur PIB en intégrant les revenus issus du trafic de drogue et de la prostitution. Cette préconisation émane directement du Parlement européen, et elle est déjà suivie par l’Italie et la Grande-Bretagne. Un ajustement justifié par le fait que certains pays du Vieux Continent, comme les Pays-Bas, où la vente de cannabis et la prostitution sont légales, comptabilisent déjà ces revenus dans leur PIB. Rome espère ainsi gagner 1 point de croissance…
Loin des débats éthiques autour du sexe tarifé, la question se pose en effet de savoir ce que représente économiquement cette activité. En compilant les données disponibles, le total des revenus générés chaque année dans le monde atteint 186 milliards de dollars (près de 146 milliards d’euros). Une addition probablement bien en dessous de la réalité, de nombreux pays ne disposant d’aucune statistique, notamment en Afrique.
Le dossier proposé cette semaine par Jeune Afrique aborde sous un angle inhabituel cette activité parfois interdite, souvent tolérée, voire légalisée dans la limite difficilement contrôlable du consentement et de l’autoentrepreneuriat – en dehors des réseaux de proxénétisme et de traite d’êtres humains. Objectif : donner une vision économique du secteur, éclairer les nouvelles tendances au sein d’un marché souterrain difficile à appréhender.
De la passe à 1 euro dans une rue de Bangui aux soirées « bunga bunga » de Casablanca – en référence aux orgies organisées par Silvio Berlusconi – pouvant rapporter à la call-girl jusqu’à 450 euros, nos enquêteurs ont établi (sur la base de témoignages de clients) une moyenne des pratiques en vigueur dans les lieux fermés (bars, discothèques, hôtels, domiciles…).
Les tarifs de la prostitution par ville et par lieu de rencontre (en euros).
Des tarifs qui prennent en compte de nombreux critères : type de client (local, étranger, africain ou occidental), type de prostituée (physique, âge, nationalité), concurrence dans la ville (nombre de prostituées, présence ou non de femmes étrangères), et parfois même prix de la chambre d’hôtel, quand elle est une condition sine qua non, comme en Algérie. Ainsi, lorsqu’une starlette ivoirienne de la chanson monnaie ses charmes 2 millions de F CFA (3 050 euros) la nuit à un footballeur, le prix moyen de la prostitution de luxe à Abidjan flambe mécaniquement.
Les journalistes qui ont enquêté sur ce dossier ont mis de côté leur propre jugement moral – forcément subjectif – pour appréhender les nouvelles formes de prostitution comme s’il s’agissait d’un flux d’échanges économiques « comme les autres ».
D’abord parce que la prostitution sur le continent, comme ailleurs, se révèle protéiforme : des drames de la traite d’êtres humains à la revendication du statut de travailleur lambda, en passant par la complexité des relations sociales qui conduisent à des échanges « économico-sexuels » (terme emprunté à l’anthropologue italienne Paola Tabet, auteure de « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant compensation », dans la revue Les Temps modernes), aucune vérité ne saurait être absolue. De l’Europe à l’Asie en passant par l’Afrique, le débat – même autour de la sexualité et de sa finalité en général – conduit à des incompréhensions tenaces.
Des stratégies marketing en évolution
Personne ne met en doute, en revanche, le business que représente le sexe tarifé. L’aspect économique est d’ailleurs le moteur de ce marché, qui utilise les mêmes codes que tout autre secteur : les prix sont fixés en fonction de l’offre et de la demande ; les critères de sélection (les « goûts ») varient en fonction des pays et nécessitent de s’adapter ; aucune transaction n’aboutit sans passer par l’art subtil de la négociation ; les stratégies marketing évoluent avec l’arrivée des nouvelles technologies et s’adaptent à la mondialisation ; les bénéfices sont aussitôt réinvestis pour moderniser l’activité et conquérir de nouveaux marchés, ou sont placés dans des valeurs refuges telles que l’immobilier.
Les plus dégourdies conçoivent leur propre site internet, comme de véritables autoentrepreneuses, et embrassent l’ère de l’e-commerce.
C’est dans cet environnement moderne et connecté, royaume du téléphone cellulaire et de l’ordinateur, que s’inscrit une frange significative de nouvelles « fées ». Hyperbranchées, les noctambules habituées des maquis glauques et des boîtes de nuit VIP se muent progressivement en escort-girls avec pignon sur web. À ce titre, les réseaux sociaux sont devenus leur terrain de chasse privilégié. Les plus dégourdies conçoivent leur propre site internet, comme de véritables autoentrepreneuses, et embrassent l’ère de l’e-commerce. L’avènement du portable les a rendues mobiles, les a libérées des contraintes de lieu.
Elles sont joignables vingt-quatre heures sur vingt-quatre et préservent leur vie privée. « Le portable est un outil stratégique, affirme Thomas Fouquet, auteur d’une étude sur la prostitution clandestine à Dakar. Avoir un appareil performant est important, car l’environnement technologique est perçu comme offrant de nouvelles possibilités. »
Prendre en main leur destin
En ces temps de crispation, où la place de la femme est sans cesse remise en question, le discours assumé et décomplexé de certaines d’entre elles bouscule les idées reçues. « Je propose toujours d’aller d’abord danser dans une boîte où j’ai une commission sur les boissons. Après, si la personne me plaît, tout est possible », raconte ainsi Oumou, fringante Malienne de 25 ans installée à Dakar. « Elles se considèrent comme des guerrières, des aventurières, poursuit Thomas Fouquet. Elles se posent en dominatrices, avancent le fait de prendre en main leur destin, utilisent ce moyen pour s’émanciper dans une société où le poids de la tradition les oppresse.
Et pour assouvir leurs ambitions, leur besoin d’ailleurs. » Dans la capitale sénégalaise, ces « téméraires » (ou doff, en wolof, ainsi qu’elles se qualifient, littéralement « folle », dans le sens d’excentrique) ont appris sur le terrain plusieurs langues étrangères, apportent un soin tout particulier à leur apparence – sexy mais pas vulgaire et plutôt fashion -, et ont acquis les codes de la haute société. Une posture leur permettant de prendre de la distance par rapport aux thiaga (terme dédaigneux désignant une prostituée « classique »). Les clients sont des « sponsors » qui s’inscrivent si possible dans la durée, le sexe n’est pas toujours au centre de la transaction. Elles deviennent en quelque sorte des maîtresses, entretenues mais libres. Le mariage avec un bon parti n’est pas exclu, sans être une fin en soi.
La prostitution s’affiche même parfois avec une impudeur insolente, sous les traits figés d’une certaine Zahia Dehar. Née en 1992 dans la commune de Griss, dans la wilaya de Mascara, en Algérie, cette call-girl connue pour avoir été « offerte » au footballeur français Franck Ribéry pour son anniversaire est aujourd’hui créatrice de lingerie, a défilé pour Karl Lagerfeld et a fini par devenir l’égérie de toute une catégorie de jeunes femmes. Ainsi, ce qui reste une situation subie dans une grande majorité de cas peut aussi devenir un ascenseur social, pris en toute connaissance de cause.
Jeune Afrique