Boubacar Boris Diop: On assassine des peuples au nom de la lutte pour la démocratie !

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Luis Martinez Andrade : Je crois même que le président François Hollande a repris le terme de « Françafrique ».

Boubacar Boris Diop : C’est vrai. Chaque fois qu’un président est élu il s’empresse d’annoncer la fin de la Françafrique. Mais le simple fait de parler ainsi est un aveu que ce système de domination est injuste et immoral : ce n’est jamais le maître qui met fin à la domination, c’est le rôle de la victime, qui doit lutter pour s’affranchir. Croire qu’un « bon » et heureux président français va entrer en contradiction avec ce système serait méconnaître l’interaction des forces économiques. La France, par exemple, contrôle l’uranium du Niger, et la compagnie AREVA ne laisserait pas faire. Il y a aussi les banques, les opérateurs des télécoms, etc. Bref, il est important pour l’économie française de garder prise sur l’Afrique et la morale n’a rien à voir avec cela. C’est idiot de penser que la Françafrique puisse disparaître sans notre propre lutte.

Nous savons que le colonisé est aussi dominé dans son imagination. Comment pouvons-nous, en tant que natifs de pays post-coloniaux, poursuivre le projet de la décolonisation tel que l’a pensé Fanon ?

Je voudrais d’abord faire une remarque : la première condition pour surmonter une situation négative est de la comprendre. Vous vous souvenez de ce que Marx a dit : « Jusqu’à présent, les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, il s’agit à présent de le transformer« . Pour moi, il y a une relation dialectique entre la compréhension et le changement. Ils ne peuvent être séparés. A chaque période historique il est nécessaire d’identifier la tâche principale et de passer à l’action. Frantz Fanon, que vous avez cité, a déclaré : « Chaque génération doit, dans un état relatif de captivité, découvrir sa mission. » Il ajoute que « cette génération a le choix entre remplir sa mission ou la trahir ». Dans un monde où les identités ont été libérées, où la conscience nationale s’est évaporée, on peut voir des peuples qui se font dominer sans même le savoir. On assassine des peuples au nom de la lutte pour la démocratie ! Finalement le mensonge tente de se convertir en vérité.

Il est temps pour nous, intellectuels d’Amérique Latine, d’Asie, d’Afrique de montrer que nous vivons dans un monde d’apparences où les fascistes se présentent comme des humanistes généreux. Qui peut croire que l’OTAN a détruit la Libye et a tué Mouammar Kadhafi rien que par amour du peuple libyen ? Ce n’est pas vrai, c’est même inconcevable. Qui peut croire que la France est intervenue dans le nord du Mali uniquement parce que les moudjaïdines terrorisaient les gens ? En fait, c’est le triomphe du mensonge, le triomphe d’une certain Occident. Le problème vient aussi du fait qu’il nous est très difficile de compter sur des forces de rupture en Occident. Pendant la guerre du Vietnam, à l’époque des guérillas latino-américaines comme celle de Che Guevara, pendant la guerre d’Algérie, les progressistes pouvaient compter sur des forces au sein de l’Occident. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Allez en France et on vous dira, à droite comme à l’extrême gauche, qu’Hollande a fait une bonne action pour l’Afrique en intervenant au Mali. Nous devons apprendre à nous battre. Je dis donc : que devons-nous faire ? Nous ne pouvons pas, comme votre question le laisserait entendre, refuser d’agir, en disant que la bourgeoisie nationale sera pire après l’indépendance politique. Ce risque existe, mais la souveraineté nationale est un point de départ essentiel, nous ne pouvons pas nous en remettre aux étrangers pour tout.

vous êtes sans nul doute un écrivain engagé, vous avez d’ailleurs participé au Forum Social Mondial. Que pensez-vous de la relation que nous, latino-américains, devons établir avec les africains ? Comment perçoit-on en Afrique les gouvernements progressistes d’Amérique latine ?

Vous savez, j’ai une grande amie qui est aussi notre leader dans le mouvement du FSM africain, son nom est Aminata Dramane Traoré, et elle vient de rendre un juste hommage à Hugo Chavez dans l’hebdomadaire « Jeune Afrique » (3). Un hommage très beau où elle rappelle que Chavez a démontré comment un pays peut gérer ses ressources naturelles pour qu’en bénéficie la population. Les Africains devraient suivre cet exemple.

Vous le savez bien, il y a une vingtaine d’années la CIA faisait la loi en Amérique latine, assassinant des patriotes, détruisant tous les mouvements d’insurrection, menant un travail de destruction considérable. Sans la CIA les Pinochet au Chili, les Videla en Argentine ou les Stroessner au Paraguay n’auraient pas été possibles. Mais les luttes de libération sous différentes formes, la lutte de guérilla, ou dans les organisations de masse, etc.. ont fait que progressivement les dirigeants ont pris conscience des intérêts de leurs pays respectifs. Lula da Silva doit beaucoup au Forum Social Mondial de Porto Alegre. Bien sûr, il y a aussi les luttes intérieures et le rôle du Parti des Travailleurs (PT) mais Lula doit beaucoup à cette dynamique altermondialiste. On peut également citer le cas de Rafael Correa et, bien sûr, celui de Hugo Chavez. Nos deux continents ont beaucoup de choses en commun, mais cela ne se traduit pas par le niveau requis d’échanges entre les intellectuels d’Afrique et d’Amérique latine. C’est une honte, parce que quand je lis Sabato, Garcia Marquez ou Juan Rulfo, pour moi ce sont des écrivains africains, leur univers ne diffère en rien du mien.

Luis Martinez Andrade

 

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