Les Royaumes-Unis de Tchaoudjo [Par Zakari Tchagbelé]

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Avant la colonisation le commerce était une activité florissante sur le continent africain. Les Africains échangeaient avec les autres peuples du monde, avec les Indiens et les Arabes du côté de l’Océan indien, avec les Arabes du côté du Sahara.

Les échanges commerciaux étaient aussi intenses entre zones africaines. A pied ou à dos d’âne, empruntant des pistes reliant les zones de forêt et celles de savanes, les commerçants africains échangeaient des produits agroalimentaires, de la viande sur pied, de l’or, etc. Le commerce intra-africain était un commerce de Savane à forêt, donc nord-sud. Le sud fournissait essentiellement la noix de cola récoltée dans les forêts tropicales abritées de nos jours par la Guinée-Bissau, le Libéria, la Côte d’Ivoire et le Ghana. Le cola de Guinée-Bissau, du Libéria et de Côte d’Ivoire partait vers le nord dans la savane et le sahel (Djenné, Tombouctou) contre le sel tandis que le cola du Ghana partait pour le pays hausa (Sokoto, Kano) contre la viande bovine sur pied. Le cola du Ghana était cultivé surtout autour du lac Volta. C’est pourquoi, Salaga, la capitale d’un modeste royaume Gonja fondé près de la Volta par les Gbanyè, un peuple Guang, est devenu un carrefour commercial de premier plan. C’est à Salaga que les caravanes hausa venaient chercher leur noix de cola. La route qu’elles ont empruntée est celle qui intéresse la présente histoire.Partie de Kano ou de Sokoto, une caravane ne peut atteindre Salaga sans passer par des zones habitées, par besoin d’approvisionnement en nourriture mais aussi par besoin de sécurité. L’une des zones habitées à traverser est le pays des Gurunsi de l’est (Logba, Lamba, Kabiyè, Tem, Bago-Koussountou, Tchala et Delo-Ntribou). Hérissé de montagnes, ce pays est un refuge parfait pour les Gurunsi qui ont fui les razzias des armées sans solde des empires et royaumes de savanes. Le centre de ce pays est habité par les Tem, protégés par les monts Alédjo, Koronga, Malfakassa et Fazao. Ce centre est le passage préféré des caravaniers quand ils sortent des territoires de l’empire Songhaï pour joindre Salaga. Cette route qui relie les royaumes hausa et le centre commercial Salaga est la porte de sortie du Songhaï pour les populations du sud de cet empire. C’est par cette porte que les Mola s’échappent au moment de fuir précipitamment l’empire pour des questions religieuses.En sortant du Songhaï, les Mola n’ont pas une destination précise. Leur objectif est d’échapper aux forces de l’empire désormais hostiles aux populations non musulmanes, et de trouver un refuge sûr. Le refuge sûr qui s’offre à eux est le pays gurunsi.

Les Mola n’ont pas de raison de préférer un groupe ethnique gurunsi à un autre mais ils peuvent avoir une préférence pour une zone de refuge. S’ils ne sont perceptibles de nos jours qu’en pays tem, c’est parce que l’espace tem a été celui qui leur a paru plus sûr.Lors d’une fuite sans destination précise, ce qui importe est d’être hors de portée du poursuivant. Une fois assurés de leur sécurité, les Mola ont commencé à essaimé le long du territoire tem. Un premier groupe dirigé par le patriarche Adjèyɩ fonde Adjeidè. Suivent, sur le parcours, successivement, Agouloudè, Kɩgbaafʋlʋ, Amayɩdè, Daoudè, Tabalo et, enfin, Fazao.La version traditionnelle véhiculée depuis les ethnologues de l’époque coloniale prétend que les Mola auraient débarqué tous à Tabalo avant de s’en éparpiller pour fonder les autres cités mola. Cette version ne résiste pas à l’analyse. Elle prêterait aux Mola l’idée qu’en partant du Songhaï ils connaissaient déjà leur destination. Comment et quand, avant un départ précipité, auraient-ils pu identifier Tabalo, une petite bourgade sans renommée, encaissée dans une vallée étroite du Malfakassa comme leur terre promise ? Par ailleurs, numériquement, le clan mola est plus peuplé que n’importe quel autre clan tem. Comment les Mola auraient-ils pu dépasser les autres clans en nombre d’individus, s’ils n’étaient qu’une poignée d’individus que pouvait contenir une cuvette étroite ? Tabalo n’est que le point de chute d’un des nombreux groupes mola.Le sud de Tabalo est une zone de plaines arrosée par de nombreuses rivières : Nyala (Mono) et ses affluents occidentaux que sont Na, Kasséna, Aou et Anié. Cette zone faite de terres arables est attrayante pour les habitants des montagnes avoisinantes (Koronga, Malfakassa, Fazao). Mais dès que ceux-ci s’y aventurent, ils deviennent la proie des chasseurs d’esclaves qui approvisionnent les marchés de la côte du Golfe de Guinée. Infestées de bivouacs de chasseurs d’humains ces terres sont donc infréquentables. Sur les flancs caillouteux de Malfakassa l’espace commence à devenir trop étroit pour les Mola installés à Tabalo. Les premiers qui en sortent se sont approchés des plaines, mais, prudents, ils ont dû prendre place sur le sommet du mont Koronga avoisinant. C’est ainsi que voient le jour, sur les flancs de Koronga, Kpangalam et Tchavadè, deux cités fondées l’une après l’autre par deux émigrés de Tabalo. Ceux-ci sont suivis par d’autres émigrés de Tabalo qui, plus téméraires et prêts à mettre à profit leur art militaire pour se défendre contre toute malveillance, s’implantent au beau milieu des plaines. Ainsi naissent Kadambara, Kparatao, Birini, Dibiyidè et Yélivo. La société tem ne tarde pas à mettre à profit l’expérience des Mola pour réaliser une série de réformes sociopolitiques dont celle qui substitue à l’organisation en classes d’âge un système de pouvoir centralisé mais démocratique, lequel donne naissance aux kewurasɩ (royaumes). Entre Na et Nyala, les cités Birini, Dibiyidè, Kadambara, Kparatao et Yélivo deviennent les capitales d’autant de kewurasɩ.Le peuplement de la zone de plaines par des populations organisées selon le système de kewurasɩ va intéresser les caravaniers. Ils pourraient désormais délaisser le chemin de montagne, éreintant pour les hommes et pour leurs bêtes, au profit d’un chemin de plaine à travers les territoires des nouveaux kewurasɩ mola. Le projet représente un avantage économique pour Birini, Dibiyidè, Kadamabra, Kparatao et Yélivo.

Etre le lieu ne serait-ce que d’une halte d’approvisionnement est un plus pour l’économie locale. Mais c’est aussi une responsabilité pour ces nouveaux états. En effet, entre leurs territoires et Salaga, ce sont des plaines couvertes de forêts denses mais surtout lieux fréquentés par les chasseurs d’esclaves. Pour que le projet des caravaniers devienne réalité il faut que la suite du chemin de plaine soit sécurisée. Voilà nos cinq kewurasɩ en train de nourrir les mêmes soucis : d’une part assurer sa propre sécurité, étant installés en zone découverte et, d’autre part, protéger les caravanes jusqu’à leur destination. Quand on est plusieurs à devoir faire face aux mêmes tâches de sécurité, le bon sens veut qu’on unisse ses forces. Birini, Dibiyidè, Kadamabra, Kparatao et Yélivo le savent et décident de se mettre ensemble pour mettre les chasseurs d’esclaves hors d’état de leur nuire ainsi que les caravanes. Avant l’engagement définitif pour l’union, ils associent à leur projet leurs deux parents qui les ont précédés dans l’émigration, Kpangalam et Tchavadè.La tâche commune est militaire. Chacun des sept kewurɔɔ doit contribuer dans la mise en place d’une force de sécurité. Cette force v-t-elle avoir le visage d’une armée permanente ? Forts de leur riche expérience dans la conquête puis la cogestion de l’état de l’empire Songhaï sous Sonni Ali Ber, les Mola rejettent cette idée car, de par leur expérience, ils savent qu’une armée sans solde ne peut vivre que de razzias. Ils préfèrent créer un poste de chef militaire permanent qui aura à lever une troupe sur la population civile en cas de besoin. Ce chef serait l’un d’entre les wuro des sept kewurasɩ. Les wuro sont égaux à l’image de leurs kewurasɩ. Pour que celui d’entre eux qui aura le rôle de chef militaire puisse assumer sa fonction dans de bonnes conditions, il faut qu’il soit élevé au-dessus des autres, qu’il soit obéi d’eux. On lui accorde cette prérogative d’où son titre de Wuro ɩsɔɔ, mot à mot, wuro supérieur.Quand on est plusieurs territoires frontaliers unis autour d’un même intérêt économique, d’un même besoin de sécurité et sous une même autorité, on n’a pas besoin d’un congrès ni même d’une proclamation solennelle pour devenir une entité nouvelle.

Ainsi, sous la direction d’un Wuro ɩsɔɔ, Birini, Dibiyidè, Kadambara, Kpangalam, Kparatao, Tchavadè et Yélivo deviennent une entité politique qui prend le nom de Tchaoudjo. Espace sécurisé, le Tchaoudjo provoque le ralliement des kewurasɩ voisins, notamment ceux du flanc du mont Koronga ; d’autres kewurasɩ se créent en son sein. Du coup, parti de sept kewurasɩ, le Tchaoudjo grossit de quelque dizaines de kewurasɩ.Bien que regroupement de kewurasɩ, le Tchaoudjo calque son organisation sociale sur celle d’un kewurɔɔ.

Les sept kewurasɩ fondateurs font office d’Aworonbiya, ce qui leur donne le droit au trône de Wuro ɩsɔɔ. A l’instar du trône de wuro dans un kewurɔɔ, celui de Wuro ɩsɔɔ est occupé à tour de rôle. Les kewurasɩ non-fondateurs, même s’ils sont mola comme les sept fondateurs, ont le statut d’Agɔɔjɔɔ. Ils jouissent des mêmes droits que les Aworonbiya, sauf celui de prétendre au trône de Wuro ɩsɔɔ. Rappelons qu’avant la naissance du Tchaoudjo et encore hors de cette entité, le choix du wuro d’un kewurɔɔ est arbitré par le wuro d’un autre kewurɔɔ, de clan différent.

Au sein du Tchaoudjo, le choix du Wuro ɩsɔɔ est arbitré de la même manière, mais par le wuro d’un kewurɔɔ Agɔɔjɔɔ non mola. Quant au choix d’un simple wuro, qu’il s’agisse d’un kewurɔɔ Aworonbu ou d’un kewurɔɔ Agɔɔjɔɔ, il est arbitré par le Wuro ɩsɔɔ. Le terme kewurɔɔ est un terme politique parce qu’il désigne un système de gouvernance. Pour sa part, le terme Tchaoudjo est un terme de localisation. Il vient de l’expression tem « Cááwʋ jɔ́ » ‘près de cááwʋ’. Qu’est-ce que cááwʋ ? On n’en sait rien aujourd’hui. Certains confondent cááwʋ et caáʋ ‘père’. Si c’était ‘près de caáʋ », on aurait traduit par ‘près du père’, mais c’est ‘près de cááwʋ’, et cááwʋ n’est pas une prononciation fantaisiste de caáʋ puisqu’on retrouve le même cááwʋ dans le nom d’un kewurɔɔ, en l’occurrence Tchawanda (ou Tchawada). Ici, à cááwʋ on a associé la postposition taá qui veut dire ‘dans’. Si cááwʋ peut recevoir les postpositions cɔ́ ‘près de’ et taá ‘dans’, il ne peut être ‘père’ mais plutôt un objet doté d’un espace intérieur, donc un cours d’eau ou une végétation.

Quoi qu’il en soit, notre Tchaoudjo est une expression de localisation. Toutefois, le mode de gouvernance des territoires qui portent le nom donne à l’entité Tchaoudjo un sens politique. A quoi peut-on le rapprocher sur l’échiquier politique moderne ? A un empire ?Un empire est un ensemble de royaumes dont l’un domine les autres. Le royaume dominant est celui qui, par la force, a réussi à soumettre les autres. Il est le royaume d’origine de l’empereur dont le titre est transmis de père en fils. Dans un empire le rapport entre les royaumes est un rapport d’inégalité, de sujétion et de méfiance. Les kewurasɩ de Tchaoudjo sont égaux en droit. Le Tchaoudjo n’est pas le résultat d’une conquête militaire mais d’une entente pacifique autour d’intérêts communs. Ici le Wuro ɩsɔɔ prend le pouvoir pour se mettre au service de tous les kewurasɩ du Tchaoudjo, aussi bien les fondateurs que les immigrés. A sa mort, son kewurɔɔ d’origine et sa descendance immédiate perdent leur droit d’éligibilité pour longtemps. Le Tchaoudjo est donc bien loin d’un empire. Est-ce alors un royaume ?

Un royaume est un territoire à la tête duquel se trouve un monarque qui concentre tous les pouvoirs d’état, l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Dans un royaume, la monarchie est dynastique, elle se transmet de père en fils. Le Tchaoudjo est un ensemble de territoires aux autorités autonomes et où la succession au pouvoir non seulement échappe pour un long moment à la descendance du souverain défunt mais aussi s’effectue sur concours et sous un arbitrage impartial. On est loin d’un royaume classique. Ceux qui ont parlé de « Royaume de Tchaoudjo » n’ont pas tenu compte de sa composition. Face à l’indigence terminologique, pourquoi ne pas attribuer au kewurɔɔ le terme de royaume et de nommer le Tchaoudjo par l’expression « Royaumes-Unis de Tchaoudjo » ?

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Le Tchaoudjo ou, pour l’appeler en référence à son contenu politique, les Royaumes-Unis de Tchaoudjo, s’est constitué entre la fin du 17e siècle et le début du 18e. Les états modernes de structure et de dénomination semblables sont plus récents : 1922 pour le Royaume Uni et 1776 pour les Etats-Unis d’Amérique. Ils auraient été des imitateurs s’ils avaient connu les Royaumes-Unis de Tchaoudjo auparavant.

Par Zakari Tchagbelé

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