Pendant longtemps, je me suis tu sur le sujet. Mais dans la mesure où il fait l’objet de conversations inbox où le désir légitime de s’informer et la basse calomnie cohabitent, je me sens obligé de parler. Depuis de longues années, je témoigne auprès de mes lecteurs de mon parcours professionnel, de mes combats et de mes doutes. Cette fois, je me suis tu par loyauté vis-à-vis des nouveaux propriétaires du quotidien que j’ai « reconstitué » en mai 2010. Mais je ne suis pas sûr qu’ils méritent cette loyauté.
– Je n’ai jamais dissocié mon engagement journalistique de mon activité entrepreneuriale. Je suis devenu « patron de presse » en décembre 2003, à 26 ans, d’abord parce que je voulais témoigner en temps réel de la réalité de la crise ivoirienne déclenchée devant mes yeux le 19 septembre 2002. Dans une sorte d’optimisme juvénile, je pensais pouvoir participer à empêcher ce à quoi nous assistons aujourd’hui, et qui est une sorte d’axiome des crises africaines. Quand la bataille est en cours, l’omerta règne dans les médias qui ont la capacité de se faire entendre. Quand elle est perdue, la vérité est libérée mais elle ne sert plus à rien. Il est alors temps de fabriquer des martyrs. Des martyrs au rôle idéologique ambigu : ils maintiennent les vaincus dans une sorte de satisfaction quant à leur « victoire historique », qui ne change rien à leur sort, et confortent d’une certaine manière la croyance en la toute-puissance du dominant – envoyant ainsi un message subliminal fort ambigu.
– Le 11 avril 2011, j’ai perdu ma guerre contre la presse française majoritaire, qui avait pendant plus de dix ans travaillé à la restauration néo-coloniale qui a fini par triompher. Je travaillais alors à Jeune Afrique, tout en demeurant impliqué dans Le Nouveau Courrier. J’ai démissionné de Jeune Afrique pour m’impliquer à fond dans Le Nouveau Courrier, bien qu’étant contraint à « l’exil » loin d’Abidjan. Mon objectif était de raconter, de la manière la plus pointue possible, et dans l’objectif de porter ma voix le plus loin possible, les années Ouattara dont j’imaginais qu’elles ressembleraient à ce qu’elles sont aujourd’hui. Je savais que l’enjeu nécessitait tout de même des moyens non dépendants du bon vouloir des autorités d’Abidjan : j’ai inlassablement plaidé pour mobiliser des abonnés au sein de la diaspora, afin d’irradier sur le web et même sur la TV par satellite. J’espérais au moins 1000 abonnés, je me prenais à rêver à 5 000 abonnés.
– Ce fut un retentissant échec. Au meilleur moment, je n’ai pas atteint 100 abonnés simultanés. Nous avons plutôt eu droit à des distributeurs intensifs de PDF pirates, à un public finalement plus demandeur d’émotions fortes que d’informations qualitatives, à des confrères voleurs attribuant nos révélations à Mediapart ou à Wikileaks et vendant bien mieux que nous leur marchandise frelatée.
– Ma stratégie de création d’une communauté d’abonnés était donc un échec. A Abidjan, les ventes aussi étaient désastreuses. Nous sommes passés de 68% de ventes au premier trimestre 2011 à 18% de ventes au second trimestre 2015.
– Très vite, face à la dégradation qui commençait, j’ai préconisé à l’équipe restée sur le terrain, et à laquelle j’avais délégué tous les pouvoirs rédactionnels et financiers (je ne touchais plus le moindre sou d’eux, et ne demandais même pas un « loyer » mensuel), un certain nombre de mesures, allant des visites nocturnes à l’imprimerie à un passage à une publication hebdomadaire à forte valeur ajoutée, spécialisée dans l’investigation. Ils ont dit « niet ». J’ai même été censuré dans mon propre journal, mes interlocuteurs m’expliquant qu’ils étaient « sur le terrain » et évaluaient mieux les risques de telle ou telle parution. Du coup, j’ai cessé d’écrire.
– Au final, je n’avais ni les moyens de réaliser mes ambitions journalistiques avec ce support, ni les moyens de payer mon équipe (qui, j’insiste dessus, gérait toutes les recettes du journal), ni la possibilité d’innover face aux réticences diverses.
– Je devais également compter avec des actionnaires qui depuis 2010 n’avaient jamais reçu le moindre dividende de leur investissement.
– Pour cette raison, nous avons cédé à 18 millions de FCFA le titre (dans lequel au moins 100 millions de FCFA ont été investis en pure perte) à Allan Alliali, du Quotidien. Il nous assurait alors qu’il maintiendrait les salariés et qu’il avait les moyens de les payer, ce qui n’était pas notre cas.
– Mais ce dernier, abusant de notre faiblesse, a non seulement refusé de payer tout ce qu’il devait (il nous doit 3 millions de FCFA), mais a viré tout le monde, menti sur de prétendues dettes qu’on lui aurait caché, profité à fond de la situation actuelle qui m’empêche d’être à Abidjan, joué au juridisme avec une entreprise déstabilisée par le départ forcé de son fondateur dans le feu de la guerre… Il est en procès avec ses salariés floués et je m’étonne que malgré ses manquements, l’administration Ouattara qui sait être dure avec la presse bleue l’épargne si mystérieusement…
– C’est une si longue lettre mais elle est utile. Si des gens veulent sortir des inbox et des insinuations peu courageuses, ils sont désormais libres de le faire.
Théophile Kouamouo
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