Que s’est-il passé exactement à la prison du IIIe bataillon d’infanterie de Bouaké, le 6 octobre 2002 ? Amnesty International révèle qu’une soixantaine de personnes ont été massacrées, froidement, par des éléments armés du MPCI (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire), le mouvement rebelle qui contrôle le nord du pays. L’organisation de lutte pour les droits de l’homme a reconstitué le déroulement des événements en interrogeant les survivants lors d’une mission sur place, au début de décembre 2002. Cette relation constitue l’essentiel de son dernier rapport, publié le 27 février dernier (voir J.A.I. n° 2199). Voici les faits tels qu’ils sont décrits dans ce document intitulé « Côte d’Ivoire : une série de crimes impunis».
Le 19 septembre 2002, les installations militaires puis l’ensemble de la ville de Bouaké tombent aux mains des soldats mutins. Seule la gendarmerie n’est pas attaquée. Dès le lendemain, après avoir fait le maigre inventaire de leurs munitions, les gendarmes décident de hisser le drapeau blanc et de rester neutres. Suit un statu quo de trois semaines, au cours desquelles ils vivent librement. Le 6 octobre, les troupes gouvernementales lancent une offensive pour reprendre la ville. Pour le MPCI, cette opération n’a été rendue possible que grâce à des « gendarmes infiltrés ». La riposte ne se fait pas attendre : des éléments armés encerclent la caserne, font sortir les hommes pour les conduire au camp militaire du IIIe bataillon d’infanterie, situé à sept kilomètres.
Ils sont entassés dans la prison, une enceinte exiguë comprenant trois cachots et deux cellules collectives. Dans l’une d’elles se trouvent déjà des détenus des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci). Ils seront épargnés. La tuerie visera uniquement les nouveaux arrivants, « une soixantaine de gendarmes accompagnés d’une cinquantaine de leurs enfants âgés de plus de 12 ans et quelques civils qui se trouvent [au moment de l’arrestation]dans la caserne où ils rendaient visite à des parents ou des amis ».
Trois mitraillages vont avoir lieu entre 20 heures et 22 heures. Le premier est exécuté par un dozo, chasseur de brousse traditionnel, qui tire une rafale de kalachnikov sur les hommes assis devant lui dans la courette. Le deuxième a lieu une demi-heure plus tard, toujours à l’aveuglette depuis la porte. « Je me suis caché dans une des cellules du fond. […] J’ai entendu des enfants qui criaient « Nous ne sommes pas gendarmes, ne nous tuez pas ! » » raconte un rescapé. L’auteur du troisième mitraillage enjambe morts et blessés pour « arroser » les survivants dans la cellule de gauche, au fond de la prison, celle qu’il sait n’être occupée que par des gendarmes. Il y a donc bien eu une volonté délibérée d’éliminer ces hommes en particulier. Amnesty donne dans son rapport les noms des morts, tués sur le coup ou décédés les jours suivants de leurs blessures.
Les rescapés vont passer deux jours sans nourriture, avec les cadavres en putréfaction, avant que la porte ne se rouvre. Un homme du MPCI leur commande alors d’aller enterrer les corps dans des fosses communes creusées près du quartier de Dar es-Salaam. Les locaux sont nettoyés des traces de sang. Le lendemain, 9 octobre, quatre autres survivants sont chargés d’ensevelir les morts de la nuit. « Ils ont choisi les plus costauds, Séry Sogor, Doua Gbongue, Brou Koffi Raymond et Obo Boni, pour emmener les cadavres. Ils ont aussi emmené trois blessés sous prétexte qu’ils n’avaient pas de médicaments. Aucun d’eux n’est revenu », relate un témoin.
Dans la soirée, plusieurs véhicules viennent chercher la quarantaine de survivants. Leurs geôliers les accompagnent de moqueries et de menaces. « Nous sommes arrivés sur les lieux où certains de nos camarades avaient enterré les morts les deux jours précédents. Des puisatiers venaient de creuser un nouveau trou. Avant qu’on ne descende des camions, l’un [des rebelles]nous a dit qu’ils allaient tous nous tuer. Puis ils nous ont dit que si nous voulions courir, nous pouvions le faire et qu’ils allaient « s’exercer ». Soudain, quelqu’un est venu dire que « le colonel » avait demandé de ramener les prisonniers et on est rentré dans la prison. » Quelques jours après, vingt-six jeunes et un adulte sont libérés.
Les exécutions sommaires continuent. Le 14 novembre, deux gendarmes et un membre du MPCI également emprisonné sont extraits de leur cellule. « Ces trois personnes ne sont jamais revenues. On a demandé plus tard à des détenus d’aller les ensevelir », explique un prisonnier.
En décembre 2002, lorsque la mission d’Amnesty International arrive à Bouaké, il reste dix gendarmes, un policier et un militaire en détention.
Depuis lors, l’organisation de défense des droits de l’homme a eu confirmation que les gendarmes ont été libérés contre des rançons allant de 750 000 à 1 million de F CFA. « Toute la famille s’est cotisée, on a emprunté pour me libérer […] », affirme l’un des rescapés.
Reste que l’image savamment mise au point par le MPCI vole en éclats avec cette affaire. Les délégués d’Amnesty International ont rencontré le secrétaire général du MPCI Guillaume Soro, le premier responsable militaire l’adjudant Tuo Fozié et le commandant en chef des opérations le colonel Michel Gueu, à Paris, en janvier 2003. Ils n’ont pas nié les faits, mais ont affirmé n’avoir « pas été personnellement au courant », ce qui est hautement improbable. Surtout lorsqu’on sait que des réunions de responsables ont lieu régulièrement dans le camp militaire du IIIe bataillon d’infanterie. Un massacre perpétré sur quatre jours, le transport des cadavres, le creusement des fosses communes n’ont pu passer inaperçus.
Interrogé par Jeune Afrique/l’intelligent à Bouaké, en janvier dernier, Guillaume Soro a reconnu l’existence d’une fosse commune creusée au cimetière, « dans laquelle ont été enterrés des gendarmes et des éléments de nos rangs tués au front ». Or il existe des films et des photos de la traversée de la ville par le groupe de gendarmes prisonniers, encadré par des hommes en armes, marchant sous les quolibets de la foule de leur caserne vers la prison. Ils sont en civil et les images permettent de les identifier. En cas d’enquête approfondie, il sera difficile de prétendre qu’ils ont été tués au combat.
Comment comprendre ces événements ? Amnesty International avance l’hypothèse d’un engrenage de la violence qui prendrait sa source dans les événements qui ont marqué la Côte d’Ivoire depuis 2000. L’organisation se fonde sur les menaces proférées par les éléments du MPCI à l’encontre des prisonniers avant le massacre : « Souvenez-vous du cheval blanc, de la Mercedes noire et de Yopougon. » L’affaire dite « du cheval blanc » est une attaque contre le domicile du chef de l’État, le général Robert Gueï, en septembre 2000, qui a provoqué l’arrestation de nombreux militaires de sa garde rapprochée. Certains ont été tués, d’autres torturés, beaucoup sont partis en exil et se retrouvent aujourd’hui dans les rangs du MPCI. Le « complot de la Mercedes noire » est une tentative de coup d’État qui aurait eu lieu en janvier 2001. Elle a entraîné l’arrestation de nombreux sympathisants du Rassemblement des républicains (RDR), parti d’opposition dont certains membres du MPCI sont politiquement proches. Enfin, Yopougon est le nom d’une commune de la banlieue d’Abidjan où l’on a découvert, le 27 octobre 2000, cinquante-sept corps dans un terrain vague. Une enquête internationale a révélé le caractère ethnique et politique de ce massacre. « Un simulacre de procès s’est finalement tenu en août 2001 », rappelle l’organisation dans son rapport, mais les inculpés ont été acquittés « faute de preuves ». D’où le sentiment d’injustice ressenti par la population qui a été révoltée par ces exactions.
L’explication ne peut en rien excuser les actes de violences commis à l’encontre des gendarmes de Bouaké. Il faudra que leurs auteurs en répondent devant un tribunal. Mais l’affaire révèle à quel point il devient urgent que la justice internationale intervienne enfin en Côte d’Ivoire. Il semble que ce soit le souhait à la fois du président Laurent Gbagbo et du MPCI.
12 mars 2003
Écrit par Valérie Thorin Jeune-Afrique