125 ans après son implantation, notre Église doit former des témoins [ Par Jean-Claude DJEREKE]

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La 117e Assemblée plénière des archevêques et évêques de Côte d’Ivoire, qui débuta le 19 janvier 2021, a pris fin le 24 janvier à Grand-Bassam, la ville qui accueillit en 1895 les prêtres de la SMA (Société des missions africaines). “Quel type d’homme l’Église veut-elle former pour elle-même, pour la société ivoirienne, pour le monde ?” était le thème central de cette Assemblée. Les clercs n’ayant pas le monopole de l’Esprit Saint (qui est un Esprit d’intelligence, de sagesse et de vérité) et “les laïcs [étant] coresponsables de la mission de l’Église” (Benoît XVI à l’ouverture du Congrès ecclésial du diocèse de Rome, le 28 mai 2009), il eût été plus bénéfique que tout le Corps du Christ (prêtres, évêques et laïcs) se retrouve pour en débattre car ce qui fait la force et la vitalité d’une Église, c’est aussi sa capacité à s’arrêter pour évaluer ensemble, dans la confrontation des idées, le chemin parcouru, inventorier ses réussites et échecs et voir dans quelle direction aller pour les prochaines années, et pas seulement quand le nombre de baptêmes, d’ordinations et de paroisses construites y est en hausse, ni quand les églises sont pleines, les dimanches.

Cette remarque ayant été faite, je me réjouis que notre conférence épiscopale ait choisi, pour sa 117e Assemblée, de réfléchir sur le type d’homme que l’Église veut former. Cette problématique est fort importante. Elle l’est, d’abord parce que l’homme est “la première route et la route fondamentale que l’Église doit parcourir en accomplissant sa mission” (Jean-Paul II, lettre encyclique ‘Redemptor hominis’, 4 mars 1979, No 14), ensuite parce que l’homme est à la fois l’acteur et le bénéficiaire du monde meilleur à la construction duquel, affirme Mgr Paolo Borgia, “l’Église ne peut pas et ne doit pas rester en marge”. Ce monde meilleur est celui où les droits de l’homme et des peuples sont respectés : droit à la vie, le droit de dire et d’écrire ce que l’on pense, le droit de se déplacer, le droit de croire ou de ne pas croire, le droit de manifester, le droit de se réunir, le droit à l’auto-détermination, etc. L’Église catholique était contre tous ces droits dans une grande partie du XIXe siècle. Grégoire XVI (pape de 1831 à 1846) les considérait comme “des erreurs néfastes pour la vie politique, sociale et religieuse” (cf l’encyclique ‘Mirari vos’ du 15 août 1832), peut-être parce que les courants philosophiques qui portaient ce projet étaient rationalistes, voire hostiles aux religions dont ils ne supportaient ni l’autoritarisme ni le conservatisme. C’est après Léon XIII (pape de 1878 à 1903) que l’Église commença à épouser la cause des droits de l’homme dans le monde. À en croire Samuel Huntington, son apport dans la lutte pour les droits de l’homme et la démocratie fut décisif dans les années 1970 et 1980, singulièrement en Amérique latine, en Europe centrale, aux Philippines et en Afrique du Sud (cf. S. Huntington, “Religion and the Third Wave”, ‘The National Interest’, 24, Summer 1991, p. 29-42). 20 ans plus tôt, le cardinal Stefan Wyszyński avait engagé le combat pour la liberté en adressant une lettre ouverte au gouvernement polonais. Intitulée “Non possumus”, la lettre fut endossée par les autres évêques polonais qui refusaient de collaborer avec le régime communiste. Le 25 septembre 1953, Wyszyński est interpellé et incarcéré pendant trois ans.

L’évêque italien de Doba, Michel Russo, fut non pas emprisonné mais expulsé par les autorités tchadiennes qui lui reprochaient d’avoir prononcé le 30 septembre 2012 un sermon dans lequel il critiquait la mauvaise distribution des revenus pétroliers.

Cette résistance à la violation des droits humains, Jacques Maritain l’appelait la “capacité à ne pas tomber à genou devant le siècle”. Joseph Ratzinger, lui, la nomme “le devoir de l’opposition prophétique” (cf. ‘Le sel de la terre’, Paris, Flammarion/Cerf, 1997). Mais le meilleur hommage aux hommes d’Église ayant risqué leur vie pour le triomphe de la justice et de la liberté est venu de Paul VI. Pour lui, “lorsque des chrétiens, au sein de la communauté humaine dans laquelle ils vivent, manifestent leur communion de vie et de destin avec les autres, leur solidarité dans les efforts de tous pour tout ce qui est noble et bon, un tel témoignage est déjà proclamation silencieuse mais très forte et efficace de la Bonne Nouvelle” (cf. l’exhortation apostolique ‘Evangelii nuntiandi’, 8 décembre 1975, No 21). Plus loin, il ajoute : “L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou, s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins.” (‘Evangelii nuntiandi’, No 41)

Pour nous, l’Église catholique doit former aujourd’hui des témoins. Le témoin est une personne qui non seulement se solidarise avec ceux qui sont privés de pain, de justice et de liberté mais est prête à subir la prison, la persécution ou la mort à cause de cette solidarité. Certes, aucun évêque n’était présent à la dernière investiture de Ouattara, boycott que je salue évidemment, mais nous devons aussi reconnaître que notre Église a produit, ces dix dernières années, plus de “maîtres” poltrons et corrompus que de témoins passionnés de la justice et de la liberté, ce qui l’a considérablement décrédibilisée. Rares sont les clercs et laïcs qui se sont dressés à temps contre l’oppression, l’injustice et le mensonge, qui ont pris fait et cause pour le peuple terrorisé et dépouillé, qui ont défendu les intérêts de la mère patrie, qui ont refusé de s’acoquiner avec le Prince. Ce type de témoins, c’est dans les séminaires et écoles catholiques qu’il faut les former en leur apprenant à dire “non” à l’inacceptable, à dire ce qu’ils pensent comme ce Nathanaël dont Jésus fit l’éloge après qu’il eut demandé si quelque chose de bon pouvait venir de Nazareth (Jean 1, 46), à chérir et à défendre la liberté et la justice, à résister aux puissants qui abusent de leur pouvoir comme Jésus qui traita le roi Hérode Antipas de renard (Luc 13, 32). On ne peut prétendre suivre ce Jésus-là et se taire quand des dictateurs font souffrir les populations ou quand des pays étrangers pillent nos richesses, installent des bases militaires dans nos pays et s’immiscent dans nos affaires. Nous ne demandons pas ici au clergé d’embrasser la lutte armée comme le prêtre colombien Camilo Torrès. Nous voulons tout simplement lui rappeler que “l’Église ne doit pas hésiter à mettre la pagaille, refusant d’être un élément décoratif dans la société” et que “l’Église de la Pentecôte est une Église qui ne se résigne pas à être inoffensive, [qui]n’hésite pas à sortir pour annoncer un message qui lui a été confié, même si ce message perturbe et inquiète, même s’il apporte souvent des problèmes, voire le martyre, pour ceux qui l’annoncent” (Pape François, le 8 juin 2014, à l’occasion de la Pentecôte).

Jean-Paul II, évêque de Rome, ne craignait pas de mettre la pagaille pour faire bouger les choses dans l’Église et la société. Ainsi, il invita toute l’Église à demander pardon pour ses fautes (Lettre apostolique ‘Tertio millennio adveniente’, 10 novembre 1994, Nos 35-36), plaida devant Fidel Castro en 1998 pour les droits inaliénables de la personne humaine tout en s’opposant à l’embargo imposé depuis 35 ans par les États-Unis, combattit les régimes bafouant la liberté de penser et de croire, tança ouvertement Jean-Claude Duvalier (Haïti) et Ferdinand Marcos (Philippines).

Jean-Claude DJEREKE

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