Après une nouvelle journée de violences racistes dans le township d’Alexandra à Johannesburg, la police sud-africaine a dû renforcer ses effectifs. L’historien camerounais Achille Mbembe est professeur d’université en Afrique du Sud. Pétrifié par la chasse aux étrangers en cours depuis trois semaines dans le pays, il tente de comprendre cette foule haineuse.
« Afrophobie ? » « Xénophobie ? » « Racisme entre Noirs ? » Un « Noir » déjà bien « noir » qui massacre un « étranger » sous prétexte qu’il aurait la peau trop sombre : la haine de soi par excellence ? Mais bien sûr, c’est tout cela en même temps !
Hier, j’ai demandé à un chauffeur de taxi :
« Pourquoi faut-il qu’ils tuent ces ‘étrangers’ de cette façon ? » Sa réponse : « Parce que du temps de l’apartheid, le feu, c’était la seule arme que nous avions, nous, les Noirs. Nous n’avions pas de munitions, d’armes et tout ça. Avec le feu, on pouvait fabriquer des cocktails Molotov et les jeter sur l’ennemi à bonne distance. »
Aujourd’hui, la distance est superflue. Pour tuer « ces étrangers-là », il nous faut être le plus près possible de leur corps, que nous entreprenons alors d’enflammer ou de disséquer, chaque coup ouvrant une énorme blessure impossible à soigner. Et si jamais elle venait à être soignée, elle est conçue pour laisser sur « ces étrangers-là » le genre de cicatrice qui ne s’efface jamais.
Une situation kafkaïenne
J’étais présent lors de la dernière flambée de violence dont « ces étrangers-là » ont été la cible. Depuis, le cancer a produit des métastases. La chasse dont les « étrangers » sont aujourd’hui la proie est le résultat d’une chaîne complexe de complicités – certaines déclarées sans ambiguïté, d’autres occultes.
Le gouvernement sud-africain a depuis peu durci le ton au sujet de l’immigration. De nouvelles mesures draconiennes ont été votées, et leurs effets sont dévastateurs pour les gens déjà installés ici en toute légalité. Il y a quelques semaines, j’ai assisté à une réunion du personnel « étranger » à l’université du Witswatersrand [à Johannesburg], et j’y ai entendu une succession de récits terrifiants. Les permis de travail ne sont pas renouvelés, les familles se voient refuser des visas, les enfants sont condamnés à un no man’s land scolaire. Une situation kafkaïenne qui touche aussi les étudiants entrés légalement dans le pays, dont les visas ont été régulièrement renouvelés, mais qui se trouvent maintenant pris au piège du flou juridique, dans l’impossibilité de s’inscrire et de toucher l’argent auquel ils ont droit, qui leur a été alloué par les institutions. Avec ses nouvelles mesures anti-immigration, le gouvernement est en train de transformer les immigrés jusque-là légaux en clandestins.
Une sorte de « national-chauvinisme »
La chaîne des complicités va plus loin. Les grandes entreprises sud-africaines se répandent dans tout le continent, reproduisant parfois ailleurs les pires formes de racisme qui étaient tolérées ici du temps de l’apartheid. Tandis qu’elles « dénationalisent » et « africanisent », les Noirs pauvres d’Afrique du Sud et des pans de la classe moyenne se fédèrent en une sorte de « national-chauvinisme ». Le national-chauvinisme exhibe sa face hideuse dans presque tous les secteurs de la société sud-africaine. L’ennui, avec le national-chauvinisme, c’est qu’il a constamment besoin de boucs émissaires. Au début, ce sont ceux qui ne sont pas de chez nous. Puis, très vite, il devient fratricide. Il ne s’arrête pas à « ces étrangers ». Son ADN le pousse à terme à se retourner contre lui-même en un revirement dramatique.
J’étais en Afrique du Sud lors de la dernière « saison de la chasse ». La différence, cette fois, c’est l’apparition de rudiments « idéologiques ». Nous avons désormais droit à un semblant de discours qui a pour but de justifier les atrocités, ce pogrom rampant, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit en réalité. Et un pogrom qui ne peut qu’aller croissant. Le discours justificateur commence par l’évocation des stéréotypes habituels. Ils ont la peau plus sombre que nous ; ils volent nos emplois ; ils ne nous respectent pas ; les blancs se servent d’eux, ils préfèrent les embaucher plutôt que nous, ce qui leur permet de contourner les exigences de la discrimination positive.
Mais ce discours se fait de plus en plus agressif. On peut le résumer comme suit : l’Afrique du Sud n’a aucune dette morale envers le reste du continent. Et les années d’exil ? Mais non, il y avait moins de 30 000 Sud-Africains en exil (on m’a déjà asséné ce chiffre, et je ne sais absolument pas d’où il vient), et ils étaient éparpillés dans le monde entier – 4 000 au Ghana, 3 000 en Ethiopie, quelques-uns en Zambie, et beaucoup plus en Russie et en Europe de l’Est ! Donc, nous n’accepterons pas d’être soumis au chantage moral de « ces étrangers ».
La saison de la chasse aux étrangers
Il faut poser les questions qui dérangent. Pourquoi l’Afrique du Sud devient-elle un champ de la mort pour les Africains originaires d’autres pays (mais aussi pour les Bangladais, les Pakistanais, et sans doute d’autres bientôt) ? Pourquoi ce pays est-il depuis si longtemps un « cercle mortel » pour tous les Africains et tout ce qui se rapporte à l’Afrique ? Dans « Afrique du Sud », que signifie donc « Afrique » à nos yeux ? Une idée, ou un pur accident géographique ? Faut-il maintenant chercher à chiffrer ce qu’ont sacrifié l’Angola, le Mozambique, le Zimbabwe, la Namibie, la Tanzanie, la Zambie et d’autres pendant la lutte pour l’émancipation ?
Combien d’argent le Comité de libération de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) a-t-il fourni aux mouvements de libération ? Combien de dollars l’Etat nigérian a-t-il mis dans la balance du combat sud-africain ? S’il fallait évaluer les destructions infligées par le régime de l’apartheid à l’économie et aux infrastructures des « Frontline States » [« Etats de la ligne de front », en l’occurrence Angola, Botswana, Lesotho, Mozambique, Swaziland, Tanzanie, Zambie et Zimbabwe, qui à partir des années 1970 ont coordonné leur action contre le régime sud-africain et soutenu les mouvements de lutte, dont l’ANC], à combien cela équivaudrait-il ?
Et une fois cette somme quantifiée, ne devrions-nous pas présenter la facture au gouvernement de l’ANC qui a repris les rênes de l’Etat sud-africain et lui demander de rembourser ce qui a été dépensé au nom des Noirs opprimés en Afrique du Sud pendant toutes ces longues années ? Ne serions-nous pas en droit d’ajouter à tous ces dégâts et à toutes ces pertes le nombre de personnes tuées par les armées du régime de l’apartheid agissant en représailles parce que nous avions accueilli en notre sein des combattants sud-africains, le nombre de blessés, la longue chaîne de misère et de pauvreté infligée à cause de notre solidarité avec l’Afrique du Sud ? Puisque certains Sud-Africains noirs ne veulent pas entendre parler de dette morale, peut-être faut-il leur donner raison, leur présenter la facture et demander plutôt des réparations économiques.
Nous mesurons tous l’absurdité qu’il y a dans cette logique insulaire, qui fait à nouveau de ce pays un champ de la mort pour ceux qui ont la peau plus sombre, pour « ces étrangers-là ». Puisque le gouvernement sud-africain ne peut pas ou ne veut pas protéger de la fureur de son peuple ceux qui sont sur son sol, il n’y aurait en revanche rien d’absurde à en appeler à une plus haute autorité. L’Afrique du Sud est signataire de la plupart des conventions internationales, notamment du statut de la Cour pénale internationale de La Haye. Certains des instigateurs de la « saison de la chasse » qui a cours en ce moment sont bien connus. Certains ont tenu publiquement des propos incitant à la haine. Existe-t-il un moyen pour nous de les dénoncer à la CPI ? L’impunité nourrit l’impunité, et les atrocités. C’est le chemin le plus court vers le génocide. Si l’Etat sud-africain ne demande pas de comptes à ces criminels, n’est-il pas temps de confier leur sort à une plus haute juridiction ?
Un dernier mot sur les « étrangers » et les « immigrés ». Aucun Africain n’est un étranger en Afrique ! Aucun Africain n’est un immigré en Afrique ! Nous avons tous notre place en Afrique, et peu importent nos aberrantes frontières nationales. Et aucun national-chauvinisme, aussi effréné soit-il, n’y pourra rien. Et toutes les expulsions, aussi nombreuses soient-elles, n’y pourront rien. Au lieu de répandre du sang noir sur Pixley ka Seme Avenue, artère symbolique s’il en est [Pixley ka Seme était le fondateur de l’ANC], nous devrions tous nous atteler à la reconstruction de ce continent, et faire sortir l’Afrique de sa longue histoire douloureuse – pour en finir avec cette histoire qui depuis trop longtemps voudrait, quelle que soit l’époque, quel que soit l’endroit, qu’on ait tort d’être noir.
Achille Mbembe
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