Vous parlez, vous êtes akposso, agnagan, kabyè, kotoli, kaboli, anonfo, kota-fon, ifè-ana, mina, anago, adja, ewe , bassar, tchamba, moba, konkomba, naoudeba, yoruba, bariba, tamberma, gourma, pédah, xlua, sola, ouatsi de l’Ouest et de l’Est, « éléments » de toutes origines et parlant tous les dialectes possibles, de quelque clan que vous vous réclamiez, dans quelque quartier ou coin que vous habitiez,
C’est bien, à condition que vous ne vous sentiez pas coincés dans l’étroitesse d’un clan, d’un camp, que la singularité de vos traits ne vous retienne pas liés dans les frontières de vos marques tribales, que ces marques ne se transforment pas pour vous en plaies douloureuses et angoissantes ou au contraire en bâtons, machettes ou fusils dont vous arment je ne sais quels dieux ou démons, pour menacer les autres et les frapper au besoin parce que vous-mêmes, vous avez peur d’être battus d’une façon ou d’une autre, je veux dire physiquement en cas d’affrontement ou démocratiquement en cas d’élection, démocratie rimant chez nous avec rouerie, roublardise à laquelle, il faut qu’on se le dise, les roublards et leurs victimes au bout d’un mois, deux mois, trois mois… pendant lesquels ils se regardent en chiens de faïence, silencieux ou aboyant, se défient ou s’évitent…en viennent à un accord ( plutôt duperie consentie de part et d’autre), sinon il n’y a pas d’autre choix que celui de la violence, puisque forcément ledit peuple guerrier est tout le temps prêt à faire la guerre ( on n’hésite pas à évoquer la guerre civile) pour conserver ses acquis. Il valait donc mieux s’accorder sur le prix de la marchandise à livrer à la roublardise que de se laisser rouer de coups de toutes sortes (donc se voir distribuer des tickets de coups)…Et cela dure depuis cinquante ans !
Guerriers arrogants, ils s’arrogent le droit de faire la guerre à tous et à tout (citoyens, Constitution, lois, urnes, institutions de la République…) pour imposer à tous leurs volontés). C’est la principale caractéristique des guerriers.
Ainsi, puisque seuls les peuples dits guerriers sont divinement prédestinés pour disposer du ticket donnant droit à la direction du pays, toute négociation avec ce peuple dit guerrier doit être synonyme de négoce, de marché de dupes où personne n’est réellement dupe: roublardise franche contre livraison consciente de la marchandise. C’est ce que nous appelons dialogue franc et sincère. Combien de fois ce négoce a-t-il a été pratiqué au Togo, depuis plus de cinquante ans ? Comédie cinquantenaire dont les acteurs ont du mal à quitter la scène, même quand la pièce est logiquement terminée.
Donc chacun son ticket, différent selon le peuple auquel il appartient, pour vivre, manger, dormir, travailler, aller ça et là …et surtout participer à cette démocratie de la rouerie, la démocratie des marques tribales.
Je dis encore que si c’était le même ticket pour tous, si tous vous étiez admis dans le bateau, le même bateau-Togo pour la même destination, la destination-nation d’aujourd’hui et de demain, c’aurait été normal et bien.
Si même on regardait longuement les cicatrices que vous portez fièrement sur les tempes, sur le front et qu’on ne vous faisait aucun affront, mépris ou injure pour cette raison, si ces marques, parfois si fines ne devenaient pas soudain si lourdes, de grosses pierres dans le ventre, la peur dans les yeux écarquillés, le tremblement dans les membres, qu’elles plombent tout votre corps et votre cerveau, brisent tout élan que vous voudriez prendre, ne devenaient pas des sillons dans lesquels ruisselait la sueur sur votre visage, des filets d’urine sur vos cuisses dans vos culottes, le cœur battant à l’approche du danger( fusil braqué, machette brandie, lame de couteau étincelant, instruments de torture exhibés, incendie allumé), de l’enfer que représentait l’autre menaçant, ou au contraire devenaient des ailes qui vous permettraient de voler partout où vous le souhaitez, avec votre simple ticket de citoyens,
Si on ne vous privait pas de votre ticket pour vivre, pour manger, pour dormir tranquille à votre domicile, travailler, aller ça et là…de quoi vous plaindriez-vous ? Ou au contraire, de quel mérite vous vanteriez-vous ?
Mais, ceux qui voudraient, à cause de l’existence, ou de la non existence de ces cicatrices, vous cisailler, vous taillader, ouvrir bien béantes les plaies sur les tempes, les joues ou le cou…vous briser les genoux, vous broyer les entrailles, vous cribler les testicules de balles parce que vos marques tribales diffèrent des leurs, vous jeter à la lagune car votre langue n’est pas à leur goût, vous enterrer pour que la terre soit à eux tout seuls, vous noyer dans la mer pour vous faire comprendre que votre arrière-grand-mère n’est pas d’ici, mais est sortie un jour de la mer, ceux qui rétrécissent le sens de votre phrase au point de la réduire à votre accent…en un mot,
ceux qui brandissent le couteau contre vous parce que vous ne pratiquez pas la même coutume qu’eux,
ceux qui vous menacent de guerre en agitant les machettes pour que vous restiez bien tranquilles retranchés derrière les frontières qu’ils sont seuls à vous tracer
_ que chacun reste où il est, fonctionnaire á faire fonctionner la machine, paysan à cultiver la terre, commerçant à faire tourner le commerce et surtout guerrier à guerroyer ( quand il n’y a pas de guerre, eh bien qu’il en trouve, qu’il en imagine, qu’il en fabrique contre les autres peuples !) _
ceux qui lèvent la pierre contre vous, vous rendent la vie un enfer, à cause d’un nom qui vous est cher, hérité de vos pères
parce que vous portez un costume qu’on ne porte pas dans leur village, sur leur rivage,
parce que vous prononcez des sons qui sont étrangers à leurs oreilles donc vous n’êtes pas leurs pareils…
Faut-il toujours accuser de cette situation ceux qui hier ont baptisé exprès certains d’entre vous,
Peuples guerriers parce qu’ils avaient besoin de gens pour leur faire leurs guerres à eux, leurs conquêtes à eux, et demain leur vendent leurs armes, puisqu’un guerrier est fait pour porter des armes et les utiliser ( y compris avions de combat), peuples guerriers, athlétiques, musclés surtout dans la tête, c’est-à-dire jusqu’au cerveau, jusqu’à l’entêtement extrême, c’est-à-dire jusqu’ à l’autisme, parce que les baptiseurs eux-mêmes, maîtres guerriers, parce que conquérants, avaient besoin de guerriers indigènes et locaux pour prendre leur relève afin que leurs conquêtes à eux ne leur échappent jamais,
D’autres, peuples, cuisiniers parce qu’ils en avaient besoin pour leur faire leur cuisine à eux,
Peuples fonctionnaires parce qu’il en fallait pour que leur appareil à eux fonctionne,
Peuples paysans pour que la paysannerie fournissent bien les produits de leurs industries,
Peuples commerçants, bourgeois, pour alimenter leur commerce à eux, pour que leurs produits à eux se vendent bien, surtout chez vous
Mais des baptiseurs qui, sans discrimination cette fois, vous ont tous traités de peuples indigènes, tous nègres de la tête aux pieds, primitifs bons à coloniser, à évangéliser, à baptiser, à civiliser… ( ils omettaient de préciser « peuples bons à exploiter jusqu’à la fin du monde et surtout peuples à diviser sans quoi il ne sera pas possible de les dominer, de demeurer éternellement leurs seuls recours dans les conflits meurtriers forcément liés à la division qu’ils ont créée dès le début), peuples sombres couverts d’épaisses ténèbres…peut-être à tel point qu’entre vous-mêmes vous ne voyiez pas que vous étiez tous noirs, mais que vos regards étaient uniquement fixés sur les cicatrices bien éclairées par les réverbères de la civilisation braqués sur vos visages…
Oui, mais pourquoi, après le départ de ceux-là, de vos colonisateurs-baptiseurs-civilisateurs-exploiteurs, vous continuez à vous voir vous-mêmes, dans vos ténèbres de plus en plus épaisses, en peuples paysans-cuisiniers-commerçants-fonctionnaires…et guerriers ?
Pour que les guerriers, armés depuis la colonisation qui continuent d’être armés aujourd’hui, partent en guerre contre les peuples non armés qui sont la majorité de votre peuple ? Pour que les guerriers armés massacrent ceux qui n’ont jamais été armés, marqués comme non-guerriers, donc divinement désignés pour être soumis aux guerriers, éternellement faits pour être dominés par les guerriers à cause des marques tribales, à cause des accents, à cause des coutumes-couteaux séparant les peuples, ne méritant pas le même ticket que les guerriers ?
Eh bien, ceux qui réfléchissent ainsi, à la suite des réflexions des colonisateurs, des civilisateurs, des maîtres d’hier pour continuer à mener indirectement la guerre de ceux-ci contre l’ensemble de nos peuples, depuis plus de cinquante ans, ne sont pas seulement des faibles d’esprit, incapables de mener une réflexion propre à eux-mêmes. Ceux qui, après cinquante ans pendant lesquels ils ont instrumentalisé ces coutumes-couteaux pour continuer à nous séparer, à massacrer, à tuer la nation, à obscurcir notre chemin vers la destination-nation, que nous portons tous en nous, à laquelle nous aspirons tous, ceux-là sont de sombres criminels.
Dieu merci, l’horizon s’éclaircit. Les signes ne trompent pas. Ça remue dans la rue. Partout le peuple, qui se reconnaît le même peuple sans distinction de marques-frontières sur le front ou les joues se rue sur toutes les barrières pour les renverser : beaucoup ne croient plus au mythe de nos divisions artifielles entre peuple guerrier, peuple marchand, peuple cuisinier, peuple fonctionnaire… mais croient à l’existence de notre peuple, peuple tout court et tout uni. Et, dans la foule de ceux qui manifestent aujourd’hui contre un ordre périmé, l’ordre autiste dont l’avènement a largement bénéficié du soutien ou du moins de la bienveillance du colonialisme, côte à côte, fraternellement défilent, avec le même ticket de citoyens libérés dans leur conscience, brisant les frontières désuètes, ceux qui hier étaient baptisés guerriers, cuisiniers, fonctionnaires, marchands, paysans…de jour en jour plus nombreux, puissante marée d’hommes à l’assaut des montages-montagnes de mensonges ayant tous les accents, coutumes, costumes et couleurs, venant de tous les rivages, tous les villages, tous les hameaux, tous entrant dans le même bateau-Togo vers la destination-nation.
C’est là la grande révolution de notre temps.
Sénouvo Agbota ZINSOU
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