S’il y a une chose sur laquelle je peux être certain que nous tous Togolais sommes d’accord, c’est que ce qui se passe dans notre pays, particulièrement depuis ces derniers mois est inadmissible. Des Togolais massacrent des Togolais, pour une portion de rue. Alors que l’un des acquis du soulèvement du 5 octobre 1990, à savoir la liberté d’expression est devenu une réalité incontestable, des Togolais meurent pour exprimer leur opinion politique. Des villes toute entières sont transformées en camps retranchés où règne la terreur au point que des familles entières ne trouvent d’autre solution que de prendre le chemin de la brousse. On avait connu pareil scénario il y a quelques années. Cela n’était pas acceptable hier. Ça l’est encore moins aujourd’hui. On dirait que nous n’avons rien appris de notre histoire. Et pourtant…
Chaque Togolais connait par cœur les causes profondes de ce déchaînement de violence. Le bilan de la conférence nationale souveraine n’a jamais eu lieu. Les promesses faites à la population et à la jeunesse par les uns et les autres d’un lendemain meilleur après ce rendez-vous historique n’ont pas résisté aux réalités sociologiques d’une Nation en construction qui se rêve l’OR de l’Humanité. A toute personne qui se fait violence pour analyser la situation politique du Togo sans passion, il saute aux yeux que jusqu’à août 2017, il s’est établi une espèce de pacte politique entre le pouvoir et ce qu’un doyen de la politique togolaise n’a cessé d’appeler le courant dominant de l’opposition. Selon certaines critiques ce pacte tacite avait pour les pactisés l’avantage de leur permettre de se faire leur beur sur le dos du peuple. Des observateurs avisés ont essayé à plusieurs reprises de tirer la sonnette d’alarme, mais pouvoir comme opposition leur ont répondu quasi à l’unisson par des formules du genre ; « circulez, il n’y a rien à voir, laissez-nous travailler, nous avons la solution, faites-nous confiance, etc. Pendant ce temps la paupérisation s’accentue au sein de la population, alors qu’au parlement les députés découvrent les plaisirs des joutes oratoires auxquelles ils ont fini par prendre goût. Députés de la majorité et de l’opposition travaillent, échangent, discutaillent au sein des commissions, en plénière. Puis une fois les séances terminées, ils se précipitent individuellement ou parfois ensemble devant les meutes de journalistes pour donner leurs versions respectives du déroulement des débats dans l’hémicycle, afficher le cas échéant leurs accords ou désaccords sur telle ou telle thématique en prenant le peuple à témoin. Parfois ils font profil bas sur certaines décisions, par exemple lorsqu’ils ont pris la décision d’augmenter leur indemnité de députés. Ce qui a le mérite d’agacer le peuple et leur attire des critiques, voire des moqueries. Comme quoi être député dans une « démocratie tétraplégique » comme dirait un commentateur franco- togolais relève du sacerdoce.
Tout cela contraste bien sûr avec la vision que le leader du PNP se fait de la politique. Ce n’est pas un scoop que de dire que personne n’a vu venir « l’ouragan » Atchadam, – peut-être y compris l’intéressé lui-même – qui brusquement est venu troubler le tranquille sommeil du microcosme politique Loméen. Les revendications de Atchadam ont le mérite de la clarté (Constitution de 1992, élection du président par suffrage universel à deux tours et vote de la diaspora). N’ayant pas de représentants dans aucune instance nationale, c’est donc naturellement que le leader du PNP se tourne vers le peuple pour solliciter son soutien à travers des manifestations dans la rue. Depuis lors et malgré un déchainement de violence on sent à travers les réactions dans les fameux réseaux sociaux que beaucoup commencent à y croire. Galvanisés par la dynamique des mobilisations, les militants et les sympathisants de l’opposition sont convaincus que la victoire est à portée de main. De son côté le pouvoir fait tout pour ne pas laisser la rue à l’opposition. Les leaders de tout bord savent cependant mieux quiconque que la rue peut être d’un soutien précieux pour porter des revendications mais la rue seule ne suffit pas. Tôt ou tard pouvoir et opposition devront se retrouver quelque part pour discuter.
Si les événements de 2017 sont à plusieurs points semblables à ceux d’octobre 1990, il y a une différence de taille du point de vue de leurs genèses respectives. Le 5 octobre 1990 a été un mouvement spontané de la jeunesse venue devant le tribunal apporter leur soutien à des jeunes arrêtés et traînés devant la justice pour délit de distribution de tracts séditieux. L’apparition des leaders politiques n’est intervenue que par après pour canaliser et transformer ce mouvement spontané de la jeunesse en revendications politiques structurées devant conduire au changement du système politique et partant au changement du régime lui-même. De ce mouvement spontané de la jeunesse l’acquis le plus précieux aujourd’hui reste la liberté de création de parti politique mais aussi et surtout la fragile liberté d’expression qui se manifeste par le foisonnement d’organes d’information dont la presse écrite, radio, télévision etc. Quant au changement de système et de régime, les événements que nous vivons actuellement sont là pour nous rappeler que cela ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Le peuple a pris la rue en 2017 à l’appel de la classe politique, d’abord de l’opposition, puis par réaction du pouvoir. La classe politique est donc solidairement responsable de ce qui se passe actuellement. Et dans le degré de responsabilité la part du lion revient naturellement au pouvoir en ce qu’il a le monopole de la force. Un pouvoir qui prêche le dialogue, la paix et se veut démocratique doit être en mesure de protéger les manifestants dans l’exercice de leur droit d’exprimer leur opinion politique, y compris dans la rue sans qu’il y ait atteinte à l’intégrité physique des manifestants, encore moins des pertes en vies humaines. Seulement voilà, la situation est bloquée actuellement. Les media parlent à juste titre d’enlisement. Pourtant des bonnes volontés aussi bien internes qu’externes ont manifesté leur disponibilité à nous accompagner. Le Togo est le seul pays au monde à avoir inscrit dans son hymne national l’ambition de s’offrir comme or à l’humanité pour contribuer à la paix mondiale. Sauf que jusqu’ici au lieu d’offrir le plus précieux des métaux à l’humanité, nous en sommes réduits à avaler goulûment des gorgées de salive chaque fois qu’il se produit une avancée démocratique réelle ou supposée dans l’un des pays qui nous entourent. Notre orgueil en a pris pour son grade et du coup nous appréhendons l’extérieur avec suspicion. En réalité nous n’avons plus confiance en nous-mêmes et ceux qui de l’extérieur se proposent de nous venir en aide ne nous inspirent pas plus confiance.
Le médiateur de profession que je suis ne peut qu’approuver et même encourager la volonté des Togolais de régler leurs problèmes par eux-mêmes. Cette prise de position claire en faveur d’une solution interne nécessitera l’aide de facilitateurs, que ces derniers soient nationaux ou étrangers. Je suis certain que notre pays regorge de compatriotes médiateurs compétents, capables d’assumer ce rôle avec professionnalisme. On dit souvent que nul n’est prophète chez soi. Mais le peuple togolais peut faire démentir cet adage en confiant à ses filles et fils professionnels de la médiation la lourde mais exaltante mission historique de facilitateurs afin d’aider la classe politique à mettre fin à cette crise qui n’a que trop duré. Je saisis ici l’occasion pour lancer un appel solennel à tous mes collègues qu’ils soient de la diaspora ou sur place au pays de se faire connaître et de proposer leur service afin de constituer un panel de facilitateurs togolais prêts à rendre service à la Nation. Nous devons par modestie cependant reconnaître que nous aurons besoin d’une manière ou d’une autre de l’appui de ce qu’il est convenu d’appeler la communauté internationale. Il reviendra au panel national de définir en accord avec la classe politique la forme de cette contribution internationale.
Depuis l’intrusion du premier colon sur notre territoire, le peuple togolais a montré sa capacité de résilience à toute épreuve face à l’adversité. Comme un roseau, il plie, puis se redresse une fois le danger passé. Mais le peuple togolais a besoin aussi de connaître des moments de tranquillité afin que ses filles et fils puissent s’occuper de l’essentiel, comment conjuguer leurs efforts pour mettre en place les voies et moyens permettant de joindre les deux bouts dans un monde de plus en plus enclin au repli sur soi. J’espère ne pas jouer la dramatisation en disant que nous nous approchons dangereusement du bord du précipice. Nous pouvons décider de franchir le pas et nous y jeter. Mais nous pouvons aussi décider l’inverse en choisissant la voie de la raison. Nous avons donc le choix.
Moudassirou Katakpaou-Touré
Francfort le 05 novembre 2017
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