Je suis tenté, pour donner une allure équilibrée à mon propos, de compléter ce titre par: « Et nous, c’est encore nous, toujours nous… »
Ce qui m’inquiète, ce n’est pas que Gnassingbé déclare à qui veut bien l’entendre, parlant de son père, que « lui, c’est lui, moi, c’est moi ». On sait que dans son for intérieur, il n’est pas convaincu de ce qu’il dit et surtout que cette déclaration ne trompe pas la majorité des Togolais. Mais, ce qui m’inquiète, c’est que, presque tous les partis se réclamant de l’opposition, tout en adoptant, non sans raison, une rhétorique qui fait remonter l’origine de son régime à plus de 50 ans, continuent à se comporter avec ce même régime comme s’il avait quelque chose de vraiment neuf.
La phrase « lui, c’est lui, moi c’est moi » ne sonne pas seulement faux parce Gnassingbé est fils d’Eyadema et donc, biologiquement, n’existerait pas sans Eyadema et que largement il lui ressemble, « akpa mu djina adewue o » ( la carpe ne donne pas naissance au silure noir ), mais encore, à la mort d’Eyadema, personne n’aurait fait, personne n’a pu faire le coup d’État devenu le seul moyen d’accession au pouvoir au Togo, s’il n’est né Gnassingbé. C’est devenu une lapalissade, mais cela mérite d’être dit, parce que fondamental.
À partir de là, sachant que Gnassingbé dispose de l’armée autrefois dévouée à son père, maintenant prête à le servir partout et en tout, des institutions qui servaient le pouvoir Eyadema aujourd’hui disposées à servir son fils, d’un réseau de relations extérieures fidèles à Eyadema, demeurées attachés au fils, sinon par conviction ou par idéologie, du moins par intérêts etc., on peut se demander quel sens prend le « lui c’est lui, moi, c’est moi.»
Ce sur quoi je voudrais attirer l’attention de l’opposition (est-ce bien nécessaire ?), c’est que, identifiant le régime avec exactitude, tel qu’il est en réalité, si l’on ne définit pas également une attitude bien précise, constante et cohérente pour le combattre, on ne parviendra jamais à l’alternance politique que l’on nous promet et que tout le monde semble souhaiter au Togo. La nature et le but du régime Gnassingbé ne sont jamais de permettre l’alternance, jamais de laisser le pouvoir. C’est normal, dira-t-on. Mais que l’opposition offre elle-même un terrain favorable pour que ruse, violence, diversion, flou, clientélisme, corruption… dont use toujours le régime fassent leurs effets, voilà qui me paraît, pour le moins, difficile à comprendre.
L’on s’agite beaucoup ces derniers temps, au sein de l’opposition, autour des élections locales. C’est le grand débat : ce n’est pas une mauvaise chose. Mais, si depuis 1987 il n’y a eu que des délégués spéciaux, donc nommés par le pouvoir pour remplir des fonctions normalement dévolues aux élus, s’est-on demandé pourquoi ? Gnassingbé a bien prononcé le mot « élections locales » dans son discours dans son discours de fin d’année, mais sans en préciser ni les dates, ni les conditions. Quant à la manière dont il compte se débarrasser de sa clientèle qui constitue actuellement le gros des présidents et membres des différentes délégations spéciales ou des nouvelles attributions qui seront celles de ces messieurs et de ces dames s’ils ne sont pas élus, on peut comprendre que les tenants du régime aient quelques soucis. Or, ces hommes et ces femmes, clients du régime, contribuent largement à son maintien en place. À ceux-là, il faut ajouter d’autres personnes qu’il faut récompenser pour bons et loyaux services notamment lors des derniers scrutins, qui ont fait gagner le RPT-UNIR, les anciens comme les nouveaux venus qui ont pris la carte de ce parti et qui ne sont encore ni ministres, ni députés, ni attachés, ni directeurs de ceci ou cela. Tant de monde à caser, à conserver sous la main…notamment pour 2015. Ceci tout en donnant l’impression, surtout à l’opinion publique internationale et face aux pressions de celle-ci, que la démocratie et les institutions démocratiques se mettent en place progressivement au Togo.
Un mot sert de paravent à Gnassingbé, qui est répété par les uns et les autres, sans forcément avoir, à chaque fois, le même sens : celui de « prudence ». A l’adresse de qui l’argument de cette « prudence » est-il brandi? Par rapport à certaines situations d’instabilité et même de chaos, comme celles de la Centrafrique, de l’Égypte et du Soudan du Sud, sans compter celle du Mali qui est loin d’être totalement stabilisée, la Communauté internationale préférerait, sans de vraies raisons de soutenir cette attitude à long terme, l’apparence paisible du Togo. Cette communauté préfèrerait aussi ce qui est présenté au Togo comme des réformes tranquillement réalisées. Ce discours sur la « prudence », en fait, est-ce la première fois que nous l’entendons? Je ne fais pas seulement allusion au règne du fils. L’une des caractéristiques, l’un des arguments de poids d’Eyadema pour justifier son maintien au pouvoir, c’était bien la garantie de stabilité qu’il constituait. Cela avait marché jusqu’à un jour du 5 octobre où le peuple togolais et le monde entier ont découvert ce que cachait en fait cette stabilité. Le fils suit bien l’ornière du père sur ce plan. Mais où nous conduit la stabilité du fils? Pense-t-on encore au point où nous a conduits celle du père?
Mais, je voudrais aller chercher le sens de cette prudence dans le non-dit du discours de Gnassingbé : ce discours est le plus flou possible, le plus imprécis, et ne l’engagerait, ne le lierait à aucun calendrier, à aucun parti, aucun groupe, aucune institution, aucune communauté. Seuls lui-même et ses agents pourraient l’interpréter comme ils veulent, le mettre en application quand ils veulent…l’essentiel étant que ce soit toujours à l’avantage de Gnassingbé.
Dans ce sens, il est, on ne peut plus, prudent.
Le problème reste celui de ceux qui ne sont pas suffisamment prudents, je veux dire pas suffisamment lucides par rapport à ce discours flou et sournois.
Tandis que Gnassingbé pense avant tout à lui-même, à sa clientèle et à ses soutiens extérieurs, nos partis de l’opposition croient l’occasion favorable pour exciter, chacun, sa propre clientèle, avec des rêves de conseillers municipaux et préfectoraux, de maires…Un argument objectif ou même deux, défendables existent, bien sûr :
1°des élus locaux soulageraient la misère de nos populations qui est réelle,
2° des assises locales et populaires aideraient à une préparation de l’élection présidentielle de 2015 avec des chances de victoire.
Qu’il me soit cependant permis d’attirer l’attention de nos politiciens de l’opposition sur ces réalités très simples:
-l’appareil à fraudes du RPT-UNIR, bien rôdé repose largement sur les clients locaux du régime, ceux-là mêmes qui seraient candidats en cas d’élections locales. Ce qu’ils font pour la victoire de leur patron( les manœuvres dans lesquelles ils sont passés maîtres), ne le feraient-ils pas lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes? Cela, bien sûr, ne signifie pas que les candidats des partis d’opposition n’ont aucune chance. Mais, soyons cependant réalistes;
-de quelque élection qu’il s’agisse, le pouvoir ne l’organise que lorsqu’il est sûr de la gagner ou d’en profiter. Cela veut dire que si, des élus de l’opposition, en place en 2014, pourraient empêcher Gnassingbé de gagner la présidentielle en 2015, il n’autoriserait pas ces locales.
Mais le discours flou lui aura permis d’atteindre ses fins, principalement d’occuper l’opposition, et donc d’occuper le terrain.
Mais, il y a peut-être, dans cette actualité, plus grave et plus sournois, de manière insoupçonnée.
Gnassingbé va commémorer l’attentat de Sarakawa. Qui a le temps de l’interroger, ou simplement de s’interroger sur Sarakawa?
Une bougie à Saint Gabriel, une bougie au diable! Après avoir fait semblant de satisfaire ceux qui ne voulaient plus célébrer le 13 Janvier avec faste, un clin d’œil à ceux qui, frustrés d’être privés des réjouissances du premier coup d’État sanglant au Togo et en Afrique, réclameraient une compensation: la célébration du héros du 13 janvier, également survivant triomphal de Sarakawa.
En fait, que commémore-t-on à Sarakawa? L’évènement est indéniable( qu’on le nomme « attentat impérialiste », des forces de l’ombre, de la haute finance internationale…tout ce qu’on veut, ou accident d’avion, commandité, organisé et exécuté par qui, à quelle fin?) puisqu’il était tragique, macabre, sanglant. Mais, est-ce la mémoire des morts de Sarakawa que l’on honore? Ou est-ce le triomphe de celui qui est sorti vivant, du miraculé, vainqueur de l’accident? Est-ce les morts que l’on pleure ou le sort du survivant que l’on immortalise?On attendrait donc le 2 Février pour parfaire le cycle!
Et, n’y a-t-il pas eu, dans l’histoire mouvementée de notre pays, d’autres tragédies, d’autres accidents mortels, d’autres massacres et tueries dont les victimes peuvent être considérés comme des martyrs, ceux dont on ne commémore pas le sacrifice, ceux qu’on veut oublier parce que loin de servir le régime, les images de leur immolation nous hantent, sont toujours là pour témoigner de la nature brutale, usurpatrice et dictatoriale du régime? Est-ce la peine d’établir ici la liste, dates à l’appui, des suppliciés, ceux abattus dans des lieux publics ou ceux torturés à mort dans des cachots, ces héros?
Peut-être pour les commémorer tous, resterait-il à peine des jours dans l’année que nous ne devrions consacrer « fêtes nationales » ( je ne ris pas).
En quoi la « tragédie de Sarakawa »prend-elle un caractère « national »? La réalité, là aussi, est que nous n’avons, pas plus que concernant le 13 Janvier, d’enquête, d’explication, de précisions sur les auteurs nommément cités et les circonstances exactes de la tragédie. Lui, le père n’avait besoin ni d’explication, ni de justification à donner à ces décisions, encore moins de débats à leur sujet. Lui, le fils s’arroge aussi le droit de s’en passer.
La filiation est parfaite : auteur ou non d’une tragédie, que l’on peut baptiser comme on veut, que l’on peut interpréter comme on veut, on la déclare « nationale », quand le chef veut s’en servir pour célébrer son régime, renforcer son régime, asseoir et étoffer le mythe son régime.
Ainsi lui, en tant que régime, demeure lui. Et nous, malheureusement, en tant que « opposition », nous demeurons nous, toujours nous, ne provoquant pas le débat, ne situant pas le débat là où il devrait être. Pire, nous installant, par nos calculs généralement infructueux, dans le dédale des anathèmes prononcés par les uns contre les autres, les invectives pour détruire ceux que nous considérons comme des rivaux.
Et pourtant, nos populations ont bien besoin de savoir, de comprendre ce qui se dit, se fait en leur nom, ce que l’on veut leur faire faire.
Sénouvo Agbota ZINSOU