Les inutiles détours démocratiques africains

0

C’était écrit presque « mot-à-maux », depuis le 27 avril 1856, un bail : « Les âmes des Africains sont diverses. Mais leurs cœurs se touchent ; les uns le disent et les autres le sentent. Il y a désormais entre les Africains et avec eux les amis de l’Afrique, une sorte de fraternité haute et douce contre les troisièmes mandats présidentiels et tous les désordres politiques qu’ils provoquent sur le continent ». Ainsi, la religiosité nouvelle des troisièmes mandats fait renaître « le danger du génie » tardif des chefs d’État africains se pensant et se plébiscitant, pour certains, plus démocrates que leur peuple en refusant les alternances pacifiques par toutes sortes de subterfuges et d’excès de victoire à chaque élection. Et pourtant, le vent de l’alternance démocratique souffle énormément sur toute l’Afrique.

C’est bien connu : « On résiste à l’invasion des armées, on ne résiste pas à l’invasion des idées ». C’est d’ailleurs pourquoi le peuple burundais a repris du service en refusant le coup d’état, malgré la répression et les représailles au quotidien sur des citoyens pacifiques ne voulant que la fin de l’imposture généralisée des mandats à répétition dans cette Afrique des nouveaux potentats. Les détours démocratiques ne font que renforcer la détermination des citoyens à reconquérir la puissance de leur destin : « Une rivière sans conseiller, perd son temps en serpentant les forêts d’illusions et de difficultés, au lieu d’emprunter le plus court chemin vers sa destination pourtant proche », disait le comédien gabonais Dékombel. Plus aucun peuple africain n’est disposé à perdre de son précieux temps démocratique ; tous ces bruits de craquement que l’on entend du continent sont donc ceux des chefs d’État déchus de leur superbe piédestal par une jeunesse désarmée en furie.
En démocratie, c’est de bon goût d’avoir des restrictions et c’est même convenable qu’il existe une Opposition politique, libre de ses positions, et aux mains de laquelle le pouvoir de gouvernance peut échoir, raisonnablement et légitimement, après des jouxtes électorales crédibles. Voilà que dans la famille des chefs d’État francophones d’Afrique, non contents d’occuper des fonctions qui souvent les dépassent, les chefs d’État africains se trouvent en droit de protéger leur pays de leur Opposition. Naturellement, aucune voix discordante dans les rangs des partis politiques présidentiels : aucune dissidence n’est permise. Mais surtout, pas une seule critique de l’Opposition ne leur est supportable dans leurs palais présidentiels africains. Rien que de la regrettable indulgence urbi et orbi.

Le président guinéen Alpha Condé nous apprend ainsi qu’il partage le point de vue de son collègue béninois Yayi Boni, un autre recalé de la démocratie : « Le président béninois Boni Yayi m’a dit un jour : ’’ Tu es président, mais tu te comportes toujours comme un opposant’’. Dans un sens, il n’a pas tort : je ne cesserai jamais de m’opposer à ceux qui veulent du mal à la Guinée ». Ainsi, être de l’Opposition et s’opposer aux gouvernants devient vouloir du mal à son pays, dans une Afrique dont les États, des Républiques, sont pourtant dirigés par des hauts gradés universitaires : professeur par ci, docteur par-là, MBA à tout casser, etc.

Il y a toujours une conséquence minimale à la démocratie que ces chefs d’État africains doivent bien savoir : accepter de se faire critiquer, même de manière très partisane, par leurs adversaires politiques adeptes d’une autre option de gouvernance et d’un autre projet de société. Les chefs d’État africains au palmarès aussi peu élogieux, souvent, n’ont donc d’autres choses à faire que vouloir donner des leçons à leur Opposition. Critiquer toutes les insuffisances apparentes devient ainsi crime de lèse-majesté en Afrique francophone où presque toujours les dirigeants ont véritablement contracté une méfiance viscérale envers tout ce qui pouvait donner aux populations la tentation de l’alternance démocratique ; la France d’abord et l’Organisation internationale de la Francophonie ensuite ajoutant, densément, à la fiction démocratique entretenue par les chefs d’État africains eux-mêmes.

Les Africains sentent avec un certain embarras combien c’est très peu songé, profondément ténébreux pour ces chefs d’État, de nier leur propre imperfection, très visible, dans leur désir effréné de confiscation du pouvoir tout en trompant les apparences. C’est donc au-delà de la simple critique, et au cœur même du devoir citoyen que se situe le détournement de la volonté populaire qui se théâtralise en Afrique. C’est bien pourquoi, plus personne ne peut se permettre d’applaudir de confiance les nombreux présidents africains dont certains deviennent les parfaits prototypes de la démocrature nouvelle en renforcement complaisant dans la Francophonie.
Et voilà que le ridicule ne tue toujours pas ! Pierre Nkurunziza devient combattant du terrorisme international et non plus gardien de la démocratie dans son pays, comme il se devait. Le chef de l’État burundais, sorti encore plus affaibli d’une tentative de coup de force prévisible, déclare abruptement que son pays serait sous la menace du groupe terroriste Al-Shabab. Une livraison curieuse et aussi étonnante pour qu’une rectification soit donnée à l’agence Reuters par un porte-parole du fameux groupe terroriste, Al-Shabab, se sentant victime de la fausse représentation du chef de l’État burundais : « Nous pensons que c’est une tentative pour apaiser ses concitoyens qui manifestent dans la rue contre sa politique dictatoriale, ou une façon de détourner l’attention du monde de lui-même pendant qu’il prépare une répression de masse contre ses opposants ». Dorénavant, les groupes terroristes s’offusquent des entourloupettes orchestrées par les chefs d’État africains. On aura tout vu et entendu.

Le Togo est le résumé des arrogances politiques et des désolations humaines

Au Congo, tout est fait pour la récidive de la forfaiture du troisième mandat : une plongée dans une consultation populaire dont l’issue, connue d’avance, est jetée en éclaboussures comme autant de possibilités pour réhabiliter la désinvolture et la royauté politiques à Kinshasa, innocenter la paresse et la nonchalance démocratiques à Brazzaville. Mais c’est surtout au Togo que l’obscénité politique tient le haut du pavé. Refusant les « Réformes constitutionnelles et institutionnelles » avant les dernières élections présidentielles du 25 avril 2015, le pouvoir présidentiel togolais va maintenant les réaliser, notamment introduire la limitation du mandat présidentiel à deux termes après s’être offert, gratuitement et frauduleusement, les trois premiers mandats de 2005 à 2020. C’est le cynisme à son paroxysme, le résumé de toutes les arrogances politiques qui prospèrent dans les chancelleries dictatoriales africaines qui sont ainsi concentrées au Togo.
Honnête président un peu tard, puisque parvenu au trône sous les excès répressifs, meurtriers et profanatoires des populations togolaises ainsi qu’avec les bénédictions conjuguées et complaisantes de certains autres chefs d’État dont Olusegun Obasanjo, Omar Bongo Ondimba, Blaise Compaoré et Amadou Toumani Touré, la seule présence de Faure Gnassingbé à la tête du Togo vient du fait qu’il soit le fils de son père, le général Gnassingbé Eyadema. Rien de plus, rien de moins. Et, cette présumée dévolution de compétence dès la naissance aurait eu le bénéfice et la délicatesse populaires si chacune des élections présidentielles consécutives en 2005, 2010 et 2015 n’étaient autant de brigandages à ciel ouvert, allant des urnes volées par des militaires aux résultats électoraux forgés d’avance, proclamés de force et relayés par des journalistes internationaux corrompus officiant dans des médias versatiles.

Mieux encore. Faure Gnassingbé prétend également manifester de la compassion pour les citoyens du Togo en leur promettant que l’imposture du troisième mandat ne lui permettra guère de s’éterniser au pouvoir. Autre trouvaille : les cinq mandats consécutifs programmés ne peuvent d’ailleurs être que la faute de l’opposition togolaise à laquelle une corde démagogique serait ainsi offerte pour sa propre pendaison en stériles querelles, débats et autres états généraux aussi inutiles, hâtifs qu’inappropriés. Le problème du Togo n’était nullement l’Opposition mais cette incapacité du pouvoir présidentiel à consentir organiser une seule élection crédible. Même si la fleur sait sortir sa tête du fumier, les vices incorrigibles de Faure Gnassingbé ne sont guère acceptables pour le commun des citoyens togolais, avide d’une alternance maintenant, et non dans quinze autres années d’un pouvoir déjà quinquagénaire, de père en fils et en petits enfants bientôt. Totalement inacceptable !

Le Togo vit une situation tellement dramatique que ses citoyens émargent au dernier rang des pays aux gens heureux, selon le tout dernier classement mondial en la matière, dévoilé à New York le 23 avril 2015, par le « Réseau pour des solutions de développement durable », le SDSN (Sustainable Development Solutions Network). Sur 158 pays, le Togo tient la triste vedette en fermant le classement mondial à la 158e place et même en arrière des pays en guerre sur la surface de la terre. Comment pouvait-il en être autrement ? Comment une telle population, la première des nations malheureuses aux individus accablés du mal de vivre, en Afrique et à l’échelle du monde entier, pouvait-elle ne pas le savoir et continuer à préférer le régime qui l’empêche d’exister autrement que dans la désolation et le désespoir ? L’Opposition togolaise n’a même plus à faire la démonstration de sa victoire au Togo ; il faudra laisser le soin au pouvoir présidentiel de prouver au monde entier comment il a pu être le choix électoral légitime de ce peuple par lui asservi et desservi.

La situation au Togo vaut bien une large comparaison

Avec autant d’empreintes et d’incohérences laissées à travers les élections présidentielles du 25 avril 2015, c’est la démonstration d’un aveu d’échec qui est aussi clairement établi par un régime en place depuis cinquante ans, et qui ne sait plus à quel subterfuge se vouer pour assujettir chacun des désirs d’alternance du peuple togolais. La démocratie est ainsi déjouée au profit d’une démocrature, sachant bien que l’Opposition togolaise, souvent gagnante des élections, ne possède aucun moyen conséquent pour percer l’épaisse muraille répressive, unique en Afrique, et dressée contre la population, les acteurs politiques et les journalistes.

En réalité, trop longtemps privée de sa victoire, l’Opposition togolaise est parvenue, cette fois-ci, à étouffer l’arsenal des fraudes électorales, réussissant à nettoyer les résultats électoraux en excluant les procès-verbaux litigieux et outrageusement scandaleux. Comme l’on pouvait s’y attendre, Faure Gnassingbé le président sortant mais jamais partant, se retrouve démuni et battu à 44% contre 52% pour le candidat de l’Opposition, Jean-Pierre Fabre, soutenu par la coalition de partis regroupés sous CAP 2015 ; la différence de 4% allant aux trois autres prétendants.

En s’en tenant seulement aux délits électoraux et à leur constance, les intentions qu’ils dévoilent ne sont plus d’ordre politique ou économique et ne relèvent même plus d’une quelconque division ethnique entre les deux solitudes togolaises, le Nord et le Sud, mais seulement du refus de l’existence même d’un peuple, d’une nation, la négation même d’un idéal de justice, de paix, de fierté et de dignité aux millions d’êtres humains dont le seul crime est d’être des Togolaises et des Togolais. Aucune élection en Allemagne, en France, aux États-Unis, au Nigeria, au Ghana, au Sénégal, au Bénin, aucune élection dans une simple école secondaire ne bénéficierait d’une once de crédibilité et d’acceptabilité dans les conditions récurrentes et injurieuses développées au Togo, et au grand découragement des électeurs.

Légitimement, et pour paraphraser le prix Nobel en Économie 2001, Joseph E. Stiglitz, une autre gouvernance doit être essayée au Togo : le résultat du refus de démocratie, prélude à la réconciliation, est tellement minable que dans d’autres circonstances, on le qualifierait de lamentable. Un autre Togo devient réellement urgent.

Désormais, il faut reconnaître aux populations africaines le droit sacré de se défendre contre l’effroi des troisièmes mandats présidentiels ; reconnaître aux peuples le droit au bonheur, le devoir de se séparer de ce qui les menace en souillant constamment leur dignité ainsi que leur droit à une République franche, irréprochable, pleine, entière et respectueuse de leur soif de changement politique. Le courage d’une Afrique démocratique parle encore la langue de la raison, de la modernité et de l’intégrité des institutions ; et cette langue est celle des peuples à travers tous les âges et sur tous les continents. Les rêveries inutiles que l’Afrique n’est pas prête pour la démocratie ne sont donc que les cauchemars d’une classe dirigeante avare et utopiste, assoiffée de sang et de guerre, et vivant en dehors de toute éthique républicaine.

Stabilité ? Pas pour les cinq prochaines années (Stability ? Not for the next five years). Le titre du célèbre “Globe and Mail” parlant des lendemains de la majorité parlementaire acquise par les Conservateurs britanniques se prête bien à la situation togolaise également. Aucune stabilité politique n’est attendue au Togo durant les prochaines années. Si la victoire régulièrement acquise, de haute lutte et malgré la division des voix, n’est pas un gage de stabilité, qu’en serait-il de la victoire volée, une fois de plus, à tout un peuple déjà dans le désarroi total et la désolation mondialement reconnue ? Instabilité.

Faure Gnassingbé ne l’aura donc pas facile, particulièrement face à une Opposition épurée des plaisantins circonstanciels et conduite par un personnage à la détermination éprouvée et inébranlable. C’est un euphémisme, et c’est tant mieux. Le Togo a droit à son alternance, à la vérité des urnes et au respect des aspirations de la majorité de ses citoyens. Que cesse enfin l’indignité constante ! Heureusement que les peuples savent arracher cette liberté qui ne les fatigue jamais, envers et contre les dirigeants illégitimes. Le combat pour l’alternance politique pacifique se poursuit, au Togo et ailleurs dans cette Afrique avide d’une démocratie sans détours. Vivement !
21 mai 2015

Pierre S. Adjété
Québec, Canada

 

Partager

Laisser une réponse