Pour comprendre ce qui nous arrive en Afrique, et surtout en Afrique francophone, depuis la colonisation jusqu’à ce jour, il faut entendre, parmi d’autres, trois voix que j’ai choisies de reproduire ici : celles de Laurent Gbagbo, de Amadou Hampâté Bâ et d’Aimé Césaire. À ces trois, j’ajouterai Senghor qui dit des choses profondes dans certains de ses poèmes et un auteur que les dirigeants occidentaux doivent écouter, s’ils veulent que les relations entre l’Occident et le reste du monde, en particulier l’Afrique, soient autre chose que des relations conflictuelles, Roger Garaudy. Et la mienne. Ces voix « dialoguent «, s’entretiennent, se lient et se lisent l’une dans l’autre, se complètent, se commentent, se croisent, se prolongent du passé au présent de notre lutte commune, se projettent dans l’avenir de notre continent.
De Laurent Gbagbo, nous retiendrons surtout certains des propos de l’interview historique qu’il a accordée à la journaliste camerounaise Denise Epoté de TV5Monde le 29 octobre 2020, une « grande première » après son acquittement le 15 janvier 2019, à l’issue du procès déjà devenu fameux, à la CPI.
Je commencerai par Amadou Hampaté Bâ :
[…} les Blancs ne badinent pas avec leurs interdits. Ils font boire à leurs serviteurs des philtres d’une magie si puissante que les nôtres qui s’engagent à leur service en cessent d’être eux-mêmes ! Ils oublient parenté, amitié, dignité et n’ont qu’une idée en tête : demeurer fidèles aux Blancs et les servir envers et contre tous. Ils ont pris pour devise : je fais mon service ! Je fais mon service ! Je ne connais personne ! »[i]
Première remarque au sujet du mot philtres qui, d’après le dictionnaire, est un breuvage magique propre à inspirer l’amour. Mon observation porte d’abord sur l’utilisation du pluriel. Cela signifie que ces breuvages que les Blancs font boire aux Africains sont différents et utilisés en fonction des individus, de leur psychologie, de leur mentalité, de leur formation, de leurs ethnies (qu’il faut savoir diviser pour mieux régner sur elles), de leurs origines mais surtout en fonction du genre de service que l’on attend d’eux. Ces philtres sont donc nombreux et peuvent être combinés ou administrés l’un après l’autre selon le principe du ballon d’essai. Toujours est-il qu’une fois le ou les philtres bus, quel que soit l’individu à qui on l’inculque, d’où qu’il vienne, quels que soient son niveau d’instruction et son métier (professeur agrégé, instituteur, employé des postes, tirailleur, cuisinier, boy, éboueur…), il cesse d’être lui-même. Laurent Gbagbo ne dit pas autre chose dans son interview du 29 octobre : « Le problème est qu’il existe des politiciens qui sont à moitié Africains, à moitié Européens ». Je me suis toujours posé la question de savoir par quels arguments, les leaders africains, partisans du « Oui » au référendum de De Gaulle sur la Communauté franco-africaine ont, d’abord été convaincus eux-mêmes qu’ils faisaient pour nos peuples le meilleur choix d’avenir, avant d’aller convaincre ces derniers à leur tour, au cours de la campagne qui a précédé le vote.
Après avoir été compagnon de lutte de Sékou Touré au sein du RDA (Rassemblement [ii]démocratique africain), le président ivoirien est devenu son pire ennemi. Pilier du pré carré francophone, il a fait le choix de l’alliance avec l’ex-puissance coloniale, quand son homologue guinéen lui a tourné le dos en 1958 et noué des alliances avec ses adversaires en Afrique (mouvements lumumbistes, régime ghanéen)[iii].
Il faut se demander ce que seraient devenus les anciens territoires français si toutes les populations de ces pays, ou au moins celles de la majorité de ces territoires avaient voté « Non », ou encore si à la tête des partis qui animaient la vie publique de ces territoires, il y avait des Lumumba, des Kwame N’Krumah, des Sylvanus Olympio, des Félix Mounié…, ou plus proches dans l’histoire, des Sankara, des Kadhafi, des Gbagbo. Quel visage aurait pris toute l’Afrique du point de vue de son unité, de son indépendance, de son développement, de sa culture politique. Tout sauf une Afrique dont les dirigeants auraient bu des philtres des Blancs. Et qui en sont enivrés ! On a vu et entendu les présidents africains comme Eyadema et Hissène Habré, pleurnicher presque, après le discours de Mitterrand à La Baule. Eyadema, dont la culture, on le sait, est limitée, a cité, dans la circonstance, visiblement attristé, le dicton : « On presse l’orange et on jette l’écorce ». Il reconnaissait donc que le pouvoir français les avait longtemps pressés, exploités, utilisés, manipulés…jusqu’au jour où les intérêts de la France exigent d’avoir en face d’elle des dirigeants ayant une apparence de démocrates, même si dans le fond, les choses ne changeaient pas vraiment. En tout cas, ce qui effrayait et attristait Eyadema, c’était le multipartisme qui ne le laisserait pas tranquillement faire ce qu’il voulait comme auparavant. Il paraît que le grand maréchal Mobutu a fait pire dans les médias : il aurait versé des larmes et se serait excusé de l’émotion qui l’étreignait après le discours de La Baule.
Ouattara, face à Macron, c’est, dans une certaine mesure, Eyadema et Mobutu face à Mitterrand. Ce que les trois dictateurs n’ont pas osé rétorquer directement à leurs maîtres, c’est devant les caméras qu’ils le disent. On a entendu les bravades de Ouattara aux journalistes occidentaux, au sortir du bureau de vote le 31 octobre. Ceux-ci ont voulu lui faire observer que le troisième mandat qu’il briguait était inconstitutionnel. Il leur a répondu, crispé, écume de colère aux commissures des lèvres : « Nous sommes majeurs, qu’on nous laisse gérer nos pays comme nous l’entendons. Notre pays sort d’une crise ( ???) et a besoin de stabilité ». Or, avant cela, Ouattara s’était livré à toutes les gymnastiques, en particulier lors de sa visite à Paris, le 4 septembre, pour que Macron ne se fâche pas contre lui au sujet de ce troisième mandat. Et, dans le marchandage, Ouattara a dû, non seulement promettre qu’il avait la poigne nécessaire pour contrôler les débordements à l’horizon, mais aussi qu’il fera un geste d’apaisement à l’égard de l’opposition. Il avait surtout concédé d’importants nouveaux marchés à des multinationales françaises, au détriment des « diablotins » chinois, par exemple. Argument convaincant plus que tout autre! Sans oublier, bien entendu, la défense de l’Éco, nouvelle version du CFA, que Macron ne trouvait pas encore plus solide complice pour assurer ! Le même Ouattara, après avoir longtemps tenté de défendre le franc CFA, imposé à nos pays depuis 1944, n’a-t-il pas finalement, toujours dans le but de sauver les intérêts de la France en Françafrique, concocté avec Macron « son » Éco ? Comme tous ceux qui sont enivrés des philtres des Blancs, Ouattara et consorts, oubliant parenté, amitié peuples et dignité, répètent, sans le savoir peut-être : « je fais mon service ! Je fais mon service ! Je ne connais personne ! » En effet, Ouattara, comme presque tous les dictateurs au service des Occidentaux en Afrique, ne connaissent ni parenté, ni amitié, ni dignité quand ils sont au service de leurs maîtres.
Sur les marches descendantes de la peur face aux Blancs, Eyadema et Mobutu face à Mitterrand, et Ouattara face à Macron, je ne sais lequel il faut situer plus bas que l’autre. Peut-être sommes-nous dans une situation semblable à celle des personnages animaux de la fable de La Fontaine, Le lièvre et les grenouilles :
Il n’est, je le vois bien, si poltron sur la terre
Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi[iv]
Mobutu Sesse Seko, Alassane Ouattara, Gnassingbé Eyadema, Faure Gnassingbé, Denis Sassou N’Guesso, Alpha Condé, Paul Biya, Hissène Habré…aux yeux de leurs compatriotes sont, comme le lièvre de la fable face aux grenouilles, des foudres de guerre. Ils ont suffisamment de force pour les massacrer par dizaines, centaines, milliers. Qui leur en demanderait des comptes ? Cela s’est passé et cela se passe encore sous nos yeux. Ils ont en plus le luxe de traiter leurs adversaires politiques de peureux, comme nous avons entendu Ouattara le faire pendant la prétendue campagne qui lui a permis de se faire «réélire » le 31 octobre, à plus de 90% des voix ( le ridicule ne tue pas ). Ils s’offrent la coquetterie de s’auto-baptiser Éléphant, Baobab, Léopard, Lion…Il a fallu attendre que Habré, chassé du pouvoir par l’armée de Idriss Deby ( aujourd’hui maréchal de droit divin), en 1990, comparaisse devant le tribunal de Dakar, entre 2016 et 2018, pour que l’on sache ce qu’est dans le fond celui qui se proclamait Lion de l’UNIR au Tchad ; c’est un des avocats des victimes qui, avec ironie, nous fera cette révélation : « Le Lion ne prend pas la poudre d’escampette devant le danger. Monsieur Hissène Habré est plutôt un lièvre ». Donc, lièvre comme celui de la fable de La Fontaine. « Il y a bien un jour… » (comme une prophétie), ai-je intitulé l’un de mes articles de cette série. Un jour où, le Lion, la Panthère, le Léopard, l’Éléphant, le foudre de guerre se révélera être un lièvre. Jusque-là, la fausseté, le caractère grotesque et ubuesque de ces personnages, leurs jeux meurtriers, donc tragi-comiques sont couverts par leurs maîtres. On a vu de quelle manière Chirac est intervenu dans la vie politique togolaise, soi-disant pour obtenir d’Eyadema de ne pas briguer un nouveau mandat après un très long règne, puis finalement le féliciter quand il s’est fait frauduleusement « élire ». On a vu aussi comment, à la mort d’Eyadema en 2005, le même Chirac a publiquement juré de ne pas laisser tomber « le fils d’un ami de la France ». Et qui cela a-t-il trompé quand Macron félicitait Ouattara d’avoir pris la décision de ne pas briguer un troisième mandat, puis se faire l’avocat du même Ouattara quand celui-ci s’est dédit ( c’est sa nature, tout comme il est de la nature d’un Eyadema de se parjurer, cela est connu ) et a été « élu ! » ? Dans le sang des Ivoiriens qui ont massivement suivi le mot d’ordre de boycott du vote lancé par l’opposition !
Y aurait-il un débat à mener au sujet de la dignité dont parle Amadou Hampâté Bâ et qu’il niait à ceux qui, une fois au service des Blancs, oublient tout ? C’est là qu’il faut revenir à Laurent Gbagbo, qui apporte une nuance : « Lorsqu’il y a une crise dans un pays, c’est d’abord, et beaucoup, dû à des dirigeants de ce pays, qu’ils soient au pouvoir ou de l’opposition ». Les Eyadema, les Ouattara, même utilisés par les puissances occidentales et en particulier par la France pour perpétuer une forme de colonisation dans nos pays, en tant qu’hommes, dans un sursaut d’orgueil et aussi de patriotisme, pourraient revenir à ce qui est « idéal ». Amadou Hâmpâté Bâ écrit :
J’aime ceux qui ont le sens et le culte de l’honneur[v]
Il y a donc un code de l’honneur à respecter, un code sacré qui exclut mensonge, parjure, violence à l’égard de personnes sans défense, fraude, non-respect de la loi qui sont autant de facteurs pouvant engendrer des crises, que ces facteurs proviennent du comportement des hommes au pouvoir ou de ceux de l’opposition. L’écrivain peul, qui est un grand sage africain utilise une sentence métaphorique que j’aime bien :
Il est plus honteux d’être ingrat que d’être garçon boucher[vi].
Dans le récit, c’est un enfant d’ascendance noble qui a perdu la trace de ses parents naturels et a été recueilli et élevé par un boucher. Au moment où il retrouve les siens, ceux-ci lui proposent de quitter son bienfaiteur qu’il considère comme son père et son maître. Dans l’interview accordée par Gbagbo à Denise Époté, la journaliste, subtilement, fait observer que le refus de délivrer un passeport à l’ancien Président et prisonnier libéré qui ne souhaite que rentrer dans le pays aux destinées duquel il a présidé, relève d’un manque d’élégance « C’est un manque d’élégance », renchérit Gbagbo. En effet, moralement, c’est largement grâce à Gbagbo que Ouattara doit d’être parvenu à la Présidence de la République : à l’époque les adversaires de celui qui avait débarqué en Côte d’Ivoire avec un passeport voltaïque, voulaient l’exclure de l’élection pour raison de non-ivoirité ; Gbagbo, généreux, élégant, lui avait exceptionnellement signé un certificat de nationalité pour lui permettre d’être candidat. Et c’est le même Ouattara qui, une fois au pouvoir, refuse un passeport à Gbagbo. On peut évidemment mentionner aussi l’ingratitude de Ouattara à l’égard de Guillaume Soro qui dirigeait le bras armé de la rébellion qui a conduit Ouattara à la prise du pouvoir. À l’égard d’Henri Bédié avec qui il avait conclu un accord électoral et politique en 2010. À l’égard d’autres acteurs politiques ou du monde des finances dont il s’est d’abord servi, avant de les écarter les uns après les autres sur le chemin vers le palais présidentiel.
Partant de la métaphore du garçon boucher, on peut dire que Ouattara, comme beaucoup d’autres dictateurs, est d’une moralité bien au-dessous de celle du garçon boucher de Hampâté Bâ.
Mais, c’est dans un autre sens que je voudrais examiner le mot et la métaphore de garçon boucher : objectivement, il s’agit d’un métier. Il n’y a pas de sot métier, dit-on. Alassane Ouattara, les Gnassingbé, Alpha Condé…ne sont pas des bouchers professionnels, mais des bouchers au sens métaphorique par leurs méthodes de domination sur leurs peuples.
On écrirait bien des pages sur ce sens métaphorique du garçon boucher, car les situations, non seulement africaines, mais aussi simplement humaines auxquelles nous nous confrontons, relèvent de celles d’une vaste boucherie. C’est à Aimé Césaire que nous ferons appel :
Était-il inutile de citer le colonel de Montagnac, un des conquérants de l’Algérie « Pour chasser les idées qui m’assiègent quelquefois, je fais couper des têtes, non pas des têtes d’artichauts, mais des têtes d’hommes. »
Convient-il de refuser la parole au comte d’Hérisson :
« Il est vrai que nous rapportons un plein baril d’oreilles récoltées, paires à paire, sur les prisonniers, amis ou ennemis. »
Fallait-il refuser à Saint-Arnaud le droit de faire sa profession de foi barbare :
« On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. »
Fallait-il empêcher le maréchal Bugeaud de systématiser tout cela dans une théorie audacieuse et de se revendiquer des grands ancêtres :
« Il faut une grande invasion en Afrique qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths. »
Fallait-il enfin rejeter dans les ténèbres de l’oublie le fait d’armes mémorables du commandant Gérard et se taire sur la prise d’Ambike, une ville qui, à vrai dire, n’avait jamais songé à se défendre :
« Les tirailleurs n’avaient ordre de tuer que les hommes, mais on ne les retient pas ; enivrés de l’odeur du sang, ils n’épargnèrent pas une femme, pas un enfant… »[vii]
Je n’invente rien. Césaire non plus. Mais il donne la parole à des hommes qui avouent ce qu’ils ont fait, non sans jouissance et fierté. Il nous appartient maintenant de juger et de dire s’ils appartiennent oui ou non à la catégorie des garçons bouchers. Ils sont hauts gradés de l’armée coloniale, administrateurs coloniaux, braves conquérants de l’Empire colonial français. L’un d’eux n’a pas hésité à se réclamer des tribus barbares qui avaient envahi l’Europe y semant terreur et désolation. Il est évident que pour obtenir cette terreur et cette désolation qui leur permettraient de se rendre maîtres de l’Afrique, ils avaient eu besoin des « tirailleurs ». Ces derniers, non seulement jouissaient de l’impunité la plus large, mais aussi se livraient à un festin de bouchers. Tous les débordements imaginables étaient permis. Un ancien tirailleur, devenu chef d’État, « ami de la France », s’est vanté ainsi de ses exploits pendant les guerres d’Algérie et d’Indochine : après avoir abattu par balles les ennemis, on leur coupait les veines pour s’assurer qu’ils étaient bien morts ! Vous le reconnaissez, peut-être ! Cette pratique, comme une malédiction, ne nous poursuit-elle pas aujourd’hui dans le pays concerné où l’on assiste à des meurtres d’officiers égorgés après qu’ils sont tués par balles? On comprend que les personnages de La bête humaine, roman naturaliste de Zola, appartiennent à l’humain universel, ou plutôt à l’inhumain universel.
Ceux qui « abritent la bête hurlante au fond d’eux »[i], marqués par la fêlure, sont aussi bien des descendants de Gaulois et de Francs, que des Africains.
Mais, le plus important est, dans un jugement lucide, d’oser des comparaisons : hier les conquérants coloniaux, aujourd’hui les Africains conquérants du pouvoir usant de violence, disposant d’une soldatesque, de miliciens et de mercenaires, bénéficiant du parapluie de l’ancienne puissance coloniale. Prenons un exemple précis, les fameux « microbes » dont il est actuellement question dans la Côte d’Ivoire indépendante : leurs œuvres, ne sont-elles semblables à celles commises dans les territoires conquis par les colons ? : têtes coupées ( dans la Côte d’Ivoire de Ouattara, on en use en guise de ballon de football ), baril d’oreilles ou autres organes coupés, incendies de maisons, ( des incendies volontairement allumés n’ont-ils pas ravagé des édifices publics dans le pays de l’ancien tirailleurs dont nous avons parlé ?), sang… ?
Ce qui est valable dans la Côte d’Ivoire de Ouattara, l’est dans le Togo des Gnassingbé, dans la Guinée d’Alpha Condé, le Congo de Sassou, comme ce l’était dans le Tchad de Habré…
Dans les œuvres de Senghor il y en a qui nous font réfléchir. On peut ne pas être d’accord avec toutes les idées du poète sénégalais, mais certains de ses vers, certains de ses choix de mots, sont évocateurs de situations auxquelles le penseur africain ne saurait être insensible. Ici, je veux parler de Chaka, poème dramatique à plusieurs voix[viii]. Les deux voix principales sont celles du roi zoulou et celle, appelée Voix Blanche, c’est-á-dire celle de l’outre-mer. Cette dernière accuse Chaka de ce que l’on appellerait aujourd’hui « crimes de guerre, crimes contre l’humanité » :
« On cherchait un guerrier, tu ne fus qu’un boucher. Les ravins sont torrents de sang, la fontaine source de sang
Les chiens sauvages hurlent á la mort, dans les plaines où plane l’aigle de la mort… ».
De la réponse de Chaka, je retiendrai surtout ces mots
: « Ah ! Te voilà, Voix Blanche, voix partiale, voix endormeuse
Tu es la voix des forts contre les faibles, la conscience des possédants de l’outre-mer ».
Dans l’esthétique poétique de Senghor, ´faite de rythmes, d’allitérations, d’assonances, les rimes, parfois intérieures de vers très libres sont généralement réussies du point de vue sémantique :
Prenons « guerrier » et « boucher » puis « torrents » et « sang ». Nos peuples, nos États ont besoin de guerriers qui garantissent leur sécurité, l’intégrité et la protection de leur vie, de leurs biens et de leur territoire. Mais on voit le résultat lorsque ces hommes se transforment et se comportent en bouchers : les torrents de sang ! Et le sang comme un jaillissement incontrôlable et intarissable d’une fontaine !
Les crimes dont la Voix Blanche accuse Chaka sont-ils avérés ? Là n’est pas la question, peut-être. Mais, avons-nous assisté et assistons-nous à un autre genre de scène, dans certains pays africains, comme le Togo des Gnassingbé, la Côte d’Ivoire de Ouattara, le Congo de Sassou, la Guinée d’Alpha Condé, par le fait des moins que garçons bouchers ?
Il convient d’examiner aussi la réponse de Chaka à la Voix Blanche, voix partiale !
La Voix Blanche, voix des forts contre les faibles, conscience des possédants de l’outre-mer, est celle qui, sous le nom de Communauté Internationale, a envoyé Laurent Gbagbo à la CPI, après que le palais de celui-ci a été bombardé par l’armée française. Prophétie écrite avant sa publication en 1958, accomplie en 2011.
Senghor, ici, n’est-il pas sur la même longueur d’ondes que Césaire ?[ix]
Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et tout compte fait, solidement raciste.[x]
Nous sommes en plein dans l’actualité.
Un enseignant français a été trouvé décapité en France par un djihadiste pour apologie de la caricature de Mahomet. L’événement a été largement diffusé grâce aux médias, et a pu émouvoir le monde entier. Les autorités françaises, le président français en tête, s’en sont indignées. C’est légitime ! Mais, dans le même temps, les « microbes » de Ouattara en Côte d’Ivoire, ont décapité, tailladé, blessé, massacré à la machette, près de 200 citoyens ivoiriens. Les mêmes autorités françaises, le président français en tête, ont félicité le même Ouattara pour sa « réélection » dans ces conditions de sanglants tourments qui étaient prévisibles. Que doit-on en penser ?
Sous le prétexte de défendre les droits de l’homme, cette Voix Blanche, voix partiale ne pense qu’à ses propres intérêts et s’accommode bien des tyrans.
Césaire exprime le phénomène encore mieux :
Jugeant l’action colonisatrice, j’ai ajouté que l’Europe a fait fort bon ménage avec tous les féodaux indigènes qui acceptaient de servir ; ourdi avec eux une vicieuse complicité ; rendu leur tyrannie plus effective et plus efficace et que son action n’a tendu à rien moins qu’à artificiellement prolonger la survie des passés locaux dans ce qu’ils avaient de plus pernicieux.[xi]
Endormeuse, cette Voix Blanche, dans son discours d’humanisme, de droit de l’homme, de démocratie, ne tente-t-elle pas, plutôt qu’autre chose, de nous détourner de ses visées réelles qui sont de voir à la tête de nos pays des hommes dévoués à leur service ? On a vu cette France, patrie des droits de l’homme, férue des vertus de la démocratie, au Togo, au lendemain de la mort d’Eyadema, alors que militaires et miliciens du régime, armés de fusils d’assaut, de bombes, de machettes, mettaient le pays à feu et à sang pour imposer la succession de son fils, déclarer par la bouche de son président, Chirac, qu’elle ne pouvait laisser tomber « le fils d’un ami de la France ». Bilan : deux mille morts selon les organisations togolaises des droits de l’homme, cinq cents, selon un rapport de l’ONU. En Côte d’Ivoire, c’est l’armée de Sarkozy qui a imposé Ouattara en 2011, avec le bilan macabre de trois mille morts. J’ai déjà parlé de ce qui vient de se passer depuis le mois d’août, c’est-à-dire depuis l’annonce faite par Ouattara, qu’il allait briguer un troisième mandat, par devoir (Macron, bien entendu se fait son écho).
Et ce Macron voudrait, comme tous les présidents français avant lui, conjuguer le verbe aimer á l’impératif quand il a en face de lui des anciens colonisés. Je n’ai pas manqué d’ironiser sur le phénomène dans un poème politique satirique publié le 19 décembre 2019, Ici Macron, c’est le Patron :
Aimez la France
Dès maintenant
Ou je vous lance
Comme un scorpion
Mon dard brûlant
Prenez l’exemple
Des tirailleurs
Ici, ailleurs
Adorez France
Puis faîtes silence
La Mère-Patrie
On sacrifie
Bien sûr pour elle
Des millions
De négrillons
Quand elle appelle…[xii]
Cet « aimable » Macron voudrait aussi que, comme l’ont voulu tous les présidents français avant lui, les Africains aillent à sa rencontre, joyeusement, sourire aux lèvres, sautant de joie, dansant et chantant en chœur, ainsi que je l’ai écrit dans ma pièce On joue la comédie, jouée pour la première par la Troupe nationale togolaise au Festival Mondial des Arts et de la culture négro-africains de Lagos en 1977, et ensuite dans différents pays africains :
Merci papas qui fabriquez gros canons boum !boum ![xiii]
En « bons primitifs parlant petit nègre » !
Eh, oui ! Pourquoi ne pas aimer ceux qui applaudissent quand nos tyrans nous massacrent pour leurs intérêts à défaut de venir eux-mêmes nous bombarder ?
Dans une autre pièce, tragique celle-là, Dina et Sichem, d’inspiration biblique, jouée par la troupe d’étudiants que j’ai créé à l’Université de Bayreuth, je mets en scène l’universalité des bouchers qui veulent passer pour des héros. La pièce commence par un chant :
Ils disaient qu’ils étaient des braves
Ils disaient qu’ils étaient les grands de la terre
Ils prenaient des décisions graves
Qui engageaient la paix la guerre
Mais que nous ont-il produit
À croire ce que chacun prétend,
Il serait prince ou président
Grâce à qui l’univers peut bouger
Avant qu’il se révèle boucher
Et qu’on voie de son œuvre le fruit
De ces prétendus braves héros
Il ne reste que cadavres, sang, os[xiv]
Dans le récit biblique (Genèse 34, 1-31), les fils de Jacob, parce que Sichem avait déshonoré leur sœur Dina étaient en colère et ne cherchaient qu’une chose : la venger. L’occasion leur en fut fournie lorsque Sichem, prince du pays et son père Hamor vinrent leur demander la main de Dina. Ils firent semblant d’accepter, à une condition : que Sichem, son père, ainsi que les habitants du pays se fassent circoncire. Les deux peuples pourront alors s’échanger les femmes, faire ensemble du commerce. L’accord fut conclu. Mais, lorsque les hommes de Sichem, circoncis, étaient dans la douleur de la plaie, les fils de Jacob, par traîtrise, prirent les épées et les massacrèrent.
Beaucoup d’histoires de relations entre peuples qui ont la prétention de se dérouler sur la base d’un amour réciproque vrai cachent en fait un besoin de vengeance, une haine identitaire, le racisme, sous des dehors trompeurs, la ruse pour anéantir ou dominer l’autre.
Et qui a dit que les relations entre l’Occident et l’Afrique devaient être fondées sur l’amour, pour qu’un Emmanuel Macron, constatant que des peuples africains sont mécontents à l’égard des agissements de certains Français (gouvernement et multinationales), ou que les « philtres des Blancs « ne produisent plus d’effet sur un bon nombre d’Africains, se plaigne des ressentiments anti-français en Afrique ? Au lieu de s’interroger d’abord objectivement sur les raisons et le fondement des griefs des Africains à l’encontre de son pays. Ce dont souffre Macron, ce dont souffrent certains Français par rapport au sentiment de certains Africains face à la France, c’est, comme l’écrit Césaire, le mal de
ceux que les Noirs ont imprudemment frustrés du privilège de posséder des Noirs.[xv]
Posséder des Noirs comme esclaves ou comme Nègres de service, fidèles, et qui vous aiment éperdument, dans les deux cas !
Roger Garaudy décrit bien notre tragédie (comme La tragédie du roi Christophe, titre de la pièce de Césaire), la situation à laquelle nos pays sont confrontés depuis des siècles:
Une autre rencontre de l’Afrique et de l’Occident était possible et souhaitée par les Africains. C’est ainsi, par exemple, qu’en 1520, l’Empereur d’Éthiopie, Lebna Dengel, souhaita introduire dans son pays les connaissances techniques de l’Europe…Au VIIIe siècle, le roi du Dahomey Agadja voulant mettre fin au trafic des esclaves, proposa de faire appel à la coopération technique des spécialistes européens et envoya une ambassade á Londres pour l’obtenir. Le roi des Ashantis, Opoku Ware (1720-1756), demanda aux Européens d’installer des distilleries en pays ashanti. Au début du XIXe siècle, un roi de Calabar (à l’Est du Nigéria) pria les Anglais de construire une raffinerie de sucre. Tous se heurtèrent au même refus : l’Occident avait besoin d’empêcher le développement économique de l’Afrique pour que celle-ci ne concurrence pas le capitalisme naissant et pour que ses marchés restent ouverts aux marchandises européennes.[i]
La bataille actuelle autour du CFA et les tentatives de la France de le maintenir sous une forme ou sous une autre, grâce à ses garçons bouchers, est à examiner à la lumière de la volonté affichée des souverains africains du passé, de se soustraire du dictat des Occidentaux pour développer leurs pays.
Ce n’est pas sur une quelconque « déclaration d’amour » aux puissances occidentales que les nations asiatiques, en particulier la Chine, autrefois déclarée « humanité inférieure »[ii], que l’on respecte et que l’on redoute aujourd’hui dans tout l’Occident qu’elles ont fondé leur développement.
Quant aux garçons bouchers encore enivrés par les philtres des Blancs qui préfèrent servir ceux-ci et en jouir des retombées plutôt que de répondre aux aspirations de leurs peuples, ils doivent comprendre que la situation ne durera pas éternellement. ( Á suivre )
Sénouvo Agbota Zinsou
[i] Amadou Hâmpâté Bâ, Amkoulell, l’enfant peul,éd. Actes Sud, 1991, p. 104
[ii] Pascal Airault& Jean-Pierre Bat, France, éd. Tallandier, coll. Texto 2015, p. 63
[iv] Jean de La Fontaine, Le lièvre et les grenouilles, Fables, Livre II
[v] Op.cit. p.49
[vi] Op.cit.p.51
[vii] Aimé Césaire, Discous sur le colonialisme, éd. Présence Africaine 1955 et 2004, p.10 et 20
[viii] Léopold Senghor, Chaka, poème dramatique à plusieurs voix, éd.Le Seuil 1956
[ix] Aimé Césaire, op.cit., p. 14
[xi] Id.p.27
[xii] SAZ, Ici Macron, c’est le Patron, icilome, 19 décembre 2019
[xiii] SAZ, On joue la comédie, éd. RFI, 1975, Haho 1984, Prologue
[xiv] SAZ, Dina et Sichem, manuscrit joué en Allemagne dans les années 95 à 2009
[xv] Aimé Césaire, La tragédie du Roi Christophe, éd. Présence Africaine 1956, Prologue