Dans l’Egypte ancienne l’individu humain est perçu comme un ensemble de propriétés, certaines visibles, d’autres non. Parmi ces propriétés, en bonne place se trouve le Ka. Le Ka est un double invisible de l’homme. C’est à la fois la vie et l’âme. On naît avec, mais il survit après la mort ; ce qui lui fait ressembler à l’âme des croyances d’origine abrahamique. Sa survivance dépend de la mémoire des vivants. Il disparaît quand ceux-ci l’oublient.
Le Ka de Sonni Ali Ber, empereur du Songhaï est encore vivace dans la mémoire des peuples Bassar et Mɔɔla du Togo. Il a été divinisé sous le nom de Ali. L’empire qu’il a créé, le Songhaï a, lui, été d’abord humanisé afin de lui attribuer un Ka puis divinisé à son tour, sous le nom de Songhaï. Les peuples Bassar et Mɔɔla comptent donc parmi leurs divinités deux divinités présentées comme jumelles ; Ali et Songhaï. Ali et Songhaï font partie des divinités qu’on sollicite pour soutenir la procréation ou pour solliciter la naissance d’un sexe plutôt qu’un autre. L’enfant qui naît de cette sollicitation prend le nom de sa divinité tutélaire. En pays Bassar comme en pays Tem où vivent les Mɔɔla, seuls les enfants mâles peuvent porter les noms de tutelle Ali et Songhaï. Ces patronymes sont entrés aujourd’hui dans l’état civil togolais, de sorte que même si les nouvelles religions font disparaître les divinités, la mémoire de l’empereur Sonni Ali Ber et celle de son empire restent sauves parce que sauvegardées dans les outils de mémorisation de la technologie moderne.
D’où vient que des peuples qui vivent aujourd’hui loin des terres ancestrales du troisième grand empire l’ouest-africain, le Songhaï, en soient les témoins vivants ?
Du 13e siècle au 14e siècle, Gao n’était qu’un des royaumes vassaux de l’empire du Mali. Suite au déclin du Mali, le royaume de Gao conçut l’ambition de reconquérir les anciennes possessions de l’empire de Kankan Moussa pour créer un nouvel empire, le Songhaï. Pour conquérir ces territoires depuis la boucle du Niger jusqu’au fleuve Sénégal, il fallait mobiliser beaucoup d’hommes pour, par pirogue, à cheval ou à pied, venir à bout des résistances des autres royaumes. Le roi de Gao qui entreprit cette reconquête était Sonni Ali Ber (le Grand frère Ali, le Sauveur). Il recruta parmi ses frères Songhaï-Zarma-Dendi, il recruta parmi ses oncles maternels, les Gurma, il recruta parmi les Mɔɔla, un peuple Gur apparenté à la fois aux Mossi et aux Gurma.
Au sein de l’Armée de Sonni Ali Ber, ce qui comptait c’était la bravoure et l’efficacité. La croyance qui servirait de support à ces qualités de soldat était sans importance. Musulmans et non musulmans les soldats se côtoyaient dans le respect mutuel.
Lors de la conquête du royaume peul du Tekrur sur le fleuve Sénégal, Sonni Ali Ber recruta un jeune soldat qui s’est fait remarquer dans la bataille ; il s’appelait Mohamed Touré, Peul par son père et Soninké par sa mère (une Sylla) ; c’était un fervent musulman.
A son arrivée au royaume de Gao, le foyer du nouvel empire, le jeune soldat Mohamed Touré séduit Tombouctou, la célèbre université musulmane, par sa pratique religieuse. Les Ouléma en firent leur porte-parole au sein du pouvoir de Sonni Ali Ber, trop laïc à leur goût. A la mort de l’empereur, Tombouctou aida Mohamed Touré à arracher par la force le pouvoir des mains du fils de Sonni Ali Ber qui en était l’héritier légitime. Le pouvoir de l’empire entre les mains, le jeune empereur prit le nom impérial de Askia Mohamed et entreprit, avec le soutien de Tombouctou, d’islamiser tout l’empire, à commencer par son Administration.
Dans la hiérarchie administrative civile comme militaire chaque agent non encore islamisé devait se convertir pour garder son poste.
Sonni Ali Ber avait nommé les agents de son Administration en fonction de leurs compétences sans tenir compte de leurs croyances. Aussi y trouvait-on des Gurma et des Mɔɔla qui, tout en croyant en un dieu unique et céleste mais antérieur à celui de l’islam, pratiquaient le culte des ancêtres. Ceux d’entre eux qui tenaient à leurs postes se sont convertis. Mais Askia Mohamed faisait surveiller les nouveaux convertis. Selon les rapports de ses enquêteurs, rédigés en arabe et aujourd’hui traduits et disponibles dans les archives de l’Université Cheik Anta Diop, les Gurma et les Mɔɔla, nouvellement convertis, pratiquaient l’islam le jour mais réservaient la nuit à leurs pratiques ancestrales.
En 1495 Askia Mohamed décida alors d’attribuer le statut d’esclave à tous les Mɔɔla et Gurma de l’empire, convertis ou non. D’où la fuite de ceux-ci vers les montagnes de l’Atakora au sud-ouest de l’empire.
C’est ainsi qu’au début du 16e siècle, les Gurma et les Mɔɔla se refugièrent sur un territoire déjà occupé par un peuple Gurunsi, les Temba. Eparpillés sur l’ensemble du territoire d’accueil, les Mɔɔla s’intégrèrent rapidement aux Temba et devinrent Temba à leur tour. Plus concentrés sur la seule montagne Bassar, les Gurma demeurent Gurma mais prennent la dénomination Bitchambi. Aujourd’hui ils sont plus connus sous le nom Bassar.
Pour immortaliser leur glorieux passé les Bassar et les Mɔɔla ont transformé leur empereur bien-aimé,
Sonni Ali Ber, en divinité ; ils en firent de même pour l’empire dont la création est en partie leur œuvre. Ainsi sont nées chez les Bassar comme chez les Mɔɔla deux divinités jumelles, Ali et Songhaï. Si les eaux tumultueuses des torrents religieux actuels sont en train d’emporter ces divinités, leurs noms quant à eux ont été sauvés par l’état civil togolais et les outils modernes de mémorisation.
Frères Bassar et frères Tem porteurs des noms Ali et Songhaï, toutes orthographes confondues, soyez fiers de vos patronymes. Ils sont chargés d’histoire.
Zakari Tchagbalé