Le sous-développement de l’Afrique : une responsabilité partagée entre élites locales et impérialisme étranger [ParJean-Claude Djéréké]

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Dans une de ses récentes prises de parole, Tidjane Thiam a affirmé qu’il n’existe pas de complot contre l’Afrique et que, si le continent en est arrivé là, c’est essentiellement à cause de ses mauvais dirigeants. Une telle affirmation repose sur une lecture partielle de l’histoire politique et économique du continent africain. En rejetant presque exclusivement la faute sur les dirigeants africains, Tidjane Thiam semble ignorer – ou feint d’ignorer – le rôle central que les puissances impérialistes ont joué et continuent de jouer dans le blocage du développement du continent. Certes, l’Afrique a connu son lot de despotes et de prédateurs, mais elle a aussi vu émerger des leaders lucides, nationalistes et engagés, que l’impérialisme occidental a tôt fait d’éliminer.
Une critique juste mais incomplète
Il est vrai que l’Afrique a été dirigée par des hommes qui ont montré peu de scrupules à s’enrichir sur le dos de leur peuple. Mobutu Sese Seko au Zaïre, Omar Bongo au Gabon, Jean-Bedel Bokassa en Centrafrique, Gnassingbé Eyadéma au Togo, Denis Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville ou encore Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire ont incarné une forme de gouvernance prédatrice. Leurs régimes, souvent autoritaires, ont favorisé le clientélisme, le népotisme, la corruption et la répression de toute forme de dissidence. Il est donc juste de reconnaître que certains dirigeants africains ont activement contribué à appauvrir leur pays et à entretenir une culture politique délétère.
Mais cette reconnaissance ne doit pas occulter l’autre moitié de la vérité: de nombreux dirigeants africains qui ont tenté de sortir leur peuple de la misère ont été systématiquement empêchés de mener à bien leur projet de transformation. Et cet empêchement n’est pas venu des peuples africains, mais bien des puissances coloniales et néocoloniales qui voyaient dans toute politique de souveraineté une menace pour leurs intérêts.
Le sort réservé aux dirigeants intègres
Prenons le cas de Sylvanus Olympio, premier président du Togo. Il rêvait d’une autonomie économique réelle, d’un Togo affranchi du franc CFA et doté de ses propres institutions financières. Il fut assassiné en 1963 dans un coup d’État soutenu par l’armée togolaise formée en France. Modibo Keita, au Mali, avait engagé son pays dans une voie socialiste et anti-impérialiste. Il fut renversé en 1968 dans un putsch orchestré avec la complicité des milieux pro-français. Thomas Sankara, président du Burkina Faso de 1983 à 1987, avait entamé une révolution populaire exemplaire, axée sur l’autonomie alimentaire, l’éducation, la santé et la libération des femmes. Il fut assassiné avec la complicité du régime de Félix Houphouët-Boigny et de puissances étrangères.
Ahmed Sékou Touré en Guinée, Samora Machel au Mozambique, et plus récemment Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire ont également vu leurs efforts contrecarrés par des ingérences étrangères. Gbagbo, pourtant élu démocratiquement, fut chassé du pouvoir en 2011 à la suite d’une intervention militaire française sous couvert de l’ONU. Son crime ? Avoir refusé d’être un sous-préfet de la France et avoir osé remettre en question la mainmise de l’ancienne puissance coloniale sur la Côte d’Ivoire. Tous ces exemples montrent que l’impérialisme n’est pas un fantasme, mais une réalité historique et géopolitique qui continue de peser lourdement sur le destin des pays africains.
Une lecture idéologique favorable à l’Occident
En exonérant les puissances impérialistes de toute responsabilité, Tidjane Thiam adopte une posture problématique. Il ne s’agit pas ici de nier les erreurs et les fautes graves commises par certains dirigeants africains, mais de refuser une lecture biaisée qui fait des Africains les seuls coupables de leur malheur. Thiam, en désignant exclusivement les élites africaines comme responsables, participe à un récit occidental bien huilé: celui qui consiste à affirmer que l’Afrique est sous-développée à cause de sa propre incapacité, de son absence de vision ou de sa propension à la violence.
Ce récit arrange les anciennes puissances coloniales car il efface leur rôle dans le pillage organisé des ressources africaines, dans le sabotage des expériences de développement autonome, et dans le soutien à des régimes fantoches. Or, si la vérité est complexe, elle oblige à une lecture dialectique du sous-développement africain: d’un côté, des dirigeants locaux complices et corrompus ; de l’autre, un système international fondé sur la prédation, l’endettement, la manipulation politique et le contrôle monétaire.
Dans mon ouvrage « L’Afrique refuse-t-elle vraiment le développement ? » (Paris, L’Harmattan, 2007), je défends une thèse contraire à celle de Tidjane Thiam. Pour moi, les causes du « sous-développement » africain sont davantage extérieures qu’intérieures. Je montre comment les rapports inégaux, les conditionnalités imposées par les institutions de Bretton Woods, la domination monétaire et les interventions militaires voilent la possibilité même d’un développement authentiquement africain. À mes yeux, le continent est empêché de se développer non pas parce qu’il le refuse, mais parce qu’il est enfermé dans un système mondial fondamentalement injuste.
Vers quelle Afrique Tidjane Thiam veut-il conduire la Côte d’Ivoire ?
Il est légitime de se demander si une telle posture idéologique ne révèle pas l’orientation future de Tidjane Thiam s’il accédait au pouvoir. Servira-t-il les intérêts des Ivoiriens ou ceux des cercles financiers et politiques qui lui ont permis de bâtir sa carrière internationale ? Son discours semble s’inscrire dans la logique néolibérale dominante : responsabiliser exclusivement les pays africains pour justifier des politiques d’austérité, d’ouverture incontrôlée des marchés et de dépendance vis-à-vis des investisseurs étrangers. Or, une véritable politique de développement pour l’Afrique suppose de briser les chaînes du néocolonialisme, de remettre en question les accords léonins, de réformer en profondeur le système éducatif, sanitaire et économique – autant de chantiers qui exigent une volonté politique affranchie des injonctions extérieures.
Thiam, en niant le rôle de l’impérialisme, se place-t-il dans une position de candidat rassurant pour l’Occident et les multinationales ? Sa posture inquiète, car elle pourrait signifier un retour à une forme de gouvernance “propre” mais docile, technocratique mais inféodée, moderniste en apparence mais sans ambition de rupture structurelle.
Le sous-développement de l’Afrique ne peut être expliqué de manière univoque. Il résulte d’un entrelacs de facteurs internes et externes, d’erreurs nationales et de manipulations internationales. Réduire la responsabilité à un seul camp, c’est refuser de voir les structures d’oppression qui persistent depuis la colonisation. C’est aussi désarmer les peuples africains dans leur quête de souveraineté véritable. L’Afrique a besoin de dirigeants lucides, patriotes, capables de reconnaître leurs fautes tout en pointant du doigt les mécanismes extérieurs qui brident le continent. Thiam, en niant la réalité impérialiste, risque non seulement de décevoir les attentes populaires, mais aussi de perpétuer les chaînes invisibles du sous-développement.
Jean-Claude Djéréké
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